1 1937, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Introduction au Journal d’un intellectuel en chômage (août 1937)
1 s, « la vie ordinaire des hommes ». Cas plus rare qu’ on ne le pense pour un intellectuel. À Paris, on fréquente et on ignor
2 , ou qui savent du moins — ou croient savoir — ce que c’est que d’écrire des livres. Ce simple fait suffit à distinguer un
3 avent du moins — ou croient savoir — ce que c’est que d’écrire des livres. Ce simple fait suffit à distinguer un tel milieu
4 ce fut le Midi : là encore une maison abandonnée qu’ on nous prêtait. Il y en a comme cela des centaines, des milliers, dan
5 e un livre. Et pourtant ce n’était pas du tout ce qu’ on nomme un « journal intime ». Je n’y parlais pas de mes sentiments,
6 entiments, mais de mon entourage et des questions qu’ il me posait. Je m’exerçais à cette discipline de la description objec
7 aux romantiques, aux partisans, aux « enfermés » que nous sommes tous plus ou moins. Peu à peu, les feuillets s’entassaien
8 ses. D’abord montrer l’origine concrète des idées que j’exposais ailleurs sous une forme plus générale. Il ne s’agit ici qu
9 rs sous une forme plus générale. Il ne s’agit ici que de la vie « commune », au double sens de ce mot ; il s’agit du réel q
10 e », au double sens de ce mot ; il s’agit du réel que tout le monde vit. Je crois que c’est là seulement que les idées devi
11 il s’agit du réel que tout le monde vit. Je crois que c’est là seulement que les idées deviennent graves. Il m’a paru aussi
12 out le monde vit. Je crois que c’est là seulement que les idées deviennent graves. Il m’a paru aussi que les façons de vivr
13 ue les idées deviennent graves. Il m’a paru aussi que les façons de vivre et de penser des hommes réels, peuplant la France
14 es êtres mystérieux. Mais leur mystère n’apparaît que de tout près. Il est au cœur même de leur vie et ils l’ignorent le pl
15 he la vie, le grain de l’existence. Et c’est cela que je voudrais faire toucher. J’ai tenté d’échapper aux villes inhumaine
16 d’échapper aux villes inhumaines. Et j’ai trouvé que la province ne vaut guère mieux, dans son état présent. Partout les j
17 disent : « C’est mort ici ! » Phrase si courante qu’ on a cessé de sentir le drame immense qu’elle trahit. Province morte,
18 courante qu’on a cessé de sentir le drame immense qu’ elle trahit. Province morte, et villes mortelles ! C’est qu’on ne sait
19 ahit. Province morte, et villes mortelles ! C’est qu’ on ne sait plus y trouver son prochain, mais seulement des « voisins i
20 Keyserling). En relisant mes notes, je m’aperçois que c’est la nostalgie d’une vraie communauté qui constitue leur trame pr
21 sorte de confiance en l’homme. Il y a la liberté qu’ assure la pauvreté. Ce goût qu’elle donne à l’attente du lendemain et
22 Il y a la liberté qu’assure la pauvreté. Ce goût qu’ elle donne à l’attente du lendemain et des signes providentiels. Et to
23 effusions lyriques, des analyses du moi, j’ai cru qu’ il serait plus discret de donner, par exemple, mes comptes, ou quelque
24 livre est véridique. Je ne serais donc pas fâché qu’ au lieu de le juger bien ou mal, on le considère tout simplement comme
2 1937, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Pages inédites du Journal d’un intellectuel en chômage (octobre 1937)
25 pour une préface. — « C’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose », s’écrie Bossuet (
26 une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ ils sont peu de chose », s’écrie Bossuet (Sermon sur la mort, 22 mars
27 écrie Bossuet (Sermon sur la mort, 22 mars 1662). Que dirions-nous alors du sort fait à celui qui doit se montrer aux homme
28 t fait à celui qui doit se montrer aux hommes tel qu’ il est ? S’entendre dire que l’homme en général est peu de chose n’est
29 ontrer aux hommes tel qu’il est ? S’entendre dire que l’homme en général est peu de chose n’est pas trop humiliant pour qui
30 une image de soi composée dans la solitude : tant qu’ on ne s’est pas avoué devant les autres, on peut toujours s’estimer si
31 asse. Et ce n’est pas encore franchement s’avouer que de se comparer aux seuls humains que le métier ou notre rang social n
32 ent s’avouer que de se comparer aux seuls humains que le métier ou notre rang social nous met en mesure d’approcher. L’épre
33 mesure d’approcher. L’épreuve décisive est celle que l’on subit au contact de voisins que rien en nous, que rien dans notr
34 ve est celle que l’on subit au contact de voisins que rien en nous, que rien dans notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce
35 ’on subit au contact de voisins que rien en nous, que rien dans notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce n’est qu’au prix
36 s notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce n’est qu’ au prix d’un désordre social — selon les préjugés du régime établi — q
37 re social — selon les préjugés du régime établi — que ces rencontres deviennent possibles, se multiplient : se « déclasser 
38 ejoindre l’humanité. ⁂ Chômage. — On dit souvent qu’ il faut à l’homme un minimum de confort ou d’aisance matérielle pour p
39 r des problèmes nouveaux, créer… D’où résulterait qu’ un certain degré de pauvreté ou de misère physique condamnerait même u
40 au moment où il écrivit ses plus grandes œuvres, qu’ il ne lui restait plus même une chemise entière : les morceaux du bras
41 puissent concevoir d’autres buts à leur existence que la recherche d’un gain précaire. Mais à ceux qui ont quelque chose, i
42 is à ceux qui ont quelque chose, il faut rappeler que la recherche du confort est ce qui s’oppose le plus radicalement à to
43 eurs, comparable à la fièvre. Plus lucide souvent que les jours. Ici, tout repose complètement. Un silence implacable et ma
44 ses et molles au-dessus du jardin. Mais il arrive que le noir soit compact. Je me dirige à peu près le long de l’allée uniq
45 e la grosse voiture et tâte ses flancs jusqu’à ce que je rencontre l’ouverture de la boîte aux lettres. De loin, le village
46 és violemment au bas de l’énorme nuit. On ne voit que ces figures géométriques, dominées par le clocher à toit plat, et des
47 tranger et voyageur sur la terre… » — Jamais plus que dans cette nuit. ⁂ Fin de séjour à A… (Gard). — Tout est en place. J
48 demi-heure d’efforts haletants, qui n’ont abouti qu’ à coincer le sommier au tournant, entre la balustrade et les parois de
49 dans l’escalier comme témoin des bouleversements que nous avons infligés à la maison. Pas question d’aller quérir du renfo
50 evante des « gens » en général — quand je ne fais que les jauger d’un regard — et sympathie violente, « élan vers », dès qu
51 ent de fauves de certains parfums de femmes, rien que pour regarder des êtres, et vivre un moment auprès d’eux, le temps de
52 ntané, une de ces découvertes frémissantes telles que j’en ai sans doute vécues, adolescent — et sûrement ce serait bien au
53 end sans se retourner ; l’homme déplie un journal que je n’aime pas, qu’il a peut-être acheté tout par hasard, comme il m’a
54 er ; l’homme déplie un journal que je n’aime pas, qu’ il a peut-être acheté tout par hasard, comme il m’arrive à moi aussi,
55 e donner ou de recevoir ? Il me semble maintenant que j’écris, que c’est profondément le même mouvement, l’amour. La même d
56 e recevoir ? Il me semble maintenant que j’écris, que c’est profondément le même mouvement, l’amour. La même déception de l
57 ur tant de mauvaises raisons qui sont plus fortes que nous tous. — Et alors, dira-t-on : « Faire la révolution ! » — Ce sub
58 — S’occuper des « petits-faits-vrais » vaut mieux que de les ignorer. Mais l’excellent, c’est de parvenir à les ignorer ave
59 eur réalité sordide. Un petit fait vrai vaut plus que dix grandes idées discutables. Mais n’oublions pas qu’il vaut moins q
60 ix grandes idées discutables. Mais n’oublions pas qu’ il vaut moins qu’un grand fait vrai, comme serait, par exemple, une gr
61 discutables. Mais n’oublions pas qu’il vaut moins qu’ un grand fait vrai, comme serait, par exemple, une grande idée embrass
62 congrus et mécaniques des autres ; écoute bien ce qu’ ils disent à travers les paroles qu’ils croient dire ; essaie de les c
63 coute bien ce qu’ils disent à travers les paroles qu’ ils croient dire ; essaie de les comprendre quand ils se plaignent ou
64 erras, tu n’entendras et tu ne comprendras jamais qu’ un appel à devenir toi-même ce fait qui est plus fort que toi. Car il
65 ppel à devenir toi-même ce fait qui est plus fort que toi. Car il est tout ce que le monde attend, attend de toute éternité
66 ait qui est plus fort que toi. Car il est tout ce que le monde attend, attend de toute éternité pour aujourd’hui et de toi
67 onnait à qui voulait. Après sa mort, on s’aperçut qu’ il ne restait que 250 fr. dans le coffre. 2. Voir la page 140 de l’éd
68 ait. Après sa mort, on s’aperçut qu’il ne restait que 250 fr. dans le coffre. 2. Voir la page 140 de l’édition de la Guild
3 1938, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Caquets d’une vieille poule noire (août 1938)
69 orée et sereine. C’est par la faute de mon auteur que j’ai paru dans toutes les feuilles, et je me vengerais bien si ce n’é
70 les, et je me vengerais bien si ce n’était de lui que dépend, après tout, mon existence. Ont-ils pu se moquer de mon aventu
71 vril, elle se met à pondre, et avec tant d’ardeur que , dès le 16, elle a treize gros œufs, que sans désemparer elle se met
72 d’ardeur que, dès le 16, elle a treize gros œufs, que sans désemparer elle se met à couver. On regrette que M. de Rougemont
73 sans désemparer elle se met à couver. On regrette que M. de Rougemont ne nous ait pas présenté le coq, même par la plus dis
74 Cette poule qui met trente-huit jours à une tâche que ses congénères accomplissent généralement en trois semaines est en ef
75 le impertinence à mon égard : le critique prétend que ce livre peut introduire le lecteur « dans un monde où l’on pardonner
76 toupet ! Et le plus révoltant de l’affaire, c’est que mon auteur a ri très fort de cet article et s’est lâchement refusé à
77 facile de répliquer à mon calomniateur bordelais que c’est lui qui ne connaît rien aux mœurs des poules ! Que nous n’avons
78 st lui qui ne connaît rien aux mœurs des poules ! Que nous n’avons pas besoin d’un coq pour pondre un œuf quand cela nous c
79 coq pour pondre un œuf quand cela nous chante3 ; que nous ne couvons jamais nos propres œufs dans ce bon pays des Charente
80 arentes, mais bien des œufs « garantis fécondés » que nos maîtres achètent à cet effet : que je n’avais donc pas eu à fabri
81 fécondés » que nos maîtres achètent à cet effet : que je n’avais donc pas eu à fabriquer moi-même les treize œufs et que ce
82 nc pas eu à fabriquer moi-même les treize œufs et que cette histoire honteuse et scandaleuse des prétendus trente-huit jour
83 dus trente-huit jours de couvée prouve simplement que mon auteur a négligé de vérifier ses dates ! Enfin, mon innocence écl
84 ! Enfin, mon innocence éclate à tous les yeux. Ce qu’ on me reproche n’est imputable en vérité qu’à l’ignorance presque touc
85 x. Ce qu’on me reproche n’est imputable en vérité qu’ à l’ignorance presque touchante de ce critique aussi présomptueux que
86 esque touchante de ce critique aussi présomptueux que bordelais. Que dire des autres ! Figurez-vous que j’ai eu la curiosit
87 de ce critique aussi présomptueux que bordelais. Que dire des autres ! Figurez-vous que j’ai eu la curiosité d’aller picor
88 que bordelais. Que dire des autres ! Figurez-vous que j’ai eu la curiosité d’aller picorer parmi les dossiers de mon auteur
89 ns d’éloges pour ce maudit Journal . Il est vrai qu’ ils étaient signés de noms que je crois fort obscurs, comme Mauriac, R
90 urnal . Il est vrai qu’ils étaient signés de noms que je crois fort obscurs, comme Mauriac, Ramuz, Halévy, Duhamel. Tout ce
91 ue, pour ma vengeance, dans Curieux. Nul n’ignore que l’hebdomadaire neuchâtelois a obtenu le concours régulier du plus fam
92 ux critique de Romorantin (Loir-et-Cher). Non pas que la Suisse romande manque de critiques très qualifiés, mais quand on a
93 stantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs. Ce qu’ on peut critiquer chez vous, ce n’est pas le sujet, c’est votre manièr
94 par trop naïve et enfantine de le traiter. Est-ce que , par hasard, il n’y aurait pas de poules dans votre pays ? Ou bien es
95 it pas de poules dans votre pays ? Ou bien est-ce que vous ne les aviez jamais regardées qu’il vous faille aller en Vendée
96 ien est-ce que vous ne les aviez jamais regardées qu’ il vous faille aller en Vendée pour voir éclore des poussins ? Voilà 
97 ussins ? Voilà ! « Par trop naïf », c’est le mot qu’ il fallait dire. Et l’on reconnaît enfin que moi, poule noire, j’étais
98 e mot qu’il fallait dire. Et l’on reconnaît enfin que moi, poule noire, j’étais « un sujet substantiel, et qui a tenté de f
99 tenté de fort bons auteurs ». Mon malheur a voulu que j’aie tenté aussi un auteur qui « malmène les mots » à tel point que
100 si un auteur qui « malmène les mots » à tel point que Mme Meylan peut écrire de son livre : « Il est difficile d’accumuler
101 s prétexte de décrire une poule noire, savez-vous qu’ il s’en prenait en vérité à la petite épargne, aux petits rentiers ! C
102 la petite épargne, aux petits rentiers ! C’est ce que personne n’avait su deviner, avant Mme Malécot. « Mais vous ne les au
103 n la personne de M. François Porché. Mais j’avoue que cet article de Parisien est moins heureux que celui de la Romorantine
104 oue que cet article de Parisien est moins heureux que celui de la Romorantine. M. Porché estime que dans le Journal « tou
105 eux que celui de la Romorantine. M. Porché estime que dans le Journal « tout est faux-semblant, illusion… » et « demeure
106 ilège veut dire : qui lèse le sacré. On en déduit que M. Porché tient la pauvreté pour sacrée. Là, j’avoue que je ne puis l
107 Porché tient la pauvreté pour sacrée. Là, j’avoue que je ne puis le suivre. Ce serait donner dans les pires utopies. Et mon
108 l’écrit curieusement M. Brasillach). Ils disaient qu’ un intellectuel ne peut chômer totalement, puisqu’il pense, et donc tr
109 uteur ! Je puis affirmer, d’après mon expérience, qu’ il est plus paresseux qu’on ne le croit. Ne passait-il pas des heures
110 d’après mon expérience, qu’il est plus paresseux qu’ on ne le croit. Ne passait-il pas des heures entières à nous regarder
111 amoureusement, moi et mes poussins ? Je sais bien que je suis un « sujet substantiel », mais tout de même… Je croyais qu’un
112 ujet substantiel », mais tout de même… Je croyais qu’ un intellectuel, c’était au moins un monsieur sérieux. Pour copie cert
113 i jouissent de cette faculté. Il y a plus de mots que d’idées fécondes dans ce monde. 4. Il est vrai qu’on la dit Lausanno
114 e d’idées fécondes dans ce monde. 4. Il est vrai qu’ on la dit Lausannoise, mais enfin le journal Curieux a présenté sa let
115 ’un intellectuel en chômage nous remet ces pages qu’ il prétend avoir été écrites (ou, comme on dit, pondues) par la vieill
116 ssière supercherie. » Dans l’édition Albin Michel que nous avons mis en ligne, c’est en pages 98-99 qu’est mise en scène la
117 que nous avons mis en ligne, c’est en pages 98-99 qu’ est mise en scène la poule noire.
4 1939, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Puisque je suis un militaire… (septembre 1939)
118 pour sûr on y est ! L’impression générale, c’est qu’ on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme
119 détail technique de ces grandes choses terribles qu’ on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous tro
120 de ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’ on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur e
121 hoses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’ on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparatio
122 uvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’ elles deviennent présentes, cessent d’être imaginées, ou même imaginab
123 tières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’ on voit d’un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre pays
124 d’une mobilisation. Les dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométr
125 ins deux guerres ou victimes d’expressions telles que « sous les drapeaux ». En vérité, l’armée c’est tout d’abord un cliqu
126 otés, perdus, récupérés à la volée, c’est tout ce que l’homme dans le rang peut constater, si toutefois la fatigue lui lais
127 ulaire, qui n’a pas sa photo dans les feuilles et qu’ on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, vers qu
128 ntent, presque aucun n’oserait l’avouer. On croit que la poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus
129 oserait l’avouer. On croit que la poésie n’existe qu’ héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus la reconnaître au ras d
130 s et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’ un rassemblement dans la nuit, grouillant de casques, de reflets sourd
131 fine. Ce n’est pas seulement à cause de la saison qu’ il convient de parler de la pluie. C’est à cause d’une profonde affini
132 profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l’on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville et la p
133 t deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n’est g
134 militaire en général. La pluie civile n’est guère qu’ un embêtement dont on se préserve comme sans y penser. On ouvre un par
135 cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que , d’une seconde à l’autre, peut venir l’ordre de bondir. Ça ne l’empêc
136 ie, envoûtement de l’esprit par le corps – pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur !
5 1939, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Billet d’aller et retour (décembre 1939)
137 e, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous d
138 aites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie. Mais il arrive aussi que ce
139 ve une bonne part de sa vie. Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cel
140 ette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par l’extinction des lumières, — de toutes les lumières humaines. J’a
141 rche d’un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’ un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, l’express avait
142 et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être pl
143 e. ⁂ Une connaissance intime et personnelle de ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voy
144 ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’ elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysag
145 e doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’ une vision intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sa
146 intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sais de ce pays, après deux semaines de voyage et une centaine de
147 la : voilà le miracle hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans
148 s et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu’ il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’
149 ment irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l’autre annexe. Ce mariage de l’ancien et du moderne n’est pas seulem
150 fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’ elle permet la plus grande diversité dans les formes qui la manifesten
151 nifestent. Quand je songe à l’ennui, au désespoir qu’ expriment les quartiers ouvriers les plus modernes des villes allemand
152 lus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois l’opposition tragique dont cette guerre est sortie,
153 rons de toutes ces choses. Et de la Suisse, telle qu’ on la voit de loin, dans sa vérité séculaire. La déprimante architectu
154 re ; c’est l’image même en pierre verdâtre, de ce qu’ il nous faut combattre impitoyablement si nous voulons mériter notre p
6 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Beekman Place (octobre 1946)
155 — et le feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’ embrasse mon regard, tout est fait de main d’homme, sauf les mouettes.
156 tout est fait de main d’homme, sauf les mouettes. Qu’ on ne me parle plus des lois économiques et de leurs fatales réalités 
157 r ce sont les réalités d’un monde tout artificiel que nous, les hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos
158 rgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’ on entend siffler dans la rue… Je me souviens de ce que j’ai sous les
159 entend siffler dans la rue… Je me souviens de ce que j’ai sous les yeux : je le vois déjà comme je me le rappellerai, une
7 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Souvenir d’un orage en Virginie (novembre 1946)
160 entre des barrières blanches. « Et vous verrez ce qu’ elle en a fait ! C’est sa manière de se venger de J. car c’était la ma
161 res, à lui. Elle la déteste. Elle n’aime vraiment que ses chevaux… » L’auto s’arrête devant un haut portique. Deux colonnes
162 ante les poursuit armée d’une cravache. Elle crie qu’ ils viennent encore de manger les bougies du carrosse de George Washin
163 e de George Washington. (C’est une pièce de musée que nous allons voir, remisée sous la colonnade des écuries.) Nous pénétr
164 uivie d’un homme. Comme ils s’approchent, on voit qu’ elle tient la bride d’une main et de l’autre porte à sa bouche une pom
165 ne main et de l’autre porte à sa bouche une pomme qu’ elle mord en galopant. Nouveaux éclairs. Tous les chiens du chenil se
166 intendant, une sorte de géant toujours en bottes, qu’ elle emmenait partout avec elle. Je pense au regard d’acier du jeune h
167 ais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voulez-vous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n’ai pas peur… » —
168 ous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n’ai pas peur… » — Eh bien ? m’ont demandé mes amis dans la voitu
169 s dans la voiture qui nous emporte sous la pluie, qu’ en pensez-vous ? — J’ai pensé que, pour la première fois de ma vie, je
170 e sous la pluie, qu’en pensez-vous ? — J’ai pensé que , pour la première fois de ma vie, je me sens tenté d’écrire la suite
8 1946, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Noël à New York (décembre 1946)
171 Mais rien n’empêche le Waldorf-Astoria d’annoncer que sa nuit de l’An « promet d’être la plus grande nuit de l’histoire de
172 rc où il sera replanté dès janvier, n’ayant coûté que 100 dollars de location à Mr. John D. Rockefeller, car tout se sait.
173 aille, sous le souffle d’un bœuf malodorant. Plus que dix jours pour acquérir dans cette aimable bousculade la bonne consci
174 dans cette aimable bousculade la bonne conscience que représente une table de famille chargée de cadeaux enveloppés de papi
175 sort et de se rendre l’an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s’assurer une place dans le monde des familles, un dro
176 et de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que l’Amérique n’a pas encore très bien compris les traditions, parce qu’
177 si ce n’était pas lui qui gagne à tous les coups. Qu’ apportera cette fin d’année ? Un dernier speech de La Guardia à la rad
178 gères pour cuire la dinde. Politicien rusé autant qu’ honnête, gros petit homme à la face de clown, Fiorello, la Fleurette o
179 is aériens. Déjà la télévision en couleurs prouve qu’ elle ne le cède en rien à la photographie pour « le brillant et la pré
180 éricanisme de l’Europe, pour que nous comprenions que les hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontai
181 onté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition. À Times Square, dans la foule compacte et lente
9 1947, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Slums (janvier 1947)
182 au base-ball parmi des seaux d’ordures plus hauts qu’ eux et des tourbillons fous de papiers sales, pour s’ouvrir enfin tout
183 que la nuit vient de descendre — depuis cinq ans que je circule dans cette ville, je n’ai jamais été touché, ils sont d’un
184 plus large sur la cour. Ce logis, qui n’est guère qu’ un corridor légèrement cloisonné, s’annonce dans les journaux : « cinq
185 cadre strictement rectangulaire. Tous les objets qu’ on voit sont des rectangles, à part les chiffons et les chats. Les faç
186 le ciel rouge. Une radio clame Amapola, plus fort que tout, dans la cour où les draps au vent font de grands gestes frénéti
187 sidences pour les directeurs de bureaux. C’est ce qu’ on en voit de l’étranger. k. Rougemont Denis de, « Slums », Bulleti
10 1947, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Consolation à Me Duperrier sur un procès perdu (décembre 1947)
188 d’un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui de pouvoir accuser, soit devant le peuple, soit devant un magis
189 tre journal, il lit à la cour l’admirable morceau que de Rougemont a dédié à Paris envahi par les Allemands et qui, paru da
190 o. À la page 100 de ce recueil, M. Aragon déclare que je n’ai « jamais cessé au temps de Vichy d’être publié en France », e
191 de Vichy d’être publié en France », et il insinue que si j’attaque aujourd’hui le nationalisme, c’est pour mieux « passer s
192 accordant mal, qui devons-nous croire ? Remarquez que Me Duperrier, en me dénonçant devant un tribunal, a brandi ses preuve
193 tte affaire… » Il joint l’extrait de la Gazette qu’ on vient de lire et m’enjoint de « saisir l’occasion d’un papier ». Si
194 s-nous. Où je réponds Voici le raisonnement qu’ a tenu devant la cour le bouillant Me Duperrier : — Rougemont s’est mi
195 Vous n’y comprenez rien ? Ni moi non plus. C’est que ce raisonnement n’en est pas un, mais combine deux absurdités. 1. Si
196 deux absurdités. 1. Si l’on admet avec cet avocat que j’ai vraiment agi comme son client, l’alternative est la suivante : o
197 is où est l’homme sain d’esprit qui peut admettre que j’aie vraiment agi comme Oltramare ? Nous avons tous les deux écrit p
198 ombe dans le calembour juridique. Car il est vrai que les deux cas s’énoncent et se prononcent de même, mais par ce procédé
199 , donc pour la Suisse. Il en résulte à l’évidence que je faisais en Amérique exactement le contraire d’Oltramare à Paris. S
200 J’ai tant et si bien parlé à la radio américaine, qu’ à la fin les nazis ont occupé la Suisse. Voilà ce que c’est ! On m’y r
201 à la fin les nazis ont occupé la Suisse. Voilà ce que c’est ! On m’y ramène sous bonne escorte. Le Gauleiter, un nommé Oltr
202 Duperrier se voit chargé d’office de ma défense. Que va-t-il dire ? Il n’hésite pas : il dit que j’ai fait comme Oltramare
203 ense. Que va-t-il dire ? Il n’hésite pas : il dit que j’ai fait comme Oltramare, notre infaillible führer suisse. On lui ré
204 e, notre infaillible führer suisse. On lui répond que ça ne prend pas, que j’ai fait exactement le contraire. On me fusille
205 führer suisse. On lui répond que ça ne prend pas, que j’ai fait exactement le contraire. On me fusille et on le pend d’offi
206 mocratie du monde. Jugez donc ! et dites avec moi que nous l’avons échappé belle ! Et que le désordre tolérable et tolérant
207 ites avec moi que nous l’avons échappé belle ! Et que le désordre tolérable et tolérant où nous voici tout de même encore v
208 tout de même encore vivants et libres, vaut mieux que leur « ordre » où nous serions des morts, ou je ne sais quels esclave
11 1948, Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948). Lacs (août 1948)
209 émenti. Je dénombre mes lacs et ne puis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu’ils me parlent tous de jours heure
210 uis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu’ ils me parlent tous de jours heureux, mais la mémoire des plus amers o
211 seuls a gardé le charme des eaux. Faut-il penser que la souffrance au bord d’un lac n’est jamais sans quelque douceur ? Ch
212 oi dans le monde lacustre on ressent la vie mieux qu’ ailleurs, plus savoureuse et plus présente, je me dis : c’est qu’un vr
213 us savoureuse et plus présente, je me dis : c’est qu’ un vrai lac est un univers clos, si grands soient les miroirs qu’il of
214 est un univers clos, si grands soient les miroirs qu’ il offre aux ciels changeants, et si profonds ses lointains de lumière
215 lumières, des premiers plans et des éloignements qu’ un peu de vent déplace, illumine ou éteint, voilà qui satisfait comme
216 us la brume légère, tout était si pur et si frais qu’ il semblait que le monde venait de s’éveiller, luisant et neuf, de la
217 ère, tout était si pur et si frais qu’il semblait que le monde venait de s’éveiller, luisant et neuf, de la première nuit…
218 porte avec les autres sans remords, s’il est vrai que d’aucuns je n’ai su tant d’histoires et qu’il détient certains de mes
219 vrai que d’aucuns je n’ai su tant d’histoires et qu’ il détient certains de mes secrets. Je dénombre mes lacs, et la mémoir
220 u hangar des trams, et l’eau n’est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » empuanti de tabac de pipes et de
221 ant de ses compagnes. Si je rencontrais ses yeux, que deviendrais-je, et si elle devinait mon sentiment ? Pourtant la semai
222 i ce soir une femme venait à moi comme le miracle que j’attends, je lui dirais : c’est un malentendu. Je suis dépareillé, p
223 ns, passez, Madame… J’ai 19 ans. Je n’aime encore que la nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me
224 œil ne s’en évade au bas du ciel — vers l’ouest — que par cet or lointain que l’eau n’a point doublé, déjà prise de nuit, r
225 du ciel — vers l’ouest — que par cet or lointain que l’eau n’a point doublé, déjà prise de nuit, rêvant jusqu’à mes pieds.
226 é d’une vingtaine d’années, se dirige vers le lac qu’ on aperçoit entre les peupliers, et dont les longues vagues limoneuses
227 dans l’ombre tiède et abritée d’un bois de pins. Que vient-il donc chercher sur ces rivages désertés par le crépuscule ? Q
228 r le crépuscule ? Quelle est cette hâte inconnue, qu’ il se flattait de n’éprouver jamais, bien au contraire, avant un rende
229 e de crier : « J’accours ! Attends !… » Ah ! mais qu’ est-ce qu’il m’arrive ? se dit-il. Il faut en avoir le cœur net. (Tout
230  : « J’accours ! Attends !… » Ah ! mais qu’est-ce qu’ il m’arrive ? se dit-il. Il faut en avoir le cœur net. (Tout son orgue
231 side en la maîtrise de soi, idéal de sportif plus que de puritain.) Il ralentit, pose un pied sur le sol, et s’appuie de la
232 u pays sous le ciel orageux. Oui, c’est bien cela qu’ il sent, il ne peut s’y tromper : la brûlure douce au cœur, le sang pl
233 soulèvement plus ample de la respiration. Tout ce que disent les poètes qu’il dédaigne, tous leurs clichés, c’était donc vr
234 de la respiration. Tout ce que disent les poètes qu’ il dédaigne, tous leurs clichés, c’était donc vrai ? Il ne sait quelle
235 Il ne sait quelle ardeur le pénètre… Mais il sent qu’ il va dire les grands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce ser
236 epartant sur le sentier obscur, vers les roseaux, qu’ avant le rendez-vous ce qui l’avait rejoint, c’était cette chose absur
237 de et magnifique, entre haut mal et bien suprême, qu’ on nomme si légèrement l’amour. n. Rougemont Denis de, « Lacs », Bu