1 1945, Carrefour, articles (1945–1947). L’Amérique de la vie quotidienne (19 octobre 1945)
1 rai. Mais Le Corbusier, promené pendant une heure dans la ville par des journalistes, et finalement interrogé sur ses impres
2 ; plus réaliste et plus idéaliste ; plus efficace dans la rationalisation et plus gaspilleur ; plus puritain et plus libre d
3 mérique ne se définit pas. Elle ne s’explique pas dans l’ensemble. Elle se sent. L’Amérique, c’est d’abord un sentiment. J’a
4 d’hui, des images vraies de la vie d’ici, surtout dans leurs passages les moins frappants, les plus quelconques. Mais je ne
5 lus quelconques. Mais je ne voyais pas l’Amérique dans ces photos et ces livres où elle est. Et quand j’y ai débarqué, je n’
6 e douzaine d’ouvrages européens, tous fort exacts dans leurs informations, de Tocqueville à André Siegfried, m’en avaient ap
7 , d’être saisi par l’émotion d’une nouveauté qui, dans mon cas, après cinq ans, reste nouvelle. Du sentimentalisme à l’épopé
8 sensation, va plus loin et se perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans le rêve du bonheur d’un autre… Tout est
9 perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans le rêve du bonheur d’un autre… Tout est possible. Il y en a pour tout
10 rs le sérieux ou vers l’humour cocasse qui créent dans l’ensemble une allure, une atmosphère si différente de l’Europe ? Cel
11 tient à des riens ; mais de ces riens multipliés dans la vie quotidienne, naît une aisance générale. L’Américain ne support
12 . Dès l’enfance, il s’arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus d’am
13 l s’arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus d’ampleur aux épaules,
14 ager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus d’ampleur aux épaules, de larges plis sur
15 rder à leurs manières. Il y a tant de bizarreries dans le monde, et dans ce continent américain on en voit chaque jour tant
16 res. Il y a tant de bizarreries dans le monde, et dans ce continent américain on en voit chaque jour tant d’exemples. Tant
17 tmosphère. L’avouerai-je ? Aux premiers contacts, dans la rue ou à la maison, je les trouvais tous un peu crazy les gens d’i
18 la mise en scène solennelle. Je me borne à citer dans des domaines hétéroclites à souhait : le déploiement des costumes sac
19 x, des chœurs en robes et des processions, jusque dans les églises protestantes de la campagne ; les garçons d’ascenseur gal
20 ose de typiquement américain, j’en vois la preuve dans les formalités d’une nature pour le moins particulière qui précèdent
21 acte de naturalisation. Je les crois sans exemple dans l’histoire, et sans équivalent dans nul autre pays. Un étranger résid
22 sans exemple dans l’histoire, et sans équivalent dans nul autre pays. Un étranger résidant aux États-Unis, même depuis dix
23 nt est puissant le sens des conventions publiques dans ce peuple qui, par ailleurs, a poussé plus loin que tout autre le san
24 e le sans-gêne ou la simplicité, comme on voudra, dans les relations de la vie privée. Giraudoux a écrit quelque part que l’
25 ier, le paradoxe qu’on vient de relever. L’entrée dans le club est un acte public qui s’accompagne tout naturellement d’opér
26 ccupera plus de vous et vous vivrez à votre guise dans toute l’enceinte démesurée du club. ⁂ Je ne vous ai pas parlé d’actua
27 ⁂ Je ne vous ai pas parlé d’actualités brûlantes, dans cette préface à quelques articles sur l’Amérique. C’est que je crois
28 er tout d’abord et surtout de ce qu’on ne dit pas dans les dépêches, de ce qui n’est pas matière d’enquête et de reportages,
2 1945, Carrefour, articles (1945–1947). Le rêve américain (9 novembre 1945)
29 un pays de rêveurs. Je vais parfois les regarder dans les grandes salles populaires de Broadway, où des centaines de jeunes
30 e à joue, avec n’importe qui, comme sans se voir, dans une demi-obscurité rougeâtre. Des garçons seuls, assis sur des banque
31 banquettes tournant le dos à la piste, regardent dans le vide. Peu ou point de plaisanteries échangées. Ils sont ici pour r
32 Ils sont ici pour rêver, pour danser. Ils rêvent dans toutes les salles de cinéma. Ils marchent dans la rue en chantonnant
33 nt dans toutes les salles de cinéma. Ils marchent dans la rue en chantonnant leurs mélodies toujours si tristes, mais avec u
34 er l’amour entre deux peuples que de les mélanger dans leurs épreuves. Les jeunes Américains se sont trouvés mêlés au grand
35 fait son plein ou qu’il est bien près de le faire dans les limites de son pays, « d’une côte à l’autre », comme il dit. Et c
36 omportait deux branches, curieusement juxtaposées dans le nom même de l’agence qui l’administrait et qui s’intitulait : Offi
37 échanges commerciaux, et, en même temps, répandre dans tous les pays du monde l’idéal de la démocratie américaine, c’est-à-d
38 opre à favoriser l’établissement de la démocratie dans les pays où les difficultés et les injustices économiques donnent aux
39 nseurs de Broadway ! Peut-être, mais tout cela va dans le même sens, illustre un même mouvement profond et général vers la v
40 ai, en apparence du moins. J’essaierai d’exposer, dans un prochain article, les motifs qui m’ont convaincu que l’expansion a
3 1945, Carrefour, articles (1945–1947). Hollywood n’a plus d’idées (13 décembre 1945)
41 es uns aux autres et de plus en plus fades jusque dans leurs brutalités stéréotypées, voilà les films américains au lendemai
42 moindre film européen d’avant la guerre, projeté dans une petite salle de rétrospective, à New York, me semble en comparais
43 ibles, mais touchant aux larmes, spirituel jusque dans l’émotion, et tout crépitant d’inventions étonnantes. Le rythme est c
44 quences, comme il entraîne ! Je rentre après cela dans une salle de Broadway : tout y marche et ronronne comme un moteur de
45 ue n’êtes-vous disparue comme un songe au matin ? Dans ce petit restaurant français de la 56e rue, à l’ouest, un jour de l’a
46 otre table, nous avons besoin d’une table de deux dans cinq minutes ? Merci. Vous allez voir que cela vaut le dérangement. J
47 osevelt. Mais une minute plus tard, un pas rapide dans l’escalier : c’est elle encore, en robe courte de soie grise, et déjà
48 , et plus tard nous avons soupé, assis par terre, dans une foule, mais dos à dos, et voici l’étonnant de l’histoire : je ne
49 belle et comme elle est absente ! Quelle élégance dans l’irréalité ! Comme elle est gaie pour un fantôme… ⁂ Revenons à nos m
50 partagée par les publics d’enfants, ils évoluent dans un univers de machines féroces, d’explosions, de flammes instantanées
51 ollement gaspillée, et cette maîtrise impitoyable dans l’agencement d’une suite de catastrophes qui laissent le spectateur s
52 aillent aujourd’hui avec des milliers d’employés, dans le cadre d’une routine technique stupidement respectée par tous les n
53 meilleur marché du monde », au lieu de rivaliser dans la dépense. Tout changera, comme par enchantement ! Vous verrez les i
54 wn pareille à ces villes éphémères que fit surgir dans le Colorado la ruée vers l’or, et qui n’offrent plus aujourd’hui qu’u
4 1945, Carrefour, articles (1945–1947). Les enfants américains réclament des bombes atomiques (20 décembre 1945)
55 magasins s’est déclenchée depuis le 1er décembre dans toute l’Amérique, inaugurant officiellement la saison de Noël. Nous s
56 s trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne le croirait pas à les voir. Curieux trio : un lou
57 et couvert de taches de rousseur, la tête serrée dans un foulard de soie rose feu. — « Papa, me dit mon petit garçon, c’est
58 s de cet enfant vrai qui naquit tant bien que mal dans la paille, sous le souffle d’un bœuf malodorant. Plus que dix jours p
59 bœuf malodorant. Plus que dix jours pour acquérir dans cette aimable bousculade la bonne conscience que représente une table
60 à l’humanité ? ou bien cette fièvre de rivaliser dans la dépense en fin d’année, est-elle comme chez les primitifs la maniè
61 Plus que dix jours pour s’assurer une bonne place dans le monde des familles, un droit à la chaleur des groupes. Et ceux qui
62 haque année à la messe de minuit des protestants, dans la plus grande église gothique du monde, la cathédrale de Saint-Jean-
63 les utopies prévues par l’avant-guerre entreront dans la voie des réalisations. Déjà l’on met en vente la « bicyclette du c
64 voiture. Déjà les biches et les daims sont amenés dans la forêt de chasse au moyen de taxis aériens. Déjà la télévision en c
65 ns une grave erreur de traduction car l’Évangile, dans le texte original, dit simplement : « Paix sur la terre, bonne volont
66 e la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui présid
67 ne font que subir leur condition. À Times Square, dans une foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petite
68 À Times Square, dans une foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petites trompettes de foire et des créce
5 1946, Carrefour, articles (1945–1947). Deux presses, deux méthodes : l’Américain expose, le Français explique (4 avril 1946)
69 oires Les grands journaux américains admettent dans leurs colonnes l’exposé de points de vue contradictoires, et je préci
70 ministre, ou même d’une élection présidentielle. Dans quel autre pays de notre monde du xxe siècle verrait-on un journal d
71 nt le lecteur. Mais ce que vous ne verrez jamais, dans ce même journal, c’est une polémique contre un autre journal. Ceci me
72 des parties en présence n’ayant pas été déclarées dans les termes exacts où elles s’arrêtent. Ce que l’on trouve dans son jo
73 es exacts où elles s’arrêtent. Ce que l’on trouve dans son journal, c’est un débat à propos d’un débat. C’est un torrent de
74 toriaux, dont la moitié traite de ce qui se passe dans tel pays de l’Amérique du Sud ou de l’Europe. Le reste du journal se
75 olonnes syndiquées » (qui paraissent le même jour dans vingt autres journaux) ; et des rubriques régulières : sports, religi
76 e l’on attendrait, ne tient pas plus de place que dans la presse française. Par contre, celle de la religion, qui n’existe a
77 deux pages entières. Enfin, vous ne trouverez pas dans les journaux américains cet héritage inexcusable de la presse du sièc
78 t des campagnes d’information. Je me permettrais, dans ce cas, de lui suggérer le modèle du Christian Science Monitor, du Ne
79 Tribune. Ce sont ces grands journaux que j’avais dans l’esprit en écrivant ce qui précède. J’ai préféré ne point parler de
6 1946, Carrefour, articles (1945–1947). Une bureaucratie sans ronds-de-cuir (23 mai 1946)
80 bureaucratie sans ronds-de-cuir (23 mai 1946)g Dans le même numéro de magazine où l’on peut lire sous la plume d’un fermi
81 explique-t-il, à maintenir les agences de l’État dans les limites de leurs prérogatives et de leur budget particulier, mais
82 er, mais il avoue que c’est une tâche impossible. Dans le domaine des transports, par exemple, soixante-quinze bureaux diffé
83 ’importe quoi. Il sera plutôt un homme d’affaires dans la quarantaine, le vice-président d’une chaîne de Prisunics, le direc
84 elle du président, qu’il pourra lire le jour même dans le journal : « Mon cher Bill, au moment de me séparer de vous, je tie
85 x de pouvoir compter sur vous en cas de besoin. » Dans l’un et l’autre cas, succès ou échec, ce tsar reprendra son ancienne
86 ntation de salaire et de rang. Et c’est ainsi que dans le désordre éperdument organisé, la bureaucratie la plus coûteuse du
87 ucratie la plus coûteuse du monde finit par jouer dans l’ensemble, et obtient certains résultats dont la victoire sur les na
88 de mes contemporains qui soit capable d’embrasser dans une seule vue les rouages du gouvernement des États-Unis d’Amérique.
89 ges du gouvernement des États-Unis d’Amérique. Dans la jungle administrative… Le président a plus de pouvoir qu’un roi
90 t le Contrôleur général essaie de donner une idée dans le bref article que je citais : Prenez le problème du logement. Il y
91 être d’exception, comme vous ou moi, se demandera dans un accès de courage intellectuel ou de désespoir balayant tout scrupu
92 ra non. Car s’il n’y avait plus de grands bureaux dans une démocratie, quelques hommes deviendraient responsables… Facilemen
93 oir personnel, ils choisissent le naufrage commun dans le détroit des Délais ou la mer des paperasses, aux frais de l’État q
7 1946, Carrefour, articles (1945–1947). L’Amérique est-elle nationaliste ? (29 août 1946)
94 ut dire : cette opinion ou cette action ne va pas dans le sens de l’idéal commun vers quoi tendent les Américains, et qui le
95 sme « ouvert » et pour qui la nation est en avant dans un élan, un rêve, une liberté future. Non pas comme chez Maurras dans
96 e, une liberté future. Non pas comme chez Maurras dans le passé, comme chez Barrès dans la terre et les morts, ou comme chez
97 mme chez Maurras dans le passé, comme chez Barrès dans la terre et les morts, ou comme chez Rosenberg dans le sang et le sol
98 ns la terre et les morts, ou comme chez Rosenberg dans le sang et le sol. Ce qu’il y a de répugnant dans le nationalisme eur
99 dans le sang et le sol. Ce qu’il y a de répugnant dans le nationalisme européen, c’est que l’on y sent une volonté de resser
100 le sien. Au contraire, ce qu’il y a de rassurant dans le nationalisme américain, c’est qu’on y sent une volonté d’élargisse
101 iquement, avec le rêve d’une communion planétaire dans la même liberté. Ils ont envie d’ouvrir le monde à leur jeunesse, non
102 pas celle de l’industrie américaine qui aura mis dans un coin de nos cuisines ces appareils où tout respire l’innocence et
103 ’innocence et ronronne l’hygiène. Ceux qui voient dans le frigidaire une menace pour leur civilisation semblent avouer par l
104 « sent » déjà. Il est grand temps qu’on la mette dans la glace. De même, le commerce américain ne peut nous submerger qu’au
105 fait une crise d’idéalisme et qu’elle intervient dans les affaires d’Europe, comme en 1917 et en 1943, on l’accuse de se mê
106 s ! » ⁂ Autre exemple de cette même contradiction dans les jugements européens sur l’Amérique. On n’a pas épargné les critiq
107 s plus bruyantes qu’efficaces, se confondent même dans certains cas — par un paradoxe symétrique de celui que je relevais to
8 1947, Carrefour, articles (1945–1947). L’art dirigé [Réponse à une enquête] (23 janvier 1947)
108 c l’esthétique, ont tout à voir avec le fascisme. Dans les limites du réalisme préconisé par M. Aragon, Édouard Detaille peu
109 ons suivantes : « 1. L’artiste peut-il s’exprimer dans les limites d’un art dirigé ? 2. Estimez-vous que l’artiste doive se
9 1947, Carrefour, articles (1945–1947). Fédération ou dictature mondiale ? (9 avril 1947)
110 ument est au moins léger. De plus, il est inexact dans le cas particulier. Vous dites que les peuples ne sont pas prêts à ac
111 a faiblesse qu’on signale avait une cause précise dans le statut de la SDN, lequel sauvegardait avec soin la souveraineté ab
112 avons enregistré la première impulsion organique dans ce sens. Le plan américain pour prendre le contrôle de la bombe atomi
113 effet un comité supranational chargé d’inspecter dans tous les pays les usines et les laboratoires, et qui serait seul dépo
114 éfinition incapable d’empêcher la guerre, puisque dans un conflit éventuel les arbitres seraient en même temps les chefs des
115 les gouvernements nationaux, on retomberait soit dans l’impuissance d’une ligue des nations, soit dans la dictature d’une i
116 dans l’impuissance d’une ligue des nations, soit dans la dictature d’une idéologie majoritaire. Si au contraire ils étaient
117 lus clairement que la clé des quatre libertés est dans la liberté d’opposition, et que celle-ci suffit à distinguer la démoc
118 ont, les pommes de terre pourriront par montagnes dans un pays, tandis que la famine régnera dans un autre. Je n’ai d’autre
119 tagnes dans un pays, tandis que la famine régnera dans un autre. Je n’ai d’autre ambition, ici, que d’attirer l’attention,
120 raît aujourd’hui le seul remède contre la guerre. Dans un monde où, grâce à la diffusion des techniques occidentales, entraî
121 lement, la persistance d’États-nations souverains dans le carcan de leurs frontières est un dangereux anachronisme. Si nous
122 ueur, c’est-à-dire de l’Usonie ou de la Soviétie. Dans ce cas, nous aurons une dictature dont le Führer ne sera pas un homme
123 ne sera pas un homme mais une nation. Alors, mais dans les ruines radioactives de notre civilisation, la Résistance mondiale
10 1947, Carrefour, articles (1945–1947). La France est assez grande pour n’être pas ingrate (26 novembre 1947)
124 entendre un peu partout depuis que je suis rentré dans ce vieux monde. Or il ne s’agit pas d’une attitude nouvelle, ou qui s
125 s mêlez-vous ? » Bref, trente ans que nous voyons dans leurs réponses à nos appels désespérés autant de preuves de leur impé
126 Aron, après vingt autres, le rappelait récemment dans Le Figaro  : « À son plus haut niveau, l’exportation (américaine) ne
127 du Comité des Seize, mais que ceux-ci se mettent dans le cas de mériter pareil rappel à l’ordre. L’indépendance économique
128 tique que nous devons affirmer ou regagner, c’est dans l’union fédérative du continent qu’elle trouvera sa seule garantie. N