1 1937, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Introduction au Journal d’un intellectuel en chômage (août 1937)
1 st arrivé : j’ai perdu mon « métier quelconque », et c’est cela justement qui m’a permis de partager, pendant deux ans, « 
2 pense pour un intellectuel. À Paris, on fréquente et on ignore qui l’on veut. On se fait très facilement sa vie et son mil
3 qui l’on veut. On se fait très facilement sa vie et son milieu parmi des gens qui écrivent ou qui lisent des livres, ou q
4 m’y installer avec ma femme, au mois de novembre, et j’y restai jusqu’à l’été. L’année suivante, ce fut le Midi : là encor
5 r de ma « qualité » d’intellectuel. Elle m’a posé et reposé chaque jour le problème des relations possibles entre l’écriva
6 problème des relations possibles entre l’écrivain et le peuple, et aussi le « problème des gens », c’est-à-dire des voisin
7 elations possibles entre l’écrivain et le peuple, et aussi le « problème des gens », c’est-à-dire des voisins, des autres,
8 i traité ces deux grandes questions de la culture et de la communauté dans un ouvrage théorique intitulé Penser avec les
9 de mon état. Je ne pensais pas en faire un livre. Et pourtant ce n’était pas du tout ce qu’on nomme un « journal intime ».
10 lais pas de mes sentiments, mais de mon entourage et des questions qu’il me posait. Je m’exerçais à cette discipline de la
11 graves. Il m’a paru aussi que les façons de vivre et de penser des hommes réels, peuplant la France réelle, étaient en som
12 que de tout près. Il est au cœur même de leur vie et ils l’ignorent le plus souvent. Quand on s’en aperçoit, on commence à
13 amour. On touche la vie, le grain de l’existence. Et c’est cela que je voudrais faire toucher. J’ai tenté d’échapper aux v
14 her. J’ai tenté d’échapper aux villes inhumaines. Et j’ai trouvé que la province ne vaut guère mieux, dans son état présen
15 le drame immense qu’elle trahit. Province morte, et villes mortelles ! C’est qu’on ne sait plus y trouver son prochain, m
16 me profonde. Mais il y a aussi la nature, l’océan et les landes désertes, et ces olivettes moirant les dernières pentes de
17 aussi la nature, l’océan et les landes désertes, et ces olivettes moirant les dernières pentes des Cévennes. Il y a aussi
18 é. Ce goût qu’elle donne à l’attente du lendemain et des signes providentiels. Et toutes les joies qui n’ont pas de nom et
19 attente du lendemain et des signes providentiels. Et toutes les joies qui n’ont pas de nom et dont personne ne songerait à
20 entiels. Et toutes les joies qui n’ont pas de nom et dont personne ne songerait à parler, contemplation de la terre, ou d’
21 , du temps qui a pris le rythme des vies simples. Et la nuit retrouvée, la vraie nuit noire et muette où rôdent les grande
22 imples. Et la nuit retrouvée, la vraie nuit noire et muette où rôdent les grandes menaces originelles ! On l’avait oubliée
2 1937, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Pages inédites du Journal d’un intellectuel en chômage (octobre 1937)
23 mer singulier, c’est-à-dire supérieur à la masse. Et ce n’est pas encore franchement s’avouer que de se comparer aux seuls
24 rien en nous, que rien dans notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce n’est qu’au prix d’un désordre social — selon les pr
25 asser », c’est à la fois se reconnaître en vérité et rejoindre l’humanité. ⁂ Chômage. — On dit souvent qu’il faut à l’hom
26 e de volumes en l’espace de dix ans : Kierkegaard et Nietzsche. Le premier était riche et dépensait sans compter1. Le seco
27 Kierkegaard et Nietzsche. Le premier était riche et dépensait sans compter1. Le second était si pauvre, au moment où il é
28 rceaux du bras ayant servi à rapiécer les épaules et le plastron. Le peu d’argent de sa retraite de professeur servait à p
29 fesseur servait à payer ses logeuses successives, et des remèdes contre ses effroyables maux de tête. De plus, il était à
30 ête. De plus, il était à demi aveugle… ⁂ Confort et culture. — À ceux qui n’ont rien, il faut donner du confort, afin qu’
31 dont il faut redouter je ne sais quelle invisible et brusque vie tout près. Nuit des villes, rouge et circulante, pleine d
32 et brusque vie tout près. Nuit des villes, rouge et circulante, pleine de rumeurs, comparable à la fièvre. Plus lucide so
33 , tout repose complètement. Un silence implacable et mat enserre l’homme qui chemine sur la route incertaine, au milieu de
34 s. Par temps clair, les étoiles sont très grosses et molles au-dessus du jardin. Mais il arrive que le noir soit compact.
35 rues du village, illuminées comme un décor blanc et vert. Des chiens surgissent des coins d’ombre, aboient horriblement,
36 ournent autour de moi, me flairent avec angoisse, et fuient soudain en gémissant. J’ai des lettres à porter à l’autobus. I
37 l faut s’éloigner du village. De nouveau le noir, et l’écho de mes pas contre les murs des maisons mortes. Je me glisse da
38 Je me glisse dans le hangar de la grosse voiture et tâte ses flancs jusqu’à ce que je rencontre l’ouverture de la boîte a
39 bas, éclairent quelques façades blanches, carrés et rectangles détachés violemment au bas de l’énorme nuit. On ne voit qu
40 éométriques, dominées par le clocher à toit plat, et des fragments de silhouettes d’arbres devant les maisons. La rumeur d
41 ange écho des pas, si proche dans les rues vides, et ces mêmes chiens qui reviennent, et pas une âme. — « Vallée de l’ombr
42 s rues vides, et ces mêmes chiens qui reviennent, et pas une âme. — « Vallée de l’ombre de la mort… étranger et voyageur s
43 e âme. — « Vallée de l’ombre de la mort… étranger et voyageur sur la terre… » — Jamais plus que dans cette nuit. ⁂ Fin de
44 lace. Je garderai toutefois le plan d’aménagement et de décoration des trois chambres du premier étage, on ne sait jamais…
45 incer le sommier au tournant, entre la balustrade et les parois de la cage d’escalier — au surplus fortement rayées — nous
46 descendre mes caisses de livres à la gare, etc., et le train part dans une heure. Quand la propriétaire reviendra pour l’
47 à ce sommier monumental dans sa pose scandaleuse, et ma réputation sera faite ! Fuyons, fuyons ! ⁂ (Été à Paris.) Impossi
48 du libre-échange humain. — Considération irritée et décevante des « gens » en général — quand je ne fais que les jauger d
49 l — quand je ne fais que les jauger d’un regard — et sympathie violente, « élan vers », dès que mon regard s’attache un pe
50 s’attache un peu longuement à un visage, au corps et aux vêtements, aux mains, à l’attitude distraite et vraie d’un être i
51 aux vêtements, aux mains, à l’attitude distraite et vraie d’un être isolé près de moi. Je prends le métro, malgré l’odeur
52 . Je prends le métro, malgré l’odeur de buanderie et ce relent de fauves de certains parfums de femmes, rien que pour rega
53 fums de femmes, rien que pour regarder des êtres, et vivre un moment auprès d’eux, le temps de trois stations, le temps d’
54 elles que j’en ai sans doute vécues, adolescent — et sûrement ce serait bien autre chose… La femme descend sans se retourn
55 autre chose, à quelque chose qui n’est pas d’ici. Et déjà je ne comprends plus pourquoi j’ai eu ce fort désir soudain, dan
56 ses raisons qui sont plus fortes que nous tous. —  Et alors, dira-t-on : « Faire la révolution ! » — Ce substitut, ce renvo
57 tparnasse. — Stupidité triste, parfois insolente, et lourde, de cette population de mannequins vides et mal truqués. Figur
58 t lourde, de cette population de mannequins vides et mal truqués. Figures grises devant des mentes fausses. « Fric », « ba
59 e idée embrassée avec force au mépris de soi-même et de l’utilité. Car elle peut devenir le fait dominateur. En vérité, il
60 té, il n’y a pas de faits grands ou petits en soi et par comparaison. Il y a dans chaque vie d’homme à peu près digne de c
61 ne de ce nom un fait qui commande tous les autres et qui est la mesure de tout. Quand tu l’auras connu et accepté — tu es
62 qui est la mesure de tout. Quand tu l’auras connu et accepté — tu es le seul à le connaître — lève-toi et regarde les chos
63 accepté — tu es le seul à le connaître — lève-toi et regarde les choses, les gestes incongrus et mécaniques des autres ; é
64 e-toi et regarde les choses, les gestes incongrus et mécaniques des autres ; écoute bien ce qu’ils disent à travers les pa
65 ou quand ils rient : tu ne verras, tu n’entendras et tu ne comprendras jamais qu’un appel à devenir toi-même ce fait qui e
66 attend, attend de toute éternité pour aujourd’hui et de toi seul — et c’est ta foi. ⁂ Post-scriptum. — En même temps que
67 toute éternité pour aujourd’hui et de toi seul — et c’est ta foi. ⁂ Post-scriptum. — En même temps que les épreuves de m
68 teur de l’imprimerie. Je la recopie : « “Épicerie et spécialiste”2 — L’auteur paraît croire à un rapprochement absurde. Il
69 di, où un sentiment obscur de latinité a survécu. Et épices (d’où épicerie) et espèce (d’où spécialiste) sont le même mot.
70 de latinité a survécu. Et épices (d’où épicerie) et espèce (d’où spécialiste) sont le même mot. Tous deux remontent à spe
3 1938, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Caquets d’une vieille poule noire (août 1938)
71 toires sur ma petite histoire ! Je vivais ignorée et sereine. C’est par la faute de mon auteur que j’ai paru dans toutes l
72 on auteur que j’ai paru dans toutes les feuilles, et je me vengerais bien si ce n’était de lui que dépend, après tout, mon
73 aru tout un article intitulé sur trois colonnes — et j’en sens ma crête en rougir — « La poule de M. de Rougemont ». Voici
74 i le début de ce libelle : Dans le livre si… si… et si… (je supprime des adjectifs élogieux, tout à fait déplacés à mon a
75 , il y a une poule. C’est une poule noire, triste et digne nous dit-on, dont nous faisons connaissance page 92. L’auteur h
76 mbre. Soudain, le 10 avril, elle se met à pondre, et avec tant d’ardeur que, dès le 16, elle a treize gros œufs, que sans
77 oulet… « C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux… » Cette poule qui met trente-huit jours à une tâche que s
78 n trois semaines est en effet assez mystérieuse… Et l’article se termine par une nouvelle impertinence à mon égard : le c
79 parce que les hommes en auront de plus naturelles et de plus droites ». Voyez-vous cela : « des mœurs bizarres » ! Quel to
80 ous cela : « des mœurs bizarres » ! Quel toupet ! Et le plus révoltant de l’affaire, c’est que mon auteur a ri très fort d
81 ’est que mon auteur a ri très fort de cet article et s’est lâchement refusé à prendre la défense de ma vertu et de mon hon
82 lâchement refusé à prendre la défense de ma vertu et de mon honneur vilipendés. Il s’en fiche, il s’amuse à mes dépens apr
83 ’y reviendrai — ces intellectuels sont sans pitié et par surcroît ne sont pas bien malins ! Il était si facile de réplique
84 donc pas eu à fabriquer moi-même les treize œufs et que cette histoire honteuse et scandaleuse des prétendus trente-huit
85 me les treize œufs et que cette histoire honteuse et scandaleuse des prétendus trente-huit jours de couvée prouve simpleme
86 mon auteur, épars sur son bureau, sur son divan, et jusque sur le sol de la pièce où il travaille (toujours ce désordre !
87 me de Romorantin a pris en main ma cause méprisée et , s’adressant courageusement à mon auteur, elle l’apostrophe dans ces
88 s votre expérience. Témoin la fameuse poule noire et ses treize poussins. Certains en sourient, de votre poule noire ; moi
89 articulière. Voilà au moins un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs. Ce qu’on peut critiquer chez vous,
90 pas le sujet, c’est votre manière par trop naïve et enfantine de le traiter. Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas de
91 Par trop naïf », c’est le mot qu’il fallait dire. Et l’on reconnaît enfin que moi, poule noire, j’étais « un sujet substan
92 moi, poule noire, j’étais « un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs ». Mon malheur a voulu que j’aie ten
93 écuteur la haine farouche de tout ce qui est beau et noble. Le génie seul a les yeux si perçants, le génie seul pouvait dé
94 aurez pas, ces petits rentiers ! » clame-t-elle. Et pour le coup, je m’y reconnais : cette logique est celle de la race.
95 siècles de cartésianisme derrière ce cri sublime et désintéressé. Naturellement, mon auteur, une fois de plus, a cru devo
96 e son cœur, toutefois, il a dû se sentir atteint. Et comment ne pas admirer le courage de cette Française4 qui, du fond de
97 l’opinion — quitte à passer pour Dieu sait quoi — et rive son clou à l’insolent Helvète ! J’ai eu un autre vengeur en la p
98 e Journal « tout est faux-semblant, illusion… » et « demeure en dehors des conditions normales, composé, arrangé, factic
99 suivre. Ce serait donner dans les pires utopies. Et mon auteur lui-même n’a pas été si loin : il s’est contenté de se déb
100 s’est contenté de se débrouiller avec sa pauvreté et , loin de la croire sacrée, il a essayé d’en sortir. Je signale le cas
101 ctuel ne peut chômer totalement, puisqu’il pense, et donc travaille toujours. Mais c’était faire la part trop belle à mon
102 eures entières à nous regarder amoureusement, moi et mes poussins ? Je sais bien que je suis un « sujet substantiel », mai
103 é sa lettre comme celle d’une Française offensée, et moi je crois tout ce qui est imprimé. c. Rougemont Denis de, « Caqu
4 1939, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Puisque je suis un militaire… (septembre 1939)
104 aginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’elle
105 croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’elles deviennent présentes, cessent
106 ses de l’Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasa
107 l’Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu
108 s, mais c’est très bien ainsi, Denis de Rougemont et le directeur de la Guilde « en campagne », car nous sommes n’importe
109 itaires. Deux ou trois chiffres pour les initiés, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grande
110 x parois, des versets bibliques, lettres d’argent et myosotis, autour de la photo jaunie du Chœur mixte en 1913. Deux bons
111 perasses. Revanche sur des journées de discipline et de paquetages alignés au cordeau. Partirons-nous au milieu de la nuit
112 n. Les dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant
113 ’armée c’est tout d’abord un cliquetis de casques et d’ustensiles grossiers ; des mouvements brusques en tout sens, tissan
114 re confusion qui se révèle ordonnée à l’heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hât
115 H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipita
116 , bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des at
117 constater quoi que ce soit, hors l’envie de boire et de se coucher. Eh bien ! de tout cela se dégage un lyrisme. De cela p
118 taculaire, qui n’a pas sa photo dans les feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, ver
119 e la poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus la reconnaître au ras du sol, au niveau des choses
120 naître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans
121 la nuit, grouillant de casques, de reflets sourds et de gamelles entrechoquées. Et, plus tard, au matin, quand l’attaque s
122 , de reflets sourds et de gamelles entrechoquées. Et , plus tard, au matin, quand l’attaque se prépare, un « à terre » prol
123 d’une profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l’on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville
124 ar convention le mauvais temps. La pluie en ville et la pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi d
125 bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n’est guère qu’un embête
126 aire, comment dire, c’est quelque chose d’immense et de sérieux. On y pénètre de tout son corps, de tout son sentiment cha
127 mme tire la toile de tente qui couvre ses épaules et cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que, d’une seconde à
128 Alors on vit à plein. On sent le goût des choses. Et l’on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’
129 parce qu’on vient de remplir les limites du réel et d’accomplir un seul instant parfait. e. Rougemont Denis de, « Puis
5 1939, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Billet d’aller et retour (décembre 1939)
130 Billet d’aller et retour (décembre 1939)f Je l’ai pourtant quittée, cette chambre pa
131 e paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que
132 et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie. Mais i
133 sa vie. Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela trois jours plus
134 t l’arrêt, à la recherche d’un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce t
135 Dans la bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le
136 t nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le dédale des passages sous voie encombrés de sacs de
137 roits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous les numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaie
138 être le mien, mais je l’avais quitté presque vide et il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz.
139 il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. Le nom de cette gare
140 ’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et les sirènes d’une fin d’alerte. ⁂ Imaginez un Paris englouti dans l’é
141 es, mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois lointains. On y rôde en frôlant les murs, heurtant des cor
142 t au bas, tout au fond de l’ombre, dans la pierre et dans les vestiges d’une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé
143 serte… Je me suis enfermé dans ma chambre d’hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, abs
144 par le suicide, la Hollande inondée, disait-on. ⁂ Et voici sous la pluie et la brume, à l’horizon des marécages, une confu
145 ande inondée, disait-on. ⁂ Et voici sous la pluie et la brume, à l’horizon des marécages, une confusion de silhouettes gri
146 inées, au-dessus de faubourgs luisants de briques et de verreries. C’est Rotterdam. C’est le chaos d’une Renaissance améri
147 richesses de la terre. ⁂ Une connaissance intime et personnelle de ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’e
148 je sais de ce pays, après deux semaines de voyage et une centaine de conversations, je puis le lire et le relire dans l’ar
149 et une centaine de conversations, je puis le lire et le relire dans l’architecture d’Amsterdam, de Rotterdam, ou des petit
150 mande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts de marchandises venues des Indes. Cette même rue se pro
151 eu à peu dans la campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà le miracle hollandais. Je
152 hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans l’eau jaune des cana
153 rmonie solide, luxueusement nourrie de contrastes et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu’il faut lire sur ces
154 u’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est la continuité d’une tradition et d’une volonté
155 jours neuves, c’est la continuité d’une tradition et d’une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu la mesure de l’humain.
156 nt de Révolution, point de scission de l’Histoire et de la nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chac
157 la nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l’autre annexe. Ce mariage de l’ancie
158 out ce que l’autre annexe. Ce mariage de l’ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté d
159 des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises rel
160 es. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fonda
161 opposition tragique dont cette guerre est sortie, et qui est celle des deux grandes conceptions de « l’ordre » qui se part
162 e : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire — fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le
163 aire — fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le secret de la paix : c’est une victoire de tous les jours,
164 e la paix : c’est une victoire de tous les jours, et de chacun, sur l’esprit de laisser-aller d’où naissent les réactions
165 tions désespérées, les mises au pas brutalisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs. Les petits
166 lisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs. Les petits peuples protestants de l’Europe ont réali
167 ont réalisé ce miracle de l’équilibre entre l’Un et le Divers. Ils ont la charge de créer les seules bases vivantes de la
168 ècle. Mais nous reparlerons de toutes ces choses. Et de la Suisse, telle qu’on la voit de loin, dans sa vérité séculaire.
169 t le contraire de ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison d’être ; c’est l’image même en pierre verdâtre, de ce qu
170 paix. f. Rougemont Denis de, « Billet d’aller et retour », Bulletin de la Guilde du livre, Lausanne, décembre 1939, p.
6 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Beekman Place (octobre 1946)
171 anhattan — qui à la fois ne portent pas de numéro et ne coupent point les avenues à angle droit. Hors-série, modèle de gra
172 e de grand luxe, elle s’orne d’arbres, de silence et de grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant l’été, emplit ce
173 me étage, en enfilade, petite tranchée d’asphalte et de brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New Yor
174 de, petite tranchée d’asphalte et de brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourn
175 r jusqu’à Brooklyn. Un paysage immense de minéral et d’eau. La rivière, sillonnée de remorqueurs toussotants, luit d’un éc
176 Cheminées, mâts, clochers, usines plates, basses, et réclames lumineuses en plein jour. Le seul vestige de nature — car l’
177 s trois îlots de granit noir couverts de mouettes et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement le fe
178 ement le feu vert — cinq secondes de révolution — et le feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard,
179 ttes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et de leurs fatales réalités : car ce sont les réalités d’un monde tout
180 mmes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour de goûts et d’ambition,
181 aisons folles. Si nous changions un jour de goûts et d’ambition, ce paysage se transformerait. Si je me tourne vers le nor
182 étage du River Club, où vivent les milliardaires et les acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent de jeun
183 Club, où vivent les milliardaires et les acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent de jeunes femmes en mai
184 ns un luxe américain d’ocres, de roses, d’argents et d’éclats d’or sur les fenêtres des usines. Des fumées traînent, les p
185 au travail paisible. D’heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait le tour de mes chambr
186 es chambres blanches, posées sur le onzième étage et festonnées de tuiles provençales. La brique est chaude encore sous me
187 t chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans les buildings voisin
188 mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans les buildings voisins séparés de ma terr
189 gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée
190 t, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée, en peignoir rose, ouvre s
191 s de tiges de verre dans les highballs. Je rentre et j’aligne mes mots. Petits matins déjà doux des terrasses, moments les
192 de la vie, au jour qui point, quand toutes choses et les souvenirs d’hier changent de poids et de millésime, quand les mou
193 choses et les souvenirs d’hier changent de poids et de millésime, quand les mouettes éclosent du rocher, quand les premie
194 ’ouvre — l’aube est l’heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain ! Sur le grand fond sonore à bouche fer
195 oussaient leur solo de désastre, de faux désastre et d’appel commercial, dans le matin strident de l’East River. Un quadri
196 l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un s
197 es, à mi-hauteur, sur la rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout l’é
198 ork d’adieux, filant pavois au vent vers l’Europe et la guerre… g. Rougemont Denis de, « Beekman Place », Bulletin de l
7 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Souvenir d’un orage en Virginie (novembre 1946)
199 inie (novembre 1946)i Grands plateaux onduleux et livrés aux chevaux, jusqu’à l’horizon bleu des Appalaches. Pendant qu
200 e allée qui monte entre des barrières blanches. «  Et vous verrez ce qu’elle en a fait ! C’est sa manière de se venger de J
201 Trois grands longs chiens sortent, le museau bas, et l’un vient vomir à nos pieds des morceaux de cire mal mâchés. Une ser
202 ite, en contrebas, deux hommes en veste de chasse et deux jeunes femmes très blondes boivent des whiskies, sans se dérange
203 large galerie ouverte, encombrée de vieux meubles et de pièces de bois sculptées, stalles d’églises, aigles de lutrin. De
204 vert sombre enclos de murs. Du lierre partout. Çà et là, des statues de faunes et de chiens gisent le nez dans l’herbe, pr
205 u lierre partout. Çà et là, des statues de faunes et de chiens gisent le nez dans l’herbe, près d’un socle brisé. Le pré s
206 ns l’herbe, près d’un socle brisé. Le pré s’élève et s’ouvre sur la cour sablée des écuries. Celles-ci se déploient en dem
207 déploient en demi-cercle, ornées d’une colonnade et d’un clocheton de brique portant l’œil blanc d’un énorme cadran. Voic
208 . Du portique, entre les hautes colonnes blanches et ces ifs dramatiques, on domine un paysage de pluies lointaines et de
209 tiques, on domine un paysage de pluies lointaines et de prairies dorées. Soudain, un coup de vent violent a jeté contre la
210 , un coup de vent violent a jeté contre la façade et nos visages un tourbillon de feuilles et de grosses gouttes obliques.
211 a façade et nos visages un tourbillon de feuilles et de grosses gouttes obliques. Entrée de l’automne ! The Fall, la Chute
212 de ferme. C’est le chenil. Le parc s’arrête ici, et s’ouvrent les espaces de pâturages nus, en pente douce. Très loin, en
213 au galop. Ils disparaissent dans un vallonnement, et maintenant remontent vers nous sans ralentir. Une femme en jaune, sui
214 ochent, on voit qu’elle tient la bride d’une main et de l’autre porte à sa bouche une pomme qu’elle mord en galopant. Nouv
215 he de leur maîtresse ? Les cavaliers ralentissent et s’arrêtent devant la barre du portail. Elle pousse son cheval, le por
216 portail. Elle pousse son cheval, le portail cède et lui livre passage. C’est une grande femme bottée, sauvage et belle, q
217 e passage. C’est une grande femme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater
218 mme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater jaune. Elle rit, jette la pom
219 s un fin sweater jaune. Elle rit, jette la pomme, et nous salue de la main. Le jeune homme mince, immobile sur son cheval,
220 avec hostilité. Il a les yeux d’un bleu très pâle et dur. Il n’a pas salué. Son silence nous supprime. C’est sans doute le
221 « Je vous retrouve à la maison ! », crie-t-elle. Et , piquant son cheval, penchée sur l’encolure, elle disparaît dans le t
222 ses traces en aboyant. Au fond d’une pièce vaste et noire une petite lampe fait une flaque rose. « Je ne trouve pas les p
223 nfin s’allume par degrés. Elle court aux fenêtres et ferme avec fracas des volets intérieurs, en chêne clair, puis elle ti
224 Les orages me rendent folle, j’ai tellement peur, et vous ? Vous êtes muets ? Vous avez soif ? » Les coups de tonnerre se
225  » Les coups de tonnerre se succèdent sans répit, et parfois les lumières vacillent, baissent, remontent… Paraît dans la p
226 de whisky à la main. Deux femmes blondes entrent et vont s’asseoir un peu à l’écart de notre groupe. Un autre homme appor
227 rte un plateau. On le renvoie chercher des verres et des bouteilles. Qui sont ces gens ? Elle dit : « Je ne le sais pas pl
228 ls sont dans la maison depuis deux ou trois jours et se disent les amis de Jim. — Mais où est Jim ? — Je ne sais pas ? Il
229 Des chiens se glissent entre les meubles, humides et tremblants. « Mais je ne sais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voule
8 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Noël à New York (décembre 1946)
230 le Yuletide, la saison de Noël. Nous sommes le 15 et les rayons de jouets sont déjà presque vides à New York. Cet an de gr
231 éjà ? La guerre encore ? Interférences de disette et de luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tombe
232 érences de disette et de luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de l’An Un d’une èr
233 luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de l’An Un d’une ère de paix profonde sur la
234 es voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus de leur vraie peau. Mais rien n’empêche le Waldorf
235 t d’apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert de taches de rousseur, la tête serrée dans un foulard de soie
236 « C’est moi ! », dit-elle en lui pinçant la joue, et la vendeuse nous planta là. Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur
237 arleurs répandaient sans relâche l’Adeste Fideles et des carols transformés en jazz hot par les klaxons d’interminables em
238 e rêve américain, le clinquant, l’irréel, le rose et le doré. Rêve d’enfance et d’innocence universelle, bercé de musiques
239 ant, l’irréel, le rose et le doré. Rêve d’enfance et d’innocence universelle, bercé de musiques nostalgiques. Noël, ici, d
240 , ici, devient la fête du Bébé Cadum des réclames et non plus de cet Enfant vrai qui naquit tant bien que mal dans la pail
241 oppés de papiers brillants, verts, rouges, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce en souvenir du seul
242 hez les primitifs une manière de conjurer le sort et de se rendre l’an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s’assurer
243 des familles, un droit à la chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n’appartiennent pas à une ce
244 hanteront des carols avant la procession du chœur et du clergé, précédée de porteurs de torches à la Burne Jones. Et, comm
245 précédée de porteurs de torches à la Burne Jones. Et , comme chaque année, j’entendrai le Credo de Gretchaninov et le motet
246 haque année, j’entendrai le Credo de Gretchaninov et le motet de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que l’Amériqu
247 ninov et le motet de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que l’Amérique n’a pas encore très bien compris les tradi
248 maire de New York. Tammany reviendra au pouvoir. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes les utopies prévues par l’ava
249 ndra au pouvoir. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes les utopies prévues par l’avant-guerre entreront dans la voie
250 ent sans descendre de sa voiture. Déjà les biches et les daims sont amenés dans les forêts de chasse au moyen de taxis aér
251 cède en rien à la photographie pour « le brillant et la précision du détail », qualités préférées de l’Américain. Déjà l’o
252 ron, contre les grèves irrégulières. Car la force et l’initiative ont changé de camp, et les vainqueurs se montrent génére
253 Car la force et l’initiative ont changé de camp, et les vainqueurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêt
254 de camp, et les vainqueurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêtres se préparent à parler du message de
255 queurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêtres se préparent à parler du message de Noël aux « hommes de
256 ) envers les hommes ». Est-il besoin de la bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dan
257 mmes ». Est-il besoin de la bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient
258 bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la
259 ne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui président aux rapports d
260 e endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui président aux rapports des nations, et de
261 ciproques qui président aux rapports des nations, et de l’antisémitisme, et de l’antisoviétisme, et de l’antiaméricanisme
262 aux rapports des nations, et de l’antisémitisme, et de l’antisoviétisme, et de l’antiaméricanisme de l’Europe, pour que n
263 s, et de l’antisémitisme, et de l’antisoviétisme, et de l’antiaméricanisme de l’Europe, pour que nous comprenions que les
264 condition. À Times Square, dans la foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petites trompettes de foire
265 ur assourdissante des petites trompettes de foire et des crécelles, GI Joe, le combattant moyen, se dira : « Well, c’était
9 1947, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Slums (janvier 1947)
266 er. Elle part luxueusement de la Cinquième Avenue et de Central Park, traverse en direction de l’est de beaux quartiers gr
267 de beaux quartiers gris clair d’un gothique sobre et astiqué, change subitement d’aspect et tourne au populaire un demi-bl
268 ique sobre et astiqué, change subitement d’aspect et tourne au populaire un demi-block après Lexington Avenue, perd toute
269 -ball parmi des seaux d’ordures plus hauts qu’eux et des tourbillons fous de papiers sales, pour s’ouvrir enfin toute béan
270 au terme d’un parcours rectiligne d’un kilomètre et demi, sans changer de largeur. (Seuls les trottoirs se rétrécissent.)
271 e, parsemée de vieilles lettres, de bouts de bois et d’éclats de verre. Des tas de neige noircissent au rebord des trottoi
272 es goudronnés. Flammes gaies sur le couchant rose et fuligineux, en rectangle au bout de la rue, légèrement mordue par la
273 . Portes étroites, ouvrant sur des couloirs hauts et profonds où deux personnes peuvent à peine se croiser. L’angoisse me
274 r l’appartement, une espèce de baignoire couverte et fort étroite se dresse sur quatre pieds de fonte : il faudrait monter
275 nce dans les journaux : « cinq pièces, eau chaude et bains ». Il existe dans Manhattan des centaines de milliers de logis
276 s sur ce même type : deux pièces claires sur cour et sur rue, reliées par deux ou trois alvéoles aveugles. Tout l’East Sid
277 ordes tendues sur l’abîme supportent des lessives et de grands draps claquants. Du haut en bas des façades de brique zigza
278 les radios nostalgiques, des fenêtres s’allument et s’éteignent. On peut vivre ici comme ailleurs, mais dans un cadre str
279 ’on voit sont des rectangles, à part les chiffons et les chats. Les façades, hauts rectangles troués de lumières et de scè
280 Les façades, hauts rectangles troués de lumières et de scènes du soir, s’étagent en silhouettes sur le ciel rouge. Une ra
281 de aussi deux-cents gratte-ciel pour les bureaux, et quelques belles avenues de résidences pour les directeurs de bureaux.
10 1947, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Consolation à Me Duperrier sur un procès perdu (décembre 1947)
282 Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle ? Et les tristes discours… … Est-ce quelque dédale où ta raison perdue Ne
283 s ? Malherbe Différence entre les Accusations et les Calomnies. On ne peut donner aux gardiens de la liberté d’un État
284 diens de la liberté d’un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui de pouvoir accuser, soit devant le peuple,
285 république, autant les calomnies sont dangereuses et sans but… On accuse les citoyens devant les magistrats, on les calomn
286 ougemont a dédié à Paris envahi par les Allemands et qui, paru dans la Gazette en juin 1940, lui valut une sanction de la
287 faire ici le dénonciateur de Denis de Rougemont. et dans la Feuille d’Avis de Neuchâtel : Les plaidoiries au procès Oltr
288 suite un parallèle entre l’attitude de son client et celle de l’écrivain Denis de Rougemont qui, constate le défenseur d’O
289 essé au temps de Vichy d’être publié en France », et il insinue que si j’attaque aujourd’hui le nationalisme, c’est pour m
290 e à « mettre en danger la sécurité de mon pays », et cela par mon activité antinazie, tandis que, d’après Aragon, j’aurais
291 e même temps à « passer sous silence » le nazisme et l’antisémitisme, et cela pour publier mes livres sous Vichy, c’est-à-
292 ser sous silence » le nazisme et l’antisémitisme, et cela pour publier mes livres sous Vichy, c’est-à-dire du côté d’Oltra
293 lière », n’a rien brandi du tout, ni rien prouvé, et il en eût été bien empêché, car si quelqu’un n’a pas cessé d’être pub
294 n’a pas cessé d’être publié sous Vichy, c’est lui et non pas moi ; et si quelqu’un a vu ses livres censurés en Suisse, c’e
295 tre publié sous Vichy, c’est lui et non pas moi ; et si quelqu’un a vu ses livres censurés en Suisse, c’est moi et non pas
296 ’un a vu ses livres censurés en Suisse, c’est moi et non pas lui. Avec Tite-Live et son commentateur, je suis pour les acc
297 Suisse, c’est moi et non pas lui. Avec Tite-Live et son commentateur, je suis pour les accusations mais contre les calomn
298 tion pendant la guerre : « Quel curieux parallèle et quel joli contraste ! Se trouvera-t-il quelqu’un pour les relever ? »
299 ! Se trouvera-t-il quelqu’un pour les relever ? » Et puis les circonstances de ma vie ne m’ont plus laissé le loisir d’y p
300 s journalistes, dit-il, m’accablent de téléphones et dérangent mon travail pour me demander mon opinion sur cette affaire…
301 int l’extrait de la Gazette qu’on vient de lire et m’enjoint de « saisir l’occasion d’un papier ». Si je comprends bien,
302 papier ». Si je comprends bien, il veut sa paix, et me laisse le soin de répondre aux téléphones. OK ! disent les América
303 ramare ; il a parlé à la radio, comme Oltramare ; et hors de Suisse, comme Oltramare encore. Les deux cas étant identiques
304 est aussi, la plaidoirie devient un réquisitoire, et l’avocat fait une drôle de figure. Ou bien il faut acquitter Oltramar
305 de me dénoncer, tout ce discours retombe à plat, et notre avocat perd la face. 2. Mais où est l’homme sain d’esprit qui
306 ique. Car il est vrai que les deux cas s’énoncent et se prononcent de même, mais par ce procédé l’on pourrait accuser la v
307 la ville de Lyon des méfaits d’un lion du désert, et Malherbe d’avoir consolé Duperrier — celui qui a perdu son procès. La
308 e l’éclairer par une fable. Fable J’ai tant et si bien parlé à la radio américaine, qu’à la fin les nazis ont occupé
309 re, me fait emprisonner, puis juger sommairement, et Me Duperrier se voit chargé d’office de ma défense. Que va-t-il dire 
310 j’ai fait exactement le contraire. On me fusille et on le pend d’office. Fin de la douleur de Duperrier. Mais voilà…
311 ont gagné la guerre. La Suisse subsiste, intacte et libre. On n’a pas fusillé Oltramare, on s’est borné à le punir un peu
312 de me dénoncer pour avoir combattu l’hitlérisme, et Aragon le droit de me calomnier sous un prétexte exactement inverse.
313 xactement inverse. Je garde le droit de répondre, et même de rire. Et vous, lecteurs, vous gardez le droit de juger toute
314 . Je garde le droit de répondre, et même de rire. Et vous, lecteurs, vous gardez le droit de juger toute cette affaire, mo
315 la plus vieille démocratie du monde. Jugez donc ! et dites avec moi que nous l’avons échappé belle ! Et que le désordre to
316 t dites avec moi que nous l’avons échappé belle ! Et que le désordre tolérable et tolérant où nous voici tout de même enco
317 vons échappé belle ! Et que le désordre tolérable et tolérant où nous voici tout de même encore vivants et libres, vaut mi
318 olérant où nous voici tout de même encore vivants et libres, vaut mieux que leur « ordre » où nous serions des morts, ou j
11 1948, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Lacs (août 1948)
319 ce lac aux rives glauques ! sans rien d’alpestre, et dont les eaux, comme celles d’un marécage, longtemps se mêlent à la t
320 es d’un marécage, longtemps se mêlent à la terre, et filtrent entre les roseaux. L’Immoraliste. Près de ces eaux, ma vie
321 . Près de ces eaux, ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur de l’eau pour toute la
322 r toute la vie », écrivait un Paysan du Danube , et vingt ans ne l’ont pas démenti. Je dénombre mes lacs et ne puis retro
323 gt ans ne l’ont pas démenti. Je dénombre mes lacs et ne puis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu’ils me parle
324 lque douceur ? Cherchant d’où vient cet agrément, et pourquoi dans le monde lacustre on ressent la vie mieux qu’ailleurs,
325 ressent la vie mieux qu’ailleurs, plus savoureuse et plus présente, je me dis : c’est qu’un vrai lac est un univers clos,
326 ent les miroirs qu’il offre aux ciels changeants, et si profonds ses lointains de lumière. La pente derrière moi, l’horizo
327 tableau sa signification privilégiée. Ici le cœur et l’âme ont leur théâtre pur, où tout est sens, écho, dialogue à l’infi
328 on des ciels bas, la passion des orages complets, et la peine une baie secrète, où les cris des oiseaux dans la brume s’oc
329 iété des objets, des lumières, des premiers plans et des éloignements qu’un peu de vent déplace, illumine ou éteint, voilà
330 s’y retrouver. Je nage à Baveno dans l’eau tiède et dorée, c’est la fin de l’après-midi, devant la proue de l’Isola Bella
331 violoneux du village viennent donner la sérénade. Et nous montons à ce balcon sur l’eau, accroché aux très hautes muraille
332 Cyprès au pied des Alpes, tendresse des collines et brusque sauvagerie des hautes pentes, échevelées de châtaigniers. Con
333 ur l’autre rive, un orage s’illumine par moments, et dans l’échappée vers la plaine, où l’eau rejoint presque le ciel, le
334 nfin se meurt dans l’aube, à l’horizon des landes et de la mer… Tyrol, et ce lac sombre au fond de la vallée, où tournoyai
335 aube, à l’horizon des landes et de la mer… Tyrol, et ce lac sombre au fond de la vallée, où tournoyaient des voiles inclin
336 ne aux eaux fades, environné de collines pointues et de valses aux jardins publics — là j’étais seul… Rade de Genève par u
337 ôtel à Vevey, à Montreux, patries du roman russe. Et le bleu de l’air matinal, l’argent transparent des montagnes, le scin
338 des eaux sous la brume légère, tout était si pur et si frais qu’il semblait que le monde venait de s’éveiller, luisant et
339 mblait que le monde venait de s’éveiller, luisant et neuf, de la première nuit… Et ces deux grands étés américains, dans l
340 s’éveiller, luisant et neuf, de la première nuit… Et ces deux grands étés américains, dans les demeures trop vastes du Lak
341 lacs, mais il était surtout celui d’Œil de faucon et du dernier des Mohicans de mon enfance. Je le trouvais bien beau. Pou
342 e trouvais bien beau. Pourquoi l’ai-je quitté ? … Et nous n’irons jamais au lac d’Amatitlan, au pied du fabuleux volcan de
343 est vrai que d’aucuns je n’ai su tant d’histoires et qu’il détient certains de mes secrets. Je dénombre mes lacs, et la mé
344 nt certains de mes secrets. Je dénombre mes lacs, et la mémoire encore investit du charme des eaux l’adolescence même, aux
345 . Je suis sur la jetée, près du hangar des trams, et l’eau n’est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » em
346 lié. Dans ce « local » empuanti de tabac de pipes et de bière renversée, je viens de subir l’épreuve d’initiation d’une so
347 . Si je rencontrais ses yeux, que deviendrais-je, et si elle devinait mon sentiment ? Pourtant la semaine prochaine, l’épr
348 u qui dort, pénétrante, amicale. Un poisson saute et ride un moment le miroir… Non, je ne vais pas me suicider. Je mentira
349 ur un banc près du port, la promenade est déserte et mon cœur assoiffé. Personne ne passe jamais, voilà la vie ! Mais si c
350 ame… J’ai 19 ans. Je n’aime encore que la nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me l’a bien rendu
351 e encore que la nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me l’a bien rendu. (Quand on revient la voi
352 au fond du ciel. Sommets d’où l’on voit l’Italie… Et le rêve s’éteint, guirlande morte, un peu de temps diaphane à l’horiz
353 de temps diaphane à l’horizon. Paysage emphatique et sombre, tout cerné de prodiges sévères, et l’œil ne s’en évade au bas
354 atique et sombre, tout cerné de prodiges sévères, et l’œil ne s’en évade au bas du ciel — vers l’ouest — que par cet or lo
355 , simplement vêtu d’un pantalon de flanelle grise et d’un chandail au col roulé, pédale à longues pesées sur le chemin de
356 e vers le lac qu’on aperçoit entre les peupliers, et dont les longues vagues limoneuses accablent sans relâche les roseaux
357 tes courent très bas, tirant des pluies au large, et le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine, exalté par l’effort e
358 omme bondit dans sa poitrine, exalté par l’effort et la vitesse. Mais soudain la tempête a fait silence autour de lui, et
359 soudain la tempête a fait silence autour de lui, et seul reste distinct le bruit profond des vagues. Il roule maintenant
360 es vagues. Il roule maintenant dans l’ombre tiède et abritée d’un bois de pins. Que vient-il donc chercher sur ces rivages
361 puritain.) Il ralentit, pose un pied sur le sol, et s’appuie de la main au tronc d’un pin. Ce qui lui arrive est solennel
362 les grands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand les portes du cœ
363 l abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand les portes du cœur ont cédé ! Le lac était d’un bleu tr
364 , des éclairs de chaleur palpitaient dans la nue, et le jeune homme savait en repartant sur le sentier obscur, vers les ro
365 qui l’avait rejoint, c’était cette chose absurde et magnifique, entre haut mal et bien suprême, qu’on nomme si légèrement
366 cette chose absurde et magnifique, entre haut mal et bien suprême, qu’on nomme si légèrement l’amour. n. Rougemont Deni
367 uite neuchâteloise , admirablement édité par Ides et Calendes. »