1 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Introduction
1 l’engagement, terme nouveau mais dont la fortune fut rapide. Depuis ce temps lointain, la notion d’engagement a fait comme
2 u public : on croit bonnement qu’un auteur engagé est celui qui s’en est remis une fois pour toutes à la politique d’un par
3 bonnement qu’un auteur engagé est celui qui s’en est remis une fois pour toutes à la politique d’un parti, quand il s’agit
4 quasi militaires du terme d’engagement. Mon sens était plutôt poétique, si j’ose dire, moral, religieux, et concret. De l’in
5 dire la cité humaine, et ce passage, précisément, était pour moi le lieu de l’engagement. Est-il encore praticable ? Autremen
6 cisément, était pour moi le lieu de l’engagement. Est -il encore praticable ? Autrement dit : quelle peut être aujourd’hui,
7 l encore praticable ? Autrement dit : quelle peut être aujourd’hui, au fait et au prendre, la responsabilité de l’écrivain d
8 -à-dire dans la société européenne ? Responsable est celui qui peut dire, dans une situation donnée : j’en réponds. Mais d
9 le, face à l’événement historique, qu’un écrivain est engagé ou non. Telle est ma thèse principale sur le problème de l’eng
10 storique, qu’un écrivain est engagé ou non. Telle est ma thèse principale sur le problème de l’engagement. Mais avant d’y v
11 simplement pas se poser. a. Les sous-titres ont été rajoutés pour cette édition en ligne.
2 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Aux origines : le Mythe et l’Épopée
12 e la littérature, en effet, et avant même qu’elle soit écrite, lorsqu’elle n’est encore que transmise et récitée de mémoire
13 et avant même qu’elle soit écrite, lorsqu’elle n’ est encore que transmise et récitée de mémoire sur la place, la responsab
14 st-à-dire qui exprime et qui donne forme et sens, est si pleine et entière qu’elle ne saurait se formuler comme problème ni
15 formuler comme problème ni comme solution : elle est constitutive de toute création, que ce soit en Asie, en Syrie, en Égy
16 : elle est constitutive de toute création, que ce soit en Asie, en Syrie, en Égypte, et encore, dans la Grèce homérique. Ce
17 Égypte, et encore, dans la Grèce homérique. Ce n’ est guère que dans la société hellénistique qu’un métier neuf commence à
18 ses dans son « gueuloir » et ce qu’il y corrige n’ est qu’une question d’oreille, toute subjective ; mais le lecteur des Mah
19 ction, mythique aux origines, de toute fabulation soit parlée, soit écrite, se perpétue dans nos littératures sous des forme
20 ue aux origines, de toute fabulation soit parlée, soit écrite, se perpétue dans nos littératures sous des formes aisément id
21 pur ? Nos littératures, quelque profanes qu’elles soient devenues, n’en conservent pas moins le pouvoir (conscient et assumé o
22 cial, et de sentiment individuel1 — la différence étant que, désormais, ces modèles sont multiples et contradictoires, soumis
23 — la différence étant que, désormais, ces modèles sont multiples et contradictoires, soumis aux modes, non plus aux dogmes,
24 ècle, La Rochefoucauld écrit : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Et les pou
3 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Après le xiie siècle : vers une littérature distincte du social
25 le Mythe, refoulé dans l’inconscient, va cesser d’ être l’agent déterminant de la cohésion religieuse et sociale. Le Dogme ca
26 onction politique, au sens originel du terme, qui est l’aménagement et l’arbitrage des rapports humains dans la cité (la po
27 ujourd’hui la parfaite antithèse de l’épopée, qui était toujours un panégyrique, héroïsant, tonifiant, naïvement normatif 2.
28 on pas vous ou moi, à travers quelque chose qui n’ est qu’une illusion d’ipséité, d’identité. Personne ne répond plus. Comme
29 uddhisme. Dans leur ensemble, nos littératures se sont progressivement dessaisies de leur mission créatrice de communauté. S
30 s et à leurs franges contestataires. La société n’ est plus pour elles qu’un donné d’études descriptives d’abord (au xixe s
31  », et de plus en plus sarcastiques. La société n’ est plus quelque chose qu’il y ait à faire, à susciter et animer de l’int
32 re trouvé son Swift, ni même son Céline, et qui n’ est lue en fait que par quelques milliers de jeunes gens d’origine bourge
4 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Quelques exemples d’engagements, du Moyen Âge jusqu’à nous
33 tés du problème. Le plus grand poète du Moyen Âge est aussi le plus engagé politiquement : De la Monarchie est un pamphlet
34 si le plus engagé politiquement : De la Monarchie est un pamphlet gibelin de très haut vol, mais la Comédie, quoique intégr
35 ais la Comédie, quoique intégralement poétique, n’ est pas moins étroitement liée aux péripéties politiques de la carrière d
36 jeu la vie même de l’auteur en tant que tel. (Ce sera le cas des grands Russes dans notre siècle.) Magister verbi divini,
37 u devenir une culture calviniste, si elle n’avait été écrasée, dès les premières générations, par la répression que l’on sa
38 tes politiques de la pensée de Calvin n’ont pas à être imaginées : pour s’en tenir à celles qui ont duré dans l’histoire au-
39 de Calvin n’ont pas à être imaginées : pour s’en tenir à celles qui ont duré dans l’histoire au-delà de Genève et de la Fran
40 le reste plus efficace contre le régime que ne le sont en sa faveur tant de flagorneries opportunistes. Et son œuvre sociale
41 ité. » À ce même système qu’il récuse de tout son être , Rousseau, « citoyen de Genève », oppose le modèle de la petite commu
42 e modèle de la petite communauté dans laquelle il est né et qu’il idéalise en vue de l’avenir européen. Un mode est sorti,
43 ’il idéalise en vue de l’avenir européen. Un mode est sorti, par erreur, de cette prospective nostalgique, Rousseau avait e
44 alisé, divinisé, régnant sur des sujets au lieu d’ être « au service » des citoyens. Il est remarquable que notre xxe siècle
45 ts au lieu d’être « au service » des citoyens. Il est remarquable que notre xxe siècle n’ait retenu du xixe que les génie
46 onne un sens différent. Nulle autorité reconnue n’ est plus en mesure de « dire le vrai », d’énoncer la commune mesure. Pres
47 a jeunesse droguée — contredit brutalement ce qui est tenu pour juste par nos orthodoxies de droite ou de gauche, et par la
48 unesse droguée — contredit brutalement ce qui est tenu pour juste par nos orthodoxies de droite ou de gauche, et par la mora
49 de la vanité de tout engagement politique qui ne serait pas le prolongement nécessaire du mouvement intime, de la formule gén
50 ice d’une pensée. D’entrée de jeu, le surréalisme est une révolution, et c’est bien ce que proclame le titre de sa première
51 ste succède une deuxième revue dont le titre seul est différent : Le Surréalisme au service de la Révolution. Car du coup l
52 mes ont changé de sens : le surréalisme a cessé d’ être lui-même une vraie révolution, et la révolution sérieuse est désormai
53 e une vraie révolution, et la révolution sérieuse est désormais une affaire purement politique, celle du Parti qu’il faut s
54 ques autres, écœurés, renoncent à toute activité, soit littéraire, soit politique. La vérité qui apparaît alors, c’est que l
55 rés, renoncent à toute activité, soit littéraire, soit politique. La vérité qui apparaît alors, c’est que les surréalistes,
56 s écrites ou peintes. Leur responsabilité civique est nulle, voire négative, le seul régime qui puisse correspondre à leur
57 ui puisse correspondre à leur attitude originelle étant l’anarchie pure et simple, l’anti-régime5. 3. Voir le Traité sur la
5 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Jean-Paul Sartre et l’engagement
58 t surréaliste, que J.-P. Sartre développe dans Qu’ est -ce que la littérature ?6 ne fait guère qu’ajouter à ces malentendus.
59 réalité matérielle du physique donc en cessant d’ être écrivain, en reniant sa fonction propre, tel un poteau indicateur qui
60 faire lui-même le chemin et cesserait aussitôt d’ être utile. La « vraie » révolution n’est pas celle qui détruit, et la pro
61 aussitôt d’être utile. La « vraie » révolution n’ est pas celle qui détruit, et la production de valeurs et d’un modèle neu
62 valeurs et d’un modèle neuf de société n’a jamais été le fait du militant de base (électeur, manifestant, gréviste ou franc
63 hommes qui ont écrit et même beaucoup écrit. Ce n’ est pas parce qu’il n’a rien cassé « pour de vrai » que Breton n’était pa
64 u’il n’a rien cassé « pour de vrai » que Breton n’ était pas engagé, mais parce que sa pensée ne fut jamais en puissance d’act
65 n n’était pas engagé, mais parce que sa pensée ne fut jamais en puissance d’action politique et demeure purement subversive
66 utations de sa théorie de l’engagement pourraient être trouvées dans ses propres écrits, et non seulement dans les pages qui
67 tion socialiste. On a souvent prétendu qu’elles n’ étaient pas conciliables, c’est notre affaire de montrer inlassablement qu’el
68 engagé : « Entre l’URSS et le bloc anglo-saxon il est vrai qu’il faut choisir. L’Europe socialiste, elle, n’est pas « à cho
69 qu’il faut choisir. L’Europe socialiste, elle, n’ est pas « à choisir » puisqu’elle n’existe pas : elle est à faire… Quoi q
70 pas « à choisir » puisqu’elle n’existe pas : elle est à faire… Quoi qu’il en soit, et tant que les circonstances n’auront p
71 le n’existe pas : elle est à faire… Quoi qu’il en soit , et tant que les circonstances n’auront pas changé, les chances de la
72 ’auront pas changé, les chances de la littérature sont liées à l’avènement d’une Europe socialiste, c’est-à-dire d’un groupe
73 oupe d’États à structure démocratique dont chacun serait , en attendant mieux, dessaisi d’une partie de sa souveraineté au prof
74 uveraineté au profit de l’ensemble… Si l’écrivain est pénétré, comme je suis, de l’urgence de ces problèmes, on peut être s
75 e l’ensemble… Si l’écrivain est pénétré, comme je suis , de l’urgence de ces problèmes, on peut être sûr qu’il y proposera de
76 e je suis, de l’urgence de ces problèmes, on peut être sûr qu’il y proposera des solutions dans l’unité créatrice de son œuv
77 les personnalistes et européistes que je citais n’ étaient pas liées organiquement à l’essentiel de cette doctrine, comme la sui
78 229 et passim. Il s’agit du seul texte où Sartre, tenu à tort pour le créateur du concept d’engagement, ait tenté de le défi
6 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). Le ludion, le contestataire et le prophète
79 1. Le ludion réagit passivement à l’époque : il n’ est pas engagé mais immergé en elle, il en révèle les courants locaux et
80 nds et en formation, sans essayer d’agir sur eux, soit qu’il n’en ait aucune envie, ou désespère d’en avoir les moyens, ou n
81 r autant de réalités actives de la société. Telle est l’inéluctable responsabilité de l’écrivain le moins enclin qui soit à
82 responsabilité de l’écrivain le moins enclin qui soit à prendre parti sur la Place : il ne peut rien contre cette efficacit
83 bservation modifie son objet. Nulle description n’ est innocente. La plupart des romanciers et quelques poètes du xixe et d
84 ers et quelques poètes du xixe et du xxe siècle sont à ranger dans cette catégorie très vaste, dont la limite inférieure (
85 ite inférieure (parmi les écrivains qui comptent) serait symbolisée par le nom de Françoise Sagan, ludion des moods à la mode,
86 plus féconde et la plus efficace en fin de compte est celle qui oppose à la société aliénante, à l’oppression dégradante, à
87 ge de l’amour, de la fraternité et de l’honneur d’ être homme : Silone, Koestler, Malraux, Soljenitsyne, dans la descendance
7 1973, Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973). « L’écrivain engagé, tel que je l’imagine et l’appelle »
88 le, ou les « lois » alléguées de l’économie. Ce n’ est pas dans l’utilisation accidentelle et partisane d’une pensée que rés
89 outefois sans lui faire violence. S’engager, ce n’ est pas se mettre en gage, en location. Ce n’est pas « prêter » son nom o
90 ce n’est pas se mettre en gage, en location. Ce n’ est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas signer à gauche
91 ’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’ est pas signer à gauche plutôt qu’à droite, ni même écrire des manifestes
92 gime opposé qui ferait pire s’il le pouvait. Ce n’ est pas passer de l’esclavage d’une mode à celui d’un parti politique. Ce
93 age d’une mode à celui d’un parti politique. Ce n’ est pas du tout devenir l’esclave d’une doctrine, mais au contraire c’est
94 sques de sa liberté. Une pensée qui par sa nature est « libérale » au sens d’irresponsable, ne devient pas libératrice et r
95 it de leur style d’écriture et de pensée certains sont comme « interdits d’engagement » et leur bonne volonté n’y changera r
96 ui s’engage dans leur lecture éprouve de tout son être la présence d’une réalité éthique immédiate à chaque progrès du disco
97 art. Mais chacun peut le voir aujourd’hui : ce ne sont pas les communistes bon teint de l’Union des écrivains soviétiques qu
98 on teint de l’Union des écrivains soviétiques qui sont « engagés » par leur œuvre, mais Soljenitsyne qu’ils excluent, Siniav
99 re, s’engager. L’attitude de l’un ni de l’autre n’ étant formatrice de communauté, l’une et l’autre appellent la tyrannie, par
100 morales d’abord, d’une cité dont la fin dernière soit la liberté de chacun, et non pas la puissance du tout : État, Nation,
101 de ce siècle souffre d’une maladie mortelle, qui est la dissolution de toute commune mesure entre la pensée et l’action, l
102 ique entre ces trois déséquilibres perpétuels que sont l’Homme, la cité et la Nature ; ou encore la liberté des personnes et
103 qu’il opposait à celle des philosophes libéraux — fût « partiale », pleine de « partis pris », et « politique ». 10. Cf. «