1 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Introduction. Le sentiment de l’Europe centrale
1 umée et qui se cachent dans les journaux du soir, soit lentement doublé par le rapide de Bretagne. Ce long passage lumineux
2 » à 100 kilomètres à l’heure. ⁂ L’Europe centrale est une de ces réalités qu’on reconnaît d’abord par leur frisson particul
3 lles naissent lentement dans ces campagnes qui ne sont nulle part la « province ». Elles condensent la vie de leur contrée,
4 r dans un express. Pour guérir de Descartes, il n’ est que d’aimer en voyage : l’on découvre bientôt que rien n’est comparab
5 imer en voyage : l’on découvre bientôt que rien n’ est comparable. Quel était ce besoin de fixer, de cerner, de localiser da
6 découvre bientôt que rien n’est comparable. Quel était ce besoin de fixer, de cerner, de localiser dans l’espace des sentime
7 dans un humour inénarrable et dans les pleurs… J’ étais jeune. Le titanisme et la métamorphose « Métamorphose » et « pa
8 orphose « Métamorphose » et « paradoxe », tels sont peut-être les mots-clés de l’Europe sentimentale. Pourquoi faut-il qu
9 gue les traduise, en vertu d’une convention qu’il serait temps de réviser, par « démesure » et « confusion » ? Car il est trop
10 viser, par « démesure » et « confusion » ? Car il est trop certain que le mot démesure désigne dans l’esprit d’un bourgeois
11 apparaît aux yeux de ceux pour qui la religion n’ est qu’assurance, comme une dérision désespérée. Malentendus sans cesse r
12 peut se traduire en arguments sanglants. Et s’il est des domaines où de nos jours, l’on peut réclamer à bon droit l’économ
13 les plans, celui de la guerre y compris. Mais il est bon de préciser, fût-ce à l’aide d’un seul exemple. L’Allemand, dit-o
14 la guerre y compris. Mais il est bon de préciser, fût -ce à l’aide d’un seul exemple. L’Allemand, dit-on, est brutal ; le Fr
15 e à l’aide d’un seul exemple. L’Allemand, dit-on, est brutal ; le Français malin. Deux traits de caractère dont les manifes
16 le domaine du sentiment et des rapports sociaux, sont agaçantes à l’extrême pour l’autre. Agacement que l’on traduit en s’a
17 . Mais à l’Allemand, cette sorte-là de mensonge n’ est guère sensible : la vérité pour lui étant ce qui s’impose, il la conf
18 ensonge n’est guère sensible : la vérité pour lui étant ce qui s’impose, il la confond assez naturellement avec ce qu’il impo
19 e comme d’une arme normale. La brutalité du moins est loyale jusque dans ses excès. L’habileté, elle, masque et renie ses m
20 ous-entendu et bien entendu, qu’en soi, la vérité est immuable, qu’elle n’est nullement atteinte par un mensonge occasionne
21 ndu, qu’en soi, la vérité est immuable, qu’elle n’ est nullement atteinte par un mensonge occasionnel ; que ce mensonge, en
22 rien. En d’autres termes, le mensonge français n’ est pas mythique. Il ne crée ni ne fausse rien d’essentiel à la réalité.
23 sse rien d’essentiel à la réalité. Le système D n’ est pas un système philosophique. Ainsi se dessineraient, si nous étendio
24 ux « natures » fondamentales divergentes, dont il serait facile de suivre les manifestations dans les domaines les plus variés
25 festations dans les domaines les plus variés de l’ être . Qu’on ne voie pas ici quelque facile généralisation, mais bien plutô
26 nction que l’on vient d’établir ne vaut rien : il est même probable qu’ils forment la majorité, car peu de gens sont typiqu
27 bable qu’ils forment la majorité, car peu de gens sont typiques de quoi que ce soit. Il reste que certains tours de pensée n
28 ité, car peu de gens sont typiques de quoi que ce soit . Il reste que certains tours de pensée ne sont véritablement réalisab
29 ce soit. Il reste que certains tours de pensée ne sont véritablement réalisables qu’au sein d’un ensemble organique de mœurs
30 Empédocle, qu’un Zarathoustra, génies titaniques, sont devenus des mythes germains par excellence, — et que c’est un Françai
31 e premier, conçut, pour s’en vanter, l’idée qu’il était né malin. Paradoxe du sentiment Une rumeur lointaine et continu
32 te, ou nous surprend, ou bien encore au fond de l’ être nous déchire et nous ressuscite. À la naissance du sentiment, nous tr
33 chose qui vient combler ce vide. Une angoisse qui est un appel, et qui crée sa réponse — en vain. Le sentiment mesure une
34 n vain. Le sentiment mesure une défaillance de l’ être . Mais ici, deux interprétations deviennent possibles. Selon l’une, ce
35 viennent possibles. Selon l’une, cette déficience est inhérente à toute réalité humaine ; elle est la marque même de sa val
36 ence est inhérente à toute réalité humaine ; elle est la marque même de sa validité, la preuve d’humanité pourrait-on dire.
37 humanité pourrait-on dire. (On appelle inhumain l’ être qui ne sent rien.) Selon l’autre, elle indique seulement un défaut qu
38 une politique ou par une morale. D’une part l’on tient la déficience pour essentielle ; de l’autre elle apparaît un accident
39 ’ « impossible », — qui dans ce sens, vraiment, n’ est pas un mot français. En ceci, le monde de l’Europe centrale est plus
40 français. En ceci, le monde de l’Europe centrale est plus chrétien que le monde latin — si l’on considère ses manières de
41 idère ses manières de sentir et de penser — qu’il est essentiellement antithétique, déchiré (« déchirant ») et fondé sur ce
42 é sur cette vision de la réalité humaine : la vie est manque et compensation de ce manque ; contradictions et dépassement d
43 ntradictions2. Le monde latin, en tant que latin, étant un monde de l’unité (en vérité de l’unification à tout prix) est un m
44 l’unité (en vérité de l’unification à tout prix) est un monde « sécularisé » jusque dans ses modes les plus intimes de sou
45 la sorte, il s’imagine que sa réalité spirituelle sera plus vive, son âme plus fortement engagée dans le tragique essentiel.
46 aux, comme tous les calculs de l’âme : le péché n’ est réel que pour celui qui veut s’en arracher. Toute délectation détruit
47 en quoi le monde latin, monde de la spontanéité, est à son tour plus audacieux, et pour tout dire plus chrétien que le mon
48 le monde de l’Europe centrale. L’intelligence est sentimentale Le sentiment : un retard, un regret. Mais c’est aussi
49 gement abstrait, qui la tue. Le sentimentalisme n’ est pas du tout le contraire du rationalisme (mais nous vivons sur des di
50 nous vivons sur des distinctions de manuels). Il est même étonnant de constater combien exactement ces attitudes de l’espr
51 ater combien exactement ces attitudes de l’esprit sont parallèles. Toutes deux ont leur origine dans un perpétuel et anxieux
52 euse et synthétique de l’esprit hindou. Et cela n’ est point trop théorique. Que l’on considère en effet le devenir dialecti
53 , c’est la réaction goethéenne. Goethe en ce sens est bien l’antiallemand, ou encore comme le disait Curtius, le premier cl
54 ’acte. Il en résulte que la sensualité germanique est plus consciente (c’est-à-dire à la fois plus morose et plus débauchée
55 s l’amour et en tire une métaphysique. Le plaisir est pour lui rareté, friandise, et devient tout de suite une chose éthéré
56 découvrir. Et l’impuissance qui déjà la frappe n’ est pas même compensée par une réelle prise de conscience. Car voici bien
57 réalité que la sensation4. Le désir et le regret sont plus certains que le plaisir. Seuls ils supportent dans leur sein la
58 té adore la bêtise. Mais l’intelligence véritable est toujours sentimentale. ⁂ Europe du sentiment, patrie de la lenteur, —
59 ice et bafouée. (Chevreuse, 1932.) 1. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! Définition même du sentimentalisme
60 e, 1932.) 1. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! Définition même du sentimentalisme subjectif que rend impo
61 d’un poète français, non d’un Français. 2. Hegel serait le philosophe par excellence de l’Europe centrale. Ce qu’il a tenté d
62 l’âme allemande. Mais il a voulu que ses moments fussent successifs : c’était un moyen de la résoudre. Et c’est justement cett
63 s. Autre exemple : tous les romantiques allemands sont nourris de théorèmes de Spinoza. 4. Seule réalité vivante prise en c
2 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Première partie. Le paysan du Danube — Une « tasse de thé » au palais C…
64 ère rose où nagent des phoques à ventre blanc qui sont des ministres, des sirènes en lamé qui sont presque des dames, et aus
65 c qui sont des ministres, des sirènes en lamé qui sont presque des dames, et aussi de vrais messieurs et de vraies dames : i
66  ? Ils improvisent tous un rôle, mais le ton seul est convenu ; et l’on en reste indéfiniment à la présentation des acteurs
67 uelle tenue. Ici, plus qu’ailleurs, l’originalité est signe de sang mêlé. Ici comme ailleurs, il faut être conforme, au moi
68 t signe de sang mêlé. Ici comme ailleurs, il faut être conforme, au moins en apparence. Mais ce n’est pas à une routine que
69 t être conforme, au moins en apparence. Mais ce n’ est pas à une routine que l’on sacrifie, à une morale, à je ne sais quel
70 personne n’a l’idée d’y croire. Le pire mensonge est dans la vie réputée pratique, parce qu’il n’y est pas avoué. — Ce que
71 est dans la vie réputée pratique, parce qu’il n’y est pas avoué. — Ce que je me dis là, c’est un truisme. Truisme a l’air d
72 je me dis là, c’est un truisme. Truisme a l’air d’ être le nom d’une de ces sirènes un peu volumineuses qui déambulent en sou
73 quelqu’un qui ressemble à Richard Strauss, et qui est Richard Strauss. Il touche quelques accords, l’acteur Moissi tourne l
74 lit des vers sur le vent de printemps : la poésie est dans toutes les anthologies, l’habit classique, l’accent profond et n
75 s. Comme tout ce qui n’a pas de raison, voilà qui est plein de significations troublantes. Cela donne à penser, prête à rir
76 nte ans, qu’il résout par l’acte d’écrire… Moi je suis dans les buis, près des basses du petit orchestre, avec une écharpe e
77 nt. (Vu de près, le sourire éperdu des ballerines est émouvant, masque plus vrai que leurs visages.) On éteint. Et c’est al
78 es baronnes ont froid, veulent rentrer, car elles sont sages. Dans les salons désertés du rez-de-chaussée, elles me désignen
79 ressembler vraiment à son image. Je m’éloigne, je suis seul, comme ceux qui se souviennent. Tout est lumière dans cet espace
80 je suis seul, comme ceux qui se souviennent. Tout est lumière dans cet espace, jeu silencieux de lustres, de glaces et d’ac
81 ans la fête invisible qui m’environne, ah ! que n’ êtes -vous celles des désirs de l’amour ! La traîne d’une robe tournoie, éc
82 ondes, et ceux qu’elle baigne d’une grâce furtive sont pris du désir d’adorer. Du sein de tant de contraintes polies et dans
83 lever vers moi un regard d’ardente confiance qui était tout ce qu’on ne pouvait dire, — qui était, dans un suprême délice de
84 ce qui était tout ce qu’on ne pouvait dire, — qui était , dans un suprême délice de libération, une prière pour que l’amour so
85 délice de libération, une prière pour que l’amour soit bien-aimé… Oh ! qu’il y ait eu cette joie par un regard de jeune fill
86 e par un regard de jeune fille ! Tout peut encore être sauvé… Un accord brusque de rumeurs à travers une porte qui s’ouvre r
87 resses déchirantes, — mais ici l’on aime que tout soit exprimé en symboles gantés de blanc. Nous sommes fous, mais il y a la
88 ut soit exprimé en symboles gantés de blanc. Nous sommes fous, mais il y a la manière. Presque tous les truismes se sont évano
89 s il y a la manière. Presque tous les truismes se sont évanouis ; restent les paradoxes : peut-être vont-ils se mettre à rêv
90 avec un reproche… Moi aussi, j’ai perdu pied. Ils sont toujours plus ivres. Rosette Anday levant sa coupe de champagne rit e
91 mpagne rit et déchaîne des opéras. — « Comme elle est laide, mais une voix à faire mal de bonheur, mais laide !… ah ! magni
92 ux qui ramènent Iseut dans le silence d’un midi d’ été nordique, à l’heure de mourir dans une légèreté éperdue… Mais une mai
93 bord du sommeil saisie me ramène aux regards. Que sont tous ces gestes rythmés ? Anday chante. Ils me voient dans la nudité
94 nudité du rêve, oh ! je les hais de me voir ! Je tiens la main d’une femme qui tremble… Comtesse Adélaïde en soie d’aurore,
95 urne se refusent… Quelle tendresse, auprès de cet être secret, inaccessible et pourtant complice d’une angoisse plus bouleve
96 lence immobile de son âme… Mais les jeunes filles sont parfois trop émouvantes pour qu’on ose les embrasser. — Je tenais sa
97 rop émouvantes pour qu’on ose les embrasser. — Je tenais sa main, — ho ! qui l’a retirée des miennes ? … Sans se retourner, av
98 la plus forte… Vienne, 1928. 5. C’est ainsi qu’ était formulée l’invitation au bal du célèbre banquier Castiglioni.
3 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Première partie. Le paysan du Danube — Voyage en Hongrie
99 dormeur au fil de l’eau Où s’asseoir ? Le pont est encombré de jambes de dormeuses ; il faudrait réveiller tant de beaut
100 me demandent où je n’ai pas dormi. Le seul refuge est à l’avant, parmi des cordages, des chaînes, sur un banc humide, — jus
101 fin contre soi l’eau de ce beau Danube jaune qui est le plus inodore des fleuves. Dormir. Sans avoir pu retrouver cette mé
102 s adressée en cette vie : « Bonsoir, Monsieur, je suis fatigué, je vais au lit… » C’était au vestiaire, il enfilait une manc
103 pardessus, me donnait l’autre à serrer, la main n’ étant pas encore sortie… Dormir au fil de l’eau, entre l’étrange nuit du ba
104 es, qu’on appelle, je crois bien, jeunesse… Je me suis endormi dans une grande maison calme aux voûtes sombres, qui est un C
105 s une grande maison calme aux voûtes sombres, qui est un Collège célèbre. La recherche de l’Objet inconnu Personne n’
106 roise en ce premier réveil — délivré. Chez moi je suis la proie de l’angoisse du courrier. J’attends la lettre, j’attends je
107 emps cette angoisse. J’irai chercher moi-même, me suis -je dit, je ferai toutes les avances, les plus exténuantes, et qui sai
108 ion terrible, tout de suite : « Mais qui, mais qu’ êtes -vous venu chercher jusque chez nous ? » (En Hongrie, à 20 heures d’ex
109 ssè-je les inventer… Ah ! l’embarras de voyager n’ est rien auprès de celui d’expliquer pourquoi l’on est parti. Cependant,
110  Peter Schlemihl, et vous, A. O. Barnabooth, vous êtes , m’écrié-je, mes frères ! Nous traînons tous notre sabot, qui, loin d
111 eignirent sur les traits de mes auditeurs. — Vous êtes , me dit-on, un amateur de troubles distingués. Peu de sens du réel. M
112 nous avons repassé un grand pont vibrant et nous sommes rentrés en Europe. Mais le lendemain, m’échappant d’un programme admi
113 nt ne pas voir qu’un lieu qui porte un nom pareil est par là même extraordinaire. Celui qui ne croit pas à la vertu des nom
114 noms reste prisonnier de ses sens ; mais celui-là est véritablement voyageur qui n’a pas renoncé à convaincre le réel de my
115 sychologues appellent une conduite magique. Or il est délicieux de réaliser une idée fixe injustifiable : c’est le plaisir
116 surchauffée, entre des murs assez hauts dont l’un est peut-être la façade d’une chapelle ; mais la porte est fermée. Par un
117 eut-être la façade d’une chapelle ; mais la porte est fermée. Par une ouverture étroite on passe ensuite à une seconde terr
118 ctères turcs brodés en or. L’histoire de Gül Baba est racontée sur un papier jauni encadré et fixé au mur. Gül Baba est le
119 un papier jauni encadré et fixé au mur. Gül Baba est le dernier héros musulman qui ait fait parler de lui en Hongrie. Il s
120 as levés, dirige la circulation de Pest. Gül Baba est moins théâtral). D’ailleurs le tombeau est vide. Et les babouches ? P
121 l Baba est moins théâtral). D’ailleurs le tombeau est vide. Et les babouches ? Pas de babouches. Je sais bien que ce n’est
122 bouches ? Pas de babouches. Je sais bien que ce n’ est pas l’heure de visiter : le Père des roses est peut-être allé se prom
123 n’est pas l’heure de visiter : le Père des roses est peut-être allé se promener. Dehors, les roses crimson sentent le souf
124 . Trente degrés à l’ombre. Ce sanctuaire indigent est plutôt inexplicable que mystérieux. Aussi, la confusion des noms ne c
125 s le quotidien. Car, en somme, le Prophète Chauve est devenu le jardinier du Rozsadomb… Mais qu’eussè-je pu contempler de p
126 on sans angoisse. Café amer En Hongrie l’on est assailli par le pittoresque, mais il s’agit de le déjouer au moyen de
127 — elle n’a rien d’étrange, si l’on songe que nous sommes en Hongrie. Et ce n’est pas que je trouve ce raisonnement fin, encore
128 si l’on songe que nous sommes en Hongrie. Et ce n’ est pas que je trouve ce raisonnement fin, encore que juste, mais si je m
129 juste, mais si je me défends du pittoresque, ce n’ est qu’amour jaloux du merveilleux, avec quoi l’on est trop souvent tenté
130 st qu’amour jaloux du merveilleux, avec quoi l’on est trop souvent tenté de confondre l’excès de bizarrerie. C’est le faux
131 faux merveilleux qui a discrédité le vrai, lequel est quotidien, circonspect, souvent microscopique, moralement microscopiq
132 oscopique. (Il a tellement l’air de rien que nous sommes presque excusables de ne le point apercevoir.) Je vais cependant dire
133 r un long corridor hanté d’ombres drapées, qui ne sont pas des nonnes, bien que les voûtes soient celles d’un ancien couvent
134 , qui ne sont pas des nonnes, bien que les voûtes soient celles d’un ancien couvent. Nous pénétrons dans une grande salle vive
135 ne banquette longe trois des parois, la quatrième est occupée en partie par le comptoir (un écriteau porte simplement ce ta
136 eux ou trois tables avec des verres et bouteilles sont placées au hasard dans l’espace où tourne la fumée des cigares. Assis
137 tte fumée, les yeux à terre, dans l’attente. Nous sommes assis autour d’une table et nous voyons, au milieu de la salle, un ar
138 gnats en taxis La place Saint-Georges, à Bude, est une place vraiment royale. Vide, elle prend toute sa hauteur. Silenci
139 saint Étienne. Auprès du porche du Palais, ils n’ étaient guère qu’une centaine de curieux, et quelques gardes. Traversant dans
140 voisin qui a la tête de François-Joseph, dont il fut peut-être valet, nomme à leur passage les Karolyi, les Festetic, les
141 et fils, revêtus des couleurs familiales. Ils se tiennent très droits, appuyés sur leurs sabres d’or recourbés dont les poignée
142 , ses intérêts. Mais, en Hongrie, le nationalisme est une passion toute nue, qui exprime l’être profond de la race. On ne d
143 onalisme est une passion toute nue, qui exprime l’ être profond de la race. On ne discute pas cet amour, on ne réfute pas cet
144 , on ne réfute pas cette haine. Ici, la sympathie est un devoir de politesse. Comment la mesurer sans mauvaise grâce à qui
145 lé les deux tiers de notre patrie ? » — Ah ! ce n’ est pas vous, maintenant, qui allez demander raison à vos hôtes de la faç
146 eurs ; que si les populations des régions perdues étaient parfois en majorité roumaines ou slovaques, la minorité hongroise y c
147 é hongroise y comptait cependant pour plus ; elle était seule active et créatrice. Le reste : des porteurs d’eau… Dans l’inex
148 i emporte la sympathie : car l’orgueil hongrois n’ est point de ce que l’on gagne sur autrui, mais de ce que l’on est ; non
149 ce que l’on gagne sur autrui, mais de ce que l’on est  ; non point d’un parvenu, mais d’un aristocrate. Tous dangers égaux d
150 les Hongrois n’ont pas perdu le sentiment qu’ils sont en scandale au monde moderne. Voilà ce qu’on ne dit pas dans les dépê
151 is de plus, passent à côté de l’essentiel. Rien n’ est grave, que le sentiment, — en politique comme ailleurs. Songez à ce q
152 ples ressemble à celle des individus, pour ce qui est du moins, de mentir à soi-même. Mais les Hongrois ne renient pas leur
153 imaginations absurdes et de souffrances vraies, n’ est -ce point le climat de la passion ? — C’est celui de la Hongrie.6
154 te chimérique, mais qu’on peut croire bien près d’ être comblé dans ce pays où les courtiers ne donnent pas encore le ton. La
155 ent pas encore le ton. La littérature hongroise n’ est guère connue à l’étranger que par quelques pièces légères de Molnar,
156 hongrois » dans un style académique qui me paraît être le contraire du style hongrois. Il y a aussi une extrême gauche, et s
157 auvage, social ou futuriste, et dont la « furia » serait assez hongroise… Mais l’expression la plus libre et la plus vivante d
158 nie littéraire de cette race me paraît bien avoir été donnée par le groupe important du Nyugât (l’Occident), revue fondée p
159 y et Michel Babits. Ady, le sombre et pathétique, est mort à 35 ans, mais sa ferveur anime encore ces écrivains profondémen
160 de goûts et de curiosités, et dont Michel Babits est aujourd’hui le chef de file. Des amis m’emmènent le voir à Esztergom,
161 voir à Esztergom, où il passe ses étés. Esztergom est la plus vieille capitale de la Hongrie. Attila, me dit-on, y régna. A
162 doivent vivre ceux qui « chantent ». L’après-midi est immense. Nous buvons des vins dorés et doux que nous verse Ilonka Bab
163 dorés et doux que nous verse Ilonka Babits (elle est aussi poète, et très belle), nous inscrivons nos noms au charbon sur
164 fouille la plaine à la longue-vue et rêve qu’il y est , je grimpe au cerisier sauvage, derrière la maison, un peintre tout e
165 les vignes, ah ! qu’il fait beau temps, l’horizon est aussi lointain qu’on l’imagine, tout a de belles couleurs, le poète s
166 ’orgueil errant, de conquêtes vagues… Tout ce qui est de la terre renonce à s’affirmer en détail précis, se masse dans une
167 erpente dans un de ces paysages de nulle part qui sont les plus émouvants, entre des collines basses grattées par les vents,
168 imes qu’à cette heure on sent bien que poursuivre est une sorte d’enivrant péché. — Nous aurions une maison dans ce désert
169 de tout amour pour quelque bien particulier où je serais tenté de me complaire. Oh ! je sais ! — Je ne sais plus. — Le train s
170 des beaux-arts Ils n’ont plus de noms, ils ne sont qu’une ivresse aux cent visages, lorsque j’entre dans l’atelier du pe
171 lier du peintre. Je ne tarde pas à oublier ce qui est lent ou fixe ou pas-à-pas. Tout s’épanouit dans un monde rythmé, fusa
172 . J’observe que les paroles autant que les gestes sont gouvernées par la seule logique d’un rythme constamment imprévu. Il s
173 etit caillou. Ici, le sens des mots et des choses est celui d’un courant musical qui domine l’ensemble et le compose selon
174 la sciure ou dans le gâtisme. On trouve que ça n’ est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut
175 ouve que ça n’est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut choisir entre les bonnes manières et l
176 t… Le vertige (la peur et l’amour du vertige). Qu’ est -ce qu’il y aurait de l’autre côté ? Se laisser choir dans le Gris ? R
177 e ! Mais vous, derrière ma tête, Sans Noms, ça ne sera pas encore pour cette fois. Chansons hongroises Les Suisses cha
178 des lieder de l’Oberland : ici la mélancolie même est passionnée. Elles chantent avec le corps entier — non pas avec les br
179 un désir de perdition illimitée… Les Hongrois se sont arrêtés dans cette plaine. Mais c’est le soir au camp, perpétuel. Une
180 s, et toute la frénésie d’un grand souffle qui se serait mis à tourbillonner sur place. L’amour en Hongrie (généralités)
181 t les saucisses ou les catastrophes, selon qu’ils sont techniciens ou intellectuels. Les Français aiment par goût du bavarda
182 nscience. À Vienne on voit des couples qui savent être à la fois cocasses et fades. En Italie… Mais l’amour hongrois t’empor
183 Symphonie-Dichtung borodinesque, mais l’erreur n’ est imputable qu’à mon instabilité rythmique. (Trop souvent ce que je voi
184 traverse ce que j’entends.) La plaine hongroise n’ est pas monotone, parce qu’elle est d’un seul tenant. Rien qui fasse répé
185 laine hongroise n’est pas monotone, parce qu’elle est d’un seul tenant. Rien qui fasse répétition. C’est ici le premier pay
186 ande grouillante de questions sociales. La Puszta est une terre vierge, je veux dire que la bourgeoisie ne s’y est pas enco
187 re vierge, je veux dire que la bourgeoisie ne s’y est pas encore répandue. Il y a peu de bourgeois en Hongrie. Il y a de pe
188 moyens » — c’est-à-dire au-dessus du Moyen — qui est caractéristique du Hongrois. — « Comment peux-tu vivre si largement ?
189 ndre à toutes les terrasses de Debrecen. Debrecen est une sorte de grande ville indescriptible, à demi mêlée aux sables de
190 n me l’a dit, c’est vrai : cette ville historique est aussi l’autre « Rome protestante ». Mais d’avoir vu ses profondes bib
191 compris la Grande Plaine, et que par sa musique j’ étais aux marches de l’Asie. En sortant du concert, j’ai erré aux terrasses
192 els, dans le grandiose bavardage des Tziganes. Qu’ est -ce qu’ils regardent en jouant ? Qu’est-ce qu’ils écoutent au-delà de
193 iganes. Qu’est-ce qu’ils regardent en jouant ? Qu’ est -ce qu’ils écoutent au-delà de leur musique — car aussitôt donnée la p
194 vague toujours un peu plus haute que profonde ne fut l’attente, et lâche tout. C’est l’âme qui joue aux montagnes russes,
195 ous a paru beau, en faire le tour, mais voilà qui est affaire de pur caprice, tandis que s’y baigner est une règle de savoi
196 st affaire de pur caprice, tandis que s’y baigner est une règle de savoir-vivre avec la Nature. Lac doré, horizon de collin
197 hôte, on irait ensemble à Tihany — elle a l’air d’ être en Italie sur sa presqu’île — par cet instable bateau-mouche qui nagu
198 argne, et les petites gens plus de bonté… Déjà je suis repris par le malaise que m’infligent les lieux faciles. Ô tristesse
199 ne aux collines basses, d’apparence rocheuse — ce sont des restes de volcans — blanches sous la Lune et toutes lustrées de r
200 maïs, épiant la venue d’une joie inconnue. Joie d’ être n’importe où… évadé ? Mais soudain, c’est au silence que je me heurte
201 e je me heurte, comme réveillé dans l’absurdité d’ être n’importe où. Une panique balaye la nuit déserte jusqu’à l’horizon. O
202 t’appelle là-bas, maintenant, maintenant, où tu n’ es pas — et tant d’amour perdu… Un train dormait devant la gare campagna
203 n train dormait devant la gare campagnarde. Je me suis étendu dans un compartiment obscur, stores baissés, à l’abri de la lu
204 i dû voir l’objet pour la première fois — ou bien était -ce un être ? Insomnie J’éteignais la lampe et la veilleuse me r
205 objet pour la première fois — ou bien était-ce un être  ? Insomnie J’éteignais la lampe et la veilleuse me rendait comp
206 obstiné de cette hurlante bousculade sur place qu’ est un voyage en express. Mais je ne trouvais pas la pente de mon esprit,
207 e composais un traité des voyages : les titres en étaient de Sénèque ou de Swift, et je voyais très bien ce qu’en eussent tiré
208 t de suite à la débauche. Notre liberté de penser est absurde au regard des contraintes que subissent nos gestes. Imaginer
209 isie s’en tire avec une volte-face.) Quelle heure est -il ? La Lune se tient assez bien depuis un moment, c’est que la ligne
210 une volte-face.) Quelle heure est-il ? La Lune se tient assez bien depuis un moment, c’est que la ligne est droite. Je ne sai
211 t assez bien depuis un moment, c’est que la ligne est droite. Je ne sais plus dans quel sens je roule. J’aime ces heures dé
212 entées ; le sentiment du « non-sens » de la vie n’ est -il pas comparable à ce que les mystiques appellent leur désert, — cet
213 . « Il revient de loin » signifie : qu’il vient d’ être très malade. Si dans ta chambre, en plein jour, tu t’endors, et que,
214 hant plus en quel endroit du temps tu vis, — c’en est fait, toutes choses ont revêtu cet air inaccoutumé qui signale que tu
215 naccoutumé qui signale que tu es parti. Voyager —  serait -ce brouiller les horaires ? Le voyage est un état d’âme et non pas un
216 er — serait-ce brouiller les horaires ? Le voyage est un état d’âme et non pas une question de transport. Un vrai voyage, o
217 r pour découvrir ce sens ! — Qu’as-tu vu que tu n’ étais prêt à voir ? — Mais il fallait aller le voir ! — La vie est presque
218 voir ? — Mais il fallait aller le voir ! — La vie est presque partout la même… — Mais en voyage on la regarde mieux. — La v
219 seulement que ma vie a un but. M’approcher de mon être véritable. Seul au milieu des miens, j’oubliais ma race, j’avais l’il
220 iens, j’oubliais ma race, j’avais l’illusion de n’ être rien que… moi-même. Identique à mon centre. Ici, comparé à tant d’aut
221 écouvre localisé dans un type humain. Immobile, j’ étais presque infiniment variable, indéterminé. Et c’est le voyage qui me f
222 rmettrait de combler l’écart entre moi et Moi qui est la seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être ? L’Objet ?
223 seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être  ? L’Objet ? — Est-ce que je dors dans mes pensées ? La veilleuse fleu
224 ument tragique… Une chose ? Un être ? L’Objet ? —  Est -ce que je dors dans mes pensées ? La veilleuse fleurit soudain d’un é
225 faudrait sortir à l’air frais, mais chaque porte est obstruée par un douanier, tant qu’à la fin on me refoule dans mon com
226 qu’à la fin on me refoule dans mon compartiment. Est -ce encore un rêve ? Je comprends bien qu’il faudrait ouvrir ces valis
227 des aveux complets. J’ai le feu à la tête mais je suis innocent : puisqu’enfin il n’est pas dans ma valise, ce n’est que tro
228 la tête mais je suis innocent : puisqu’enfin il n’ est pas dans ma valise, ce n’est que trop certain. Cependant, « rien à dé
229  : puisqu’enfin il n’est pas dans ma valise, ce n’ est que trop certain. Cependant, « rien à déclarer » après des semaines d
230 r sur moi que je le cherche, c’est pourquoi l’œil est implacable… Pas de clefs dans mes onze poches. Seulement ce papier ti
231 en pourquoi l’Objet n’a pas de nom. Parfois je me suis demandé s’il n’était pas une sorte de pierre philosophale. Peut-être
232 n’a pas de nom. Parfois je me suis demandé s’il n’ était pas une sorte de pierre philosophale. Peut-être ces deux mots suffira
233 désespèrent pas encore du Grand’Œuvre ? Cela seul est certain : qu’il existe des signes. Peut-être faut-il d’abord les déco
234 prendre par la main. Ainsi je quitte la Hongrie. Serait -ce là tout ce qu’elle m’a donné ? Cette notion plus vive d’un univers
235 Hongrie de mes rêves, ma Hongrie intérieure ? Il est vrai que l’on connaît depuis toujours ce qu’une fois l’on aimera. Et
236 ours : au point de perfection, aimer et connaître sont un seul et même acte. Peut-être l’ai-je aimée d’un amour égoïste, com
237 t-être l’ai-je aimée d’un amour égoïste, comme un être dont on a besoin et de qui l’on chérit surtout ce dont on manque : to
238 e et dont personne ne vit. Et certes un tel amour est un amour mineur. Mais qui saura jamais la vérité sur aucun être ? Et
239 mineur. Mais qui saura jamais la vérité sur aucun être  ? Et s’il fallait attendre pour aimer ! Je me souviens de ces terrain
240 e Plaine encore rougeâtre de soleil couchant. J’y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant
241 ant. J’y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant je n’éprouve qu’une étrange sécurité. Pr
242 dresse, quelque similitude… Oh ! si peu ! Mais qu’ est -ce que ce voyage, si tu songes à tous les espaces à parcourir encore
243 But dont tu ne sais rien d’autre que sa fuite : n’ est -il pas cet objet qui n’ait rien de commun avec que ce que tu sais de
244 sais de toi-même en cette vie ? Mais le voir, ce serait mourir dans la totalité du monde, effacer ta dernière différence, — c
245 dernière différence, — car on ne voit que ce qui est de soi-même, et conscient. Et c’est à cause d’un pari peut-être fou,
246 tu n’as vu l’enjeu qu’un seul instant — nos rêves sont instantanés — que tu es parti ; et maintenant tu joues ce rôle, tu t’
247 — lit-on dans les upanishads. — Or si un homme n’ est pas satisfait dans la lune, celle-ci le libère (le laisse aller chez
248 le laisse aller chez Brahma) ; mais si un homme y est satisfait, la Lune le renvoie sur terre en forme de pluie. » Si je tr
249 uire. (Aussitôt je commence à comprendre ce qu’il est  : cela qui me rendrait acceptable ce monde.) Malheur à celui qui ne c
250 eul clerc qui n’ait pas trahi — qui me paraissent être la grandeur de la Hongrie, on m’expliquera que je suis pour la guerre
251 la grandeur de la Hongrie, on m’expliquera que je suis pour la guerre, puisque enfin cet état d’esprit que j’admire est, ent
252 rre, puisque enfin cet état d’esprit que j’admire est , entre autres, belliqueux. Or je suis pacifiste. Comment ne pas l’êtr
253 que j’admire est, entre autres, belliqueux. Or je suis pacifiste. Comment ne pas l’être ! Mais je crois que les pacifistes q
254 elliqueux. Or je suis pacifiste. Comment ne pas l’ être  ! Mais je crois que les pacifistes qui veulent assurer la paix par la
255 nt assurer la paix par la mutilation des passions sont disciples d’Origène. Il doit y avoir d’autres solutions… [NdE] Cette
256 époque , base de cette édition numérique. Elle a été manifestement réintégrée par Denis de Rougemont en vue de l’édition d
257 ité des érudits. 9. La fameuse marche de Rakoczy est l’œuvre d’une Tzigane. 10. L’or n’était qu’un prétexte. Encore une b
258 de Rakoczy est l’œuvre d’une Tzigane. 10. L’or n’ était qu’un prétexte. Encore une blague de passeport.
4 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Première partie. Le paysan du Danube — Le balcon sur l’eau
259 Le balcon sur l’eau Tu es appuyée debout contre moi, et nous regardons à nos pieds l’eau vivant
260 ous regardons à nos pieds l’eau vivante. La brume est proche. Une haute muraille derrière nous ferme le monde. Tu ne trembl
261 t… Et l’air chargé d’attente. Nos têtes immobiles sont près de se toucher, nos regards s’en vont à la rencontre de ce qui es
262 r, nos regards s’en vont à la rencontre de ce qui est voilé. Retiens ton souffle, retiens ton envie de fermer les yeux cont
263 se, écoute, attends… Peut-être que déjà la parole fut dite et reçue quelque part en nous-mêmes, dans la brume où nous somme
264 quelque part en nous-mêmes, dans la brume où nous sommes perdus avec ce clapotis d’une eau étrangement vivante et qui rêve ; e
5 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Deuxième partie. La lenteur des choses — Châteaux en Prusse
265 l derrière nous décroissant, tumulte d’un matin d’ été . Maintenant une odeur fine de benzine traverse les odeurs de la forêt
266 pé ; les hôtes dans leurs fauteuils ; la comtesse est à l’harmonium ; le comte en face d’elle lit l’Écriture. Puis on chant
267 face d’elle lit l’Écriture. Puis on chante et ce sont parfois des strophes de Novalis, des mélodies de Bach. Après le Notre
268 ci récite une courte prière, durant laquelle il n’ est plus question de bouger. La table immense est chargée des produits du
269 l n’est plus question de bouger. La table immense est chargée des produits du domaine. On boit un peu de bière, mais surtou
270 urtout du lait froid dans de grands verres : il n’ est pas de boisson plus rafraîchissante, ni qui se marie mieux avec le go
271 , dont on mange presque chaque jour. L’après-midi est consacré à l’inspection des terres. Chaque jour nous partons en break
272 Le fusil déposé sur nos genoux, par habitude, ce sera pour tirer un chat qui rôde autour de la faisanderie. Les couchers de
273 rêts maigres et de pâturages à perte de vue. Nous sommes pour trois jours les hôtes d’une immense demeure en briques roses et
274 ffre les commodités du plus luxueux home anglais, est monstrueuse jusqu’à l’impudeur. Apparemment, l’on est ici plus à la p
275 monstrueuse jusqu’à l’impudeur. Apparemment, l’on est ici plus à la page que chez mes burgraves. Les maîtres du lieu sourie
276 moires, en français, d’un des burgraves zu D. qui fut gouverneur d’Orange, et eut pour précepteur Pierre Bayle en personne,
277 date, il n’y a plus que les Gothas. Les modernes sont fous et ridicules. Ils ont mis un sellier à la tête du Reich, et seul
278 d on leur confie des poulains à dresser — et ce n’ est pas commode de se trouver devant une bête en liberté qu’on doit saisi
279 aisir d’abord, puis seller et dompter. Ou bien ce sont des tâches précises, dans l’organisation des domaines ou des chasses 
280 l’individu demeure théorique, et son application est indéfiniment retardée, contrecarrée, découragée sournoisement. Nous c
281 ntera interminablement à table. — Cruauté franche est signe de santéa. Ebo, l’aîné des fils, 19 ans, joue de l’accordéon da
282 à l’heure, une étrange mélodie, lente et pesante, est revenue avec insistance : il la joue chaque soir, plusieurs fois. Je
283 ance : il la joue chaque soir, plusieurs fois. Je suis allé lui demander ce que c’était. « L’hymne d’un mouvement clandestin
284 « L’hymne d’un mouvement clandestin, dont le chef est en prison depuis quelques années. Il veut la renaissance du Reich all
285 rinz pour une restauration de l’Empire. Voilà qui serait presque aussi mal vu de l’excellent burgrave, lequel me disait en me
286 aissons du grand salon : « Une mésalliance ! » Il est vrai que les princes, burgraves et comtes zu Dohna-Schlobitten auf Wa
287 siècle, — ces parvenus. Tacite prétend que l’élan est un animal aux jambes dépourvues d’articulations, en sorte qu’il ne pe
288 comme des arbres qui se mettraient en marche, et sont tellement articulés qu’on craint à chaque pas que leurs membres ne se
289 nous leur connaissons, cette superstition ne leur est nullement nécessaire. Leurs plaisirs ne contredisent pas leurs travau
290 J’entends les gens de villes : « Ça ne doit pas être bien drôle à la longue ! » Avec cela que vos plaisirs vous amusent ta
291 os plaisirs vous amusent tant ! La neurasthénie n’ est -elle pas une de vos inventions ? Et toute votre littérature est occup
292 ne de vos inventions ? Et toute votre littérature est occupée à décrire vos satiétés, quand elle ne se met pas au service d
293 nts que ceux-là justement qui donnent sa raison d’ être au labeur des journées. Nous voici délivrés de la grande bourgeoisie,
294 n méprisable de gêne et de morgue. Et dire que ce sont ces gens-là — cette tourbe — qui se permettent de juger la noblesse t
295 ttent de juger la noblesse terrienne. Dire que ce sont ces bourgeois-là, bassement incapables de brutalité ou d’orgueil phys
296 ous dire, entre deux bridges, que les « terreux » sont démodés. Bien joli quand ils ne leur reprochent pas d’ignorer Proust.
297 je ne défendrai pas les junkers, dont le nom seul est une injure dans tant de bouches, — une injure dans le vide, d’ailleur
298 urs inquiets, toujours doutant de leurs raisons d’ être et de leur actualité, de quêter chez autrui des confirmations, des fl
299 s telles que Dieu les a créées. Aristocratie de l’ être et de la fonction, non de la considération. Et tout le reste de l’Eur
300 en voir dans la « féodalité » de ces junkers, qui soit plus répugnant pour notre humanité que tant de systèmes prônés par le
301 s, végétales, domestiquées ou catastrophiques. Je suis scandalisé quand je vois se croiser dans la rue sans se connaître un
302 colère et de gêne guère moins ignoble. Mais je ne suis pas scandalisé quand le burgrave salue cordialement et franchement de
303 ment des paysans qui s’inclinent sans contrainte. Est -ce là dire que le « retour » à tel état soit souhaitable ? La questio
304 inte. Est-ce là dire que le « retour » à tel état soit souhaitable ? La question me paraît, au concret, dépourvue de sens. M
305 ée à « laisser ce monde aux Juifs », puisque tout est perdu, mais héroïquement attachées à leur terre, à leur grandeur — ce
306 le durablement. Les landes de la Prusse-Orientale sont très irrégulièrement fertiles ; seules les grandes entreprises « tien
307 ement fertiles ; seules les grandes entreprises «  tiennent le coup » lors d’une inondation ou d’une sécheresse partielle. J’ai v
308 e morcellement des terres, le stade démocratique, est ici plus visiblement qu’ailleurs une utopie. Impossible de passer du
309 te étrangère au capital. Comme les autres ils ont été ruinés par la guerre, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus de monnaie : cel
310 ne vainc pas souvent leurs méfiances. Certains se sont faits communistes, par goût de l’énergie peut-être. J’ai vu des membr
311 membres d’un parti national-marxiste dont le rêve est de restaurer la Prusse du grand Frédéric par les méthodes de Lénine…
312 sistent par leur pauvreté. Les magnats de Hongrie sont déjà des pachas, et l’Occident ne peut rien en attendre, qu’un corps
313 945, tous les châteaux de la Prusse-Orientale ont été rasés par les Russes, sous prétexte de communisme. Personne n’a dénon
314 tion, termine ainsi la phrase : « Cruauté franche est signe de santé, dirait Nietzsche ». Nous signalons l’écart, probablem
6 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Deuxième partie. La lenteur des choses — La tour de Hölderlin
315 attirer là-dessus l’attention du médecin, mais il est plus difficile de se faire comprendre par un sot que par un fou. » L’
316 u’aujourd’hui le hasard qui m’amène à Tubingue ne soit pas seulement un hasard… Hier, c’était la Pentecôte. La fête de la pl
317 s ce siècle, où tant de voix l’appellent, combien sont dignes de s’attendre au don du langage sacré ? Cette langue de feu qu
318 don du langage sacré ? Cette langue de feu qui s’ est posée sur Hölderlin et qui l’a consumé… Digne ? — Un adolescent au vi
319 e Grand Jeu. Dix années où le génie tourmente cet être faible, humilié par le monde. L’amour s’éloigne le premier, quand Höl
320 t à peine sensible dans son œuvre. Car ce poète n’ est peut-être que le lieu de sa poésie, — d’une poésie, l’on dirait, qui
321 loin d’elle (dans la région de Bordeaux croit-on) est frappé d’insolation ; sa folie d’un coup l’envahit. C’est une sorte d
322 sson ardent quitté par le feu se dessèche. Ce qui fut Hölderlin signe maintenant Scardanelli des quatrains qu’il donne aux
323 le. — C’était l’époque des amateurs de ruines. Je suis descendu au bord de l’eau, un peu au-dessous de la maison, en attenda
324 e penchent vers l’eau lente. Sur l’autre rive qui est celle d’une longue île, des étudiants au crâne rasé se promènent un r
325 uts et sombres, qui paraîtraient immenses s’ils n’ étaient à demi encombrés d’armoires. Un couloir, la chambre. L’homme qui me c
326 s. Un couloir, la chambre. L’homme qui me conduit est le propriétaire. « Monsieur connaît Hölderlin ? questionne-t-il, méfi
327 nt — bon, bon, parce qu’il y en a qui viennent, n’ est -ce pas, ils ne savent pas trop qui c’était… Alors vous devez connaîtr
328 son banc et ses lilas fleuris qui trempent. Tout est familier, paisible au soleil. Il passait des heures devant cette fenê
329 ngtemps qu’elles ont fui. Avril et mai et juillet sont lointains, Je ne suis plus rien, je n’aime plus vivre. Il y avait en
330 ui. Avril et mai et juillet sont lointains, Je ne suis plus rien, je n’aime plus vivre. Il y avait encore plus de paix que
331 es, de l’autre côté de l’eau jaune et verte… Quel est donc ce sommeil « dans la nuit de la vie » — et cet aveu mystérieux :
332 e lieu soudain m’angoisse. Mais le gardien : il y est comme chez lui. — Dormez-vous dans ce lit ? — Oh ! répond-il, je pour
333 s les marronniers. À quatre heures, l’orchestre s’ est mis à jouer des mélodies charmantes, jazz et clarinette, chansons de
334 ie normale. Il y a pourtant cette petite chambre… Est -ce que tout cela existe dans le même monde ? (Il est bon de poser par
335 -ce que tout cela existe dans le même monde ? (Il est bon de poser parfois de ces grandes questions naïves.) Lui aussi a vé
336 rts, qui se promènent tout seuls… Et puis, il lui est arrivé quelque chose de terrible, où il a perdu son âme. Et puis il n
337 de terrible, où il a perdu son âme. Et puis il n’ est revenu qu’un vieux corps radotant. — Qu’en pensez-vous, bonnes gens ?
338 éféré faire tout de suite la bête : comme cela on est mieux pour donner le coup de pied de l’âne… Écoutons plutôt Bettina —
339 ied de l’âne… Écoutons plutôt Bettina — la vérité est plus humaine, est plus divine quand c’est une telle femme qui la conf
340 tons plutôt Bettina — la vérité est plus humaine, est plus divine quand c’est une telle femme qui la confesse : « Celui qui
341 siquettes et ces parfums de fleurs et d’eau… elle est tellement d’ailleurs… Faut-il donc que l’un des deux soit absurde, de
342 lement d’ailleurs… Faut-il donc que l’un des deux soit absurde, de ces mondes à mes yeux soudain simultanés ?… Le tragique d
343 és ?… Le tragique de la facilité, c’est qu’elle n’ est qu’un oubli. Et pourtant, comme elle paraît ici bien établie, triomph
344 ces eaux, ces âmes indulgentes à leur banalité ? Est -ce qu’ils ne soupçonnent jamais rien ? Ou bien, peut-être, seulement,
345 e temps même qu’il nous entr’ouvre le ciel, qu’il est bon qu’il y ait la terre… Mais que cette musique vulgaire, par quel h
346 na von Arnim-Brentano : Die Günderode. 14. Où il était précepteur. Mme Gontard est la Diotima de l’Hypérion et des poèmes.
347 nderode. 14. Où il était précepteur. Mme Gontard est la Diotima de l’Hypérion et des poèmes.
7 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Deuxième partie. La lenteur des choses — Petit journal de Souabe
348 ongtemps côtoya une rivière, des forêts. Les rues sont vides jusqu’au cœur de la ville, où l’attend une ample demeure. Et ma
349 ttend une ample demeure. Et maintenant le chien s’ est tu ; des pas s’éloignent. Un trait de lumière sous la porte disparaît
350 moires monumentales. Dans une chambre froide il s’ est couché en grelottant. Mais à travers l’ombre il distingue les masses
351 ux édredons rebondis où l’on s’enfouit comme s’il était le sommeil même. Le bruit de la rivière et de l’écluse proche, — ce s
352 e bruit de la rivière et de l’écluse proche, — ce sera sa première habitude. 22 avril 1929 Mes fenêtres donnent sur la
353 ntir que je les regarde ? Vraiment la plus petite est jolie, très brune, avec un gros collier de verre bleu… Elle lève les
354 et séparé », ces deux mots que rythmait le train, est -ce qu’ils font encore vraiment mal ? 24 avril 1929 Les habitant
355 i domine la médiocrité du monde. Le père Reinecke est un esprit « caustique » — il aime à me le répéter en français —, et j
356 n son petit talent dans la famille. Le gros Fritz est un blond géant de 25 ans, qui rit avec bonté et se distingue dans les
357 re, et quelque bienveillance lorsqu’il a compris. Est -ce tout ? Il y a encore l’absence de la fille, élément considérable d
358 ns avoir l’air de rien sur le pont Saint-Nikolaus sont bien capots de voir à sa fenêtre la silhouette de l’Étranger. On a la
359 9 Ils ont de la peine à comprendre pourquoi je suis venu vivre dans ce bourg, chez eux justement… Comment leur confesser
360 u quelconque et paisiblement habité ? Cette ville est pour eux la moins quelconque du monde. Je prétexte des écritures — qu
361 ées où je ne l’amènerai jamais, à cette heure qui serait celle de rentrer chez nous s’asseoir auprès d’un feu… — Mais non.
362 nfonçant au hasard dans la forêt. Vers le soir, j’ étais bien perdu. La lumière montait vers la cime des arbres, aux lisières
363 à travers une nature de divagation. Les lisières sont des lieux de l’esprit où circulent des bêtes nées du rêve. Et l’Arche
364 baigné encore de cette fièvre amoureuse ; et tout est mythe de nouveau. Mythes de l’ombre et des frontières, sortis de la f
365 nstant merveilleux que je veux noter ici. Le ciel est encore plus blanc, et la prairie s’embrume. Soudain, à dix pas devant
366 au ras des herbes, se lève, saute sur place, — n’ est plus là. —J’ai poursuivi longtemps le reflet rouge de ses yeux parmi
367 hes enfouies sous les branches folles : le jardin est abandonné depuis des années, sur ses terrasses étroites, déjà brûlant
368 table de pierre et son banc en demi-cercle. L’air est encore humide dans cette grotte d’ombre. Sur le banc froid j’étale ma
369 rampants ou volants, ces formes et ces voies qui sont celles mêmes par où la pensée entre en contact avec tout le mobile et
370 ivant, de nouveau se répondent, se conviennent et soient signes l’un de l’autre. Dans le bonheur de cette matinée, la pensée s
371 des hautes branches. L’architecture, dit Goethe, est une musique glacée. Mais l’arborescence est une musique vivante, une
372 ethe, est une musique glacée. Mais l’arborescence est une musique vivante, une musique infiniment lente. Elle fraie des pis
373 nsée à la plus insistante vénération du réel. Tel serait le fondement d’une morale des idées « par-delà le logique et l’absurd
374 que et l’absurde ». Ah bien ! je connais quelques êtres entièrement en substance grise qui n’eussent pas mieux dit cela, — ma
375 ne humaine. L’autre enseigne que chacun des anges est un miroir du ciel entier. C’est parce qu’ils savent les correspondanc
376 uchons, — ce mystique avec naturel de ce qui nous est invisible. Tous deux orientent la réflexion vers le sens et vers le s
377 lexion vers le sens et vers le symbole concret. N’ est -ce point ce genre de démarche que notre « culture » a le plus méprisé
378 arche que notre « culture » a le plus méprisé ? N’ est -ce point à cause de ce mépris qu’elle a perdu le secret de l’humain ?
379 en ni dans le ciel ni sur la terre. Car enfin, qu’ est -ce que l’homme ? qu’est-ce donc que ce paradoxal mélange de chair et
380 r la terre. Car enfin, qu’est-ce que l’homme ? qu’ est -ce donc que ce paradoxal mélange de chair et d’âme ? Paracelse et Swe
381 ccorderaient, je le crois, pour répondre. L’homme est un point de vue central et médiateur entre les corps et les esprits.
382 ie, c’est de revêtir un corps humain. Or, pour l’ être situé en un tel lieu — le lieu humain par excellence —, il devient au
383 le a sa correspondance dans la matière, ou bien n’ est qu’une duperie. Correspondances à vrai dire tellement invisibles et d
384 peries tellement respectables pour la plupart des êtres qui peuplent ces villes, là-bas, que le nom d’homme ne saurait plus l
385 l’amour des anges et des humains, — l’amour, qui est le lieu des correspondances, qui est le degré suprême de la significa
386 l’amour, qui est le lieu des correspondances, qui est le degré suprême de la signification. (L’état de l’âme et du corps où
387 ntradiction, la mentalité du bourgeois de ce pays est puissamment réaliste. J’en trouve des marques bien curieuses dans les
388 onsidérations sur ma vie » du père Reinecke. Il y est beaucoup question de la vie éternelle, et d’expériences vécues avec l
389 e et qu’on boive ferme après ma mort, tant que je serai encore dans la maison, et qu’on ne lésine pas. Il restera toujours as
390 ipants s’en retourne avec cette conviction : « Ce fut un bel enterrement ! » Et de même, ceux qui auront pris soin de moi a
391 de moi au moment de ma mort et tôt après devront être largement dédommagés. Nul ne sait si je ne flotterai pas encore au-de
392 ’amertume à voir que mes derniers désirs mêmes ne sont pas accomplis. Tant que je serai étendu dans la maison, je veux que l
393 s désirs mêmes ne sont pas accomplis. Tant que je serai étendu dans la maison, je veux que la lumière brille dans ma chambre
394 ’on n’y regarde pas à quelques kilowatts. Je veux être mis en bière dans mes habits de tous les jours, et peu importe si les
395 de mon pantalon brillent. En aucun cas je ne veux être emballé dans une serviette de papier. Je renonce aux couronnes mortua
396 lier de perles bleues. Après la partie, où l’on s’ est renvoyé autant de regards que de balles : — « Je vous ai bien vu, un
397 i bien vu, un jour à la fenêtre de mon amie, vous étiez si melancholisch ! » — « À ma fenêtre ? Je ne m’en souviens pas », di
398 us a fait fuir sous la tonnelle du vestiaire. « N’ est -ce pas, les Français sont terribles avec les filles ? » (je pense : c
399 nnelle du vestiaire. « N’est-ce pas, les Français sont terribles avec les filles ? » (je pense : comme elles sont tout de su
400 ibles avec les filles ? » (je pense : comme elles sont tout de suite en fuite, de tout leur maintien, quand elles ne sont pa
401 e en fuite, de tout leur maintien, quand elles ne sont pas provocantes). Elle baisse les yeux, rougit, respire. Elle a l’air
402 et d’une réminiscence littéraire. Ses deux sœurs sont venues la chercher, et nous sommes rentrés sous le même parapluie, ju
403 . Ses deux sœurs sont venues la chercher, et nous sommes rentrés sous le même parapluie, jusqu’à leur petite maison couverte d
404 petite maison couverte de roses Crimson. Le père est un colonel en retraite qui déteste les Franzosen. On ne me permet pas
405 ssiques français, livrés à l’Enseignement, Goethe est profondément « populaire ». Non seulement l’aubergiste d’en face cite
406 a vie bourgeoise, qui fait un peu sourire, et qui est si réconfortante. 12 juin 1929 Paracelse et Swedenborg : Goethe
407 tout, ici, conspire à m’inculquer. Que Goethe ait été « initié », ne saurait laisser aucun doute, fussions-nous même privés
408 t été « initié », ne saurait laisser aucun doute, fussions -nous même privés de certains témoignages oraux ou de quelques textes
409 ur symbolisme concret, de leur incarnation, qu’il est possible de lire les Affinités « sans y rien voir », comme on dit15.
410 . — Des Werthers aux yeux secs, voilà ce que nous sommes . 14 juin 1929 Je suis assis en face du magazine que lit le père
411 , voilà ce que nous sommes. 14 juin 1929 Je suis assis en face du magazine que lit le père Reinecke. Ses grosses patte
412 nuit qu’il eût fallu vivre tout entière et qui n’ est plus bonne qu’à dormir… Alors j’ai eu ce regard étrangement oblique,
413 son magazine — pas trop doux, hein !… » Tout cela est très juste ; la vie doit être ainsi : parfaitement compréhensible et
414 hein !… » Tout cela est très juste ; la vie doit être ainsi : parfaitement compréhensible et d’une vulgarité toute naturell
415 une barbe en crin de cheval du diable. L’héroïne est belle comme une ballade de Bürger, tandis qu’elle arrose de ses larme
416 ériennes, des chansons du Grand Duché de Bade qui sont ce que je connais de plus indiciblement nostalgique. Und solltest du
417 udrait la mélodie.) La fanfare s’éloigne. La nuit est chaude sur les collines. Un grand verre de bière à l’auberge déserte,
418 r des rosiers sauvages. Laquelle des trois filles est donc la plus jolie ? Sans doute celle qui dort dans la mansarde, et q
419 e d’elle ». Son sérieux enfantin devant la vie. «  Es ist doch Schicksal, es ist alles Schicksal ! » Avec un soupir c’est i
420 enfantin devant la vie. « Es ist doch Schicksal, es ist alles Schicksal ! » Avec un soupir c’est irrésistible, et cela si
421 ve ? ou comme quelque chose de bien vrai et qui s’ est passé cette nuit ? Plusieurs choses sont douces au désir de celui qui
422 et qui s’est passé cette nuit ? Plusieurs choses sont douces au désir de celui qui marche dans une campagne nocturne. Mais
423 pagne nocturne. Mais plus douce que toutes choses est la rencontre sous un arbre noir d’une femme abandonnée dans sa triste
424 nuit vivante, rêve de nous. Plus tard, nous nous sommes regardés sans fin. (Ah ! comment dire ! Vraiment ce fut cette nuit.)
425 gardés sans fin. (Ah ! comment dire ! Vraiment ce fut cette nuit.) Un vent léger écartait une branche et la Lune éclairait
426 ucement, au sein du silence et du regard. Et nous sommes demeurés des heures au-delà de ce que l’on ignore d’un être, dans le
427 rés des heures au-delà de ce que l’on ignore d’un être , dans le domaine sans frontière où l’on connaît profondément. Par les
428 mblée. Oui, j’ai su que l’échange de deux regards est infini, est indéfiniment grandiose et musical. Ainsi coula cette nuit
429 j’ai su que l’échange de deux regards est infini, est indéfiniment grandiose et musical. Ainsi coula cette nuit sans partag
430 coula cette nuit sans partage, et nos mains ne s’ étaient pas touchées, lorsque au point du jour je vis pâlir la jeune femme. E
431 ’accueillis dans mes bras. Elle rêvait, ses mains étaient très douces, et lorsque mes paupières cédaient au sommeil, je croyais
432 paupières cédaient au sommeil, je croyais qu’elle était un arbre, ou bien une prairie. (Je suis rentré sans éveiller le chien
433 qu’elle était un arbre, ou bien une prairie. (Je suis rentré sans éveiller le chien. Un chaud soleil pénétrait dans la gran
434 ’attendait à la lisière de cette forêt tel soir d’ été , quel sujet d’examen venait de m’être réservé, ou quelles lettres j’a
435 t tel soir d’été, quel sujet d’examen venait de m’ être réservé, ou quelles lettres j’allais recevoir le lendemain. Le soir m
436 vus dans une lumière sobre et mate.) Telle a donc été ma « vision » : formats et couleurs très nettement perçus, mais rien
437 tres fois. Le père Reinecke, survenu peu après, n’ est pas encore convaincu. Il prétend que je savais qui allait m’écrire, e
438 de sur un petit fait indifférent en soi, et qui n’ est pas encore « arrivé » dans le temps. Les trois lettres sont timbrées
439 ncore « arrivé » dans le temps. Les trois lettres sont timbrées d’hier, deux à Genève dans la matinée, une à Neuchâtel à sep
440 une à Neuchâtel à sept heures du soir. Celle qui est bordée de noir est d’un ami aîné qui mentionne en passant la mort de
441 sept heures du soir. Celle qui est bordée de noir est d’un ami aîné qui mentionne en passant la mort de sa belle-mère, surv
442 , survenue il y a quelques jours. La lettre bleue est de Pierre Girard, personnage imprévisible s’il en fut, et je n’avais
443 de Pierre Girard, personnage imprévisible s’il en fut , et je n’avais aucune raison d’attendre qu’il m’écrive. Quant à l’env
444 ite : la vision n’a « servi » exactement à rien. ( Était -ce là sa condition de possibilité ?) Mais elle m’est signe d’un certa
445 -ce là sa condition de possibilité ?) Mais elle m’ est signe d’un certain état d’accueil aux choses, d’une rupture des encha
446 i vous avez connu ce contentement large de tout l’ être devant un verre de vin allemand que l’on boit à petites gorgées, entr
447 ement plein de force et de dignité. Alors si l’on est quelques-uns, on se met à chanter des choses déchirantes qui peuvent
448 ensualités et de gourmandises qui s’éveillent, en sont comme sanctifiées. Mais c’est le moment d’entamer le jambon et les co
449 es, et peut-être aussi de leurs familiarités. » J’ étais attablé ce soir-là dans l’Auberge du Cerf, au premier, les pieds cont
450 sent notre imagerie quotidienne du vaste monde. J’ étais seul et tranquille, à manger et à soupeser des idées qui venaient se
451 décor de leur « vie ». J’ai vu clairement qu’ils sont en péril d’inanition spirituelle. Ils ne dorment plus assez pour se r
452 t l’amour qu’ils essaient encore le samedi soir n’ est plus cet infini repos dans la puissance et l’être, mais seulement une
453 ’est plus cet infini repos dans la puissance et l’ être , mais seulement une usure des nerfs. Lampe vide, la mèche se consume.
454 collés au corps dans l’onde apaisée du souvenir. Sois riche d’avoir ce que tu es, comme ils sont pauvres de n’avoir que ce
455 apaisée du souvenir. Sois riche d’avoir ce que tu es , comme ils sont pauvres de n’avoir que ce qu’ils ont. 19 juillet 1
456 venir. Sois riche d’avoir ce que tu es, comme ils sont pauvres de n’avoir que ce qu’ils ont. 19 juillet 1929 Ces mois
457 t de plus en plus comme une retraite sensuelle. N’ est -ce point de cela que l’homme des villes a besoin de nos jours ? On pa
458 liché d’un autre âge, et trompeur. Car l’argent n’ est pas le plaisir et ne s’obtient pas dans le plaisir. Les affaires mode
459 agnes amies en conversant avec les pensées et les êtres nés de la marche et du bonheur de respirer. Combien j’aime ces ciels
460 ’aime ces ciels bas et traînants. Le beau temps n’ est pas toujours le bon, si l’expression veut qu’il figure le contraire d
461 tre et les posséder dans sa force. Car la lenteur est chose souveraine, — elle seule domine l’amour. Les plus grands specta
462 mine l’amour. Les plus grands spectacles naturels sont des spectacles de lenteur ou d’immobilité dans le mouvement. Et c’es
463 n juillet 1929 Vraiment la rapidité ne saurait être le fait d’un esprit incarné, mais seulement de son imagination perver
464 son imagination pervertie. Les effets de vitesse sont du domaine de la matière abandonnée à sa manie de tomber. Dès que l’e
465 assent le but. Et de la sorte, une ère de vitesse est une ère où la matière l’emporte. Provisoirement ; car il se produit c
466 e moi, mais je n’ai pas retiré ma valise et ne me suis pas serré contre la fenêtre. Elles ont senti cette sourde résistance
467 re. Elles ont senti cette sourde résistance et se sont assises plus loin en maugréant. La misère de tous ces regards me para
468 e en regardant devant moi. J’ai honte. Comme nous sommes incapables de nous libérer de barrières sociales ou de pudeurs qu’en
469 arrières sociales ou de pudeurs qu’en pensée nous tenions pour nulles. Si j’étais vraiment libre, j’aurais fait place aux deux
470 deurs qu’en pensée nous tenions pour nulles. Si j’ étais vraiment libre, j’aurais fait place aux deux ouvrières laides, sans m
471 ou bien à la jeune fille, sans fausse honte. Si j’ étais vraiment libre, je lui parlerais très doucement… La fumée des cigares
472 crache sa fumée dans des gares de banlieue qui ne sont plus fleuries. Il règne dans ce wagon un malaise âcre et oppressant ;
473 issait de ses mains, et voici onze princes qui se tiennent autour d’elle. « Elle est innocente ! » s’écrient-ils, et le peuple s
474 nze princes qui se tiennent autour d’elle. « Elle est innocente ! » s’écrient-ils, et le peuple s’agenouille comme devant u
475 ndant que l’aîné des frères racontait tout ce qui était arrivé, un parfum de millions de roses se répandit dans les airs, tan
476 etenir des larmes ? Un soudain excès de l’amour s’ est libéré dans tout mon être et s’élance vers ces vies proches. Oh ! s’i
477 udain excès de l’amour s’est libéré dans tout mon être et s’élance vers ces vies proches. Oh ! s’ils savaient, s’ils pouvaie
478 ux… Avril-août 1929. Repris en 1932.d 15. Tel fut bien, d’ailleurs, son dessein, qu’il avoue dans les entretiens recuei
8 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Quand je me souviens — C’est l’Europe
479 Quand je me souviens — C’est l’Europe Ces pages sont nées à des dates différentes d’un même état de sensibilité, dont j’ai
480  encore un paradis perdu ! Mais les vrais paradis seront toujours perdus : ils naissent à l’heure où on les perd. Souvenirs de
481 er rayonnants dans la lueur éternisée d’un soir d’ été , après l’orage, avant la nuit, dans une gloire déchirante et délicieu
482 ait vu. Mais déjà, pour beaucoup d’entre nous, ce fut simplement l’avant-guerre, les souvenirs de notre enfance. Et voici q
483 nce. Et voici que ce Temps Perdu, tout d’un coup, est encore plus proche : c’est l’an passé, c’est avant-hier, peut-être mê
484 ’est l’an passé, c’est avant-hier, peut-être même est -ce — aujourd’hui ? Mais oui, peut-être vivons-nous, ici, dans ce Pari
485 ont nous avions à peine conscience, parce qu’elle était notre manière toute naturelle de respirer et de penser, d’aller et ve
486 ère étrange et brutale, où ces formes de vie qui sont encore les nôtres ne peuvent plus apprivoiser le destin. Soit que les
487 les nôtres ne peuvent plus apprivoiser le destin. Soit que les tyrans nous accablent, soit qu’un sursaut nous dresse à résis
488 er le destin. Soit que les tyrans nous accablent, soit qu’un sursaut nous dresse à résister, il faudra changer le rythme et
489 iberté ne peut survivre à de tels chocs. Car elle est vraiment comme un rêve, un rêve heureux où l’on circule avec aisance,
490 t parfois l’arrière-conscience d’un miracle. Elle est encore une œuvre d’art qui n’agit que par l’atmosphère, par le charme
491 il nous force au réalisme à sa manière, le charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s’éveille et g
492 anière, le charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s’éveille et goûte encore quelques instants les d
493 ue dis-tu ? — Demain, la guerre ! Le directeur n’ était pas satisfait de son ensemble. Une femme du chœur me dit : « C’est di
494 ots vous restent dans la gorge… » Le drame ne put être joué, la plupart des acteurs et des choristes ayant été mobilisés cin
495 ué, la plupart des acteurs et des choristes ayant été mobilisés cinq jours plus tard, comme je le fus. Cœur de l’Europe
496 t été mobilisés cinq jours plus tard, comme je le fus . Cœur de l’Europe Berne, février 1940 Monté hier au Gothard, po
497 e la Suisse, ce vrai cœur de l’Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain de qu
498 ant par le Pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas la grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond de la vallée
499 la première fois, j’avais senti l’Europe. Hier, j’ étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans de r
500 oire réservé pour quelque fonction solennelle. Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal de choses sur ce lieu et son rôl
501 ravers les deux chaînes des Alpes ici croisées, n’ est pas seulement une position clef de l’Europe, mais aussi, et pour cett
502 s rien, j’ai lieu de supposer que l’impression ne serait pas moins forte. Toutes les sources détiennent une puissance radiante
503 émane… Je me disais en redescendant : les Suisses sont -ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un h
504 zon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est , transibit, c’est un petit nuage, il passera. » Je viens de recevoir
505 ats-Unis. La première me dit : « Le petit nuage n’ est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café d
506 petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. La vie reprendra. Cela
507 l’autre de ces lettres. Pas d’importance. Ce qui est important, c’est la certitude « qu’il passera ». Que sont nos petits
508 ortant, c’est la certitude « qu’il passera ». Que sont nos petits accès de découragement, ces brumes qu’un léger vent d’avan
509 -printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’ est -ce que cela au regard de la menace énorme qui domine l’Europe d’aujou
510 ujourd’hui ? Eh bien, cette menace, à son tour, n’ est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels
511 au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour de tous les temps. Karl Barth nous le
512 petits personnages, ce combat, si « total » qu’il soit , ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouch
513 sions réelles qu’il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner la vraie mesur
514 . « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut parole d’Évangile quand je le lus l’année dernière. À cette heure
515 oile sa face d’un nuage et se tait, que son deuil soit le deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.
516 it le deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints. Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai
517 sommes tous atteints. Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai le goût d’être un Européen. La Ville Lumière n’
518 it : Si Paris est détruit, j’en perdrai le goût d’ être un Européen. La Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte
519 ai le goût d’être un Européen. La Ville Lumière n’ est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert de hautes pierres sans âme,
520 éen. La Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’ est éteinte. Désert de hautes pierres sans âme, cimetière… L’envahisseur
521 rerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’ est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, dev
522 tre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, devant le sentiment, devant
523 jamais. Il ne verra que d’aveugles façades. Il s’ est privé à tout jamais de quelque chose d’irremplaçable, de quelque chos
524 tation stupéfiante de cet homme et de cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est
525 saire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars les don
526 e New York, fin 1942 … mais sachez-le : nous n’ étions pas absents de vous plus que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », n
527 pas absents de vous plus que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et les uns comme les autres dans l’
528 s que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et les uns comme les autres dans l’inaccepté, dans la déposs
529 , à l’heure de moindre résistance. Notre angoisse était de penser : parlerons-nous encore le même langage au jour de ce retou
530 dans quelle France, et dans quelle Europe ? Nous étions soumis à l’érosion de l’exil, moins brutale, certes, mais plus intime
531 xtérieur, mais l’étranger s’infiltre au cœur de l’ être . Comment lui résisterait-on ? C’est un ami. Il vous a reçus d’abord e
532 oit que vous restez là, il change un peu : vous n’ êtes plus l’invité mais un client, et qui devrait s’arranger pour payer. E
533 d’argent, c’est tout d’un coup le monsieur qui ne tient pas à ce que vous lui causiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis,
534 usiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis, vous êtes trop nombreux, on ne peut pas s’occuper de chacun de vous. Et c’est b
535 cuper de chacun de vous. Et c’est bien vrai. Nous étions trop nombreux. En France, en Suisse aussi, avant la guerre, déjà, on
536 ugiés. Des gens frappés par le malheur, où que ce soit , il y en a toujours trop. Cependant notre sort vous paraissait enviab
537 sique, ou même à sa menace. Autant dire qu’on les tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc e
538 ant dire qu’on les tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc en somme pour défendre l’esprit,
539 cela, donc en somme pour défendre l’esprit, — qui était pourtant tout ce qu’il restait à défendre par nous, dans l’exil… B
540 eekman Place New York, août 1943 Beekman Place est un de ces lieux où l’exilé s’écrie : « Mais c’est l’Europe ! » parce
541 jour. Le seul vestige de nature — car l’eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots de granit noir couverts de mouett
542 ige de nature — car l’eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots de granit noir couverts de mouettes, et signalés par
543 pt secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait de main d’homme, sauf les mouettes. Qu’on ne me parle plus des l
544 économiques et de leurs fatales réalités : car ce sont les réalités d’un monde tout artificiel que nous, les hommes avons bâ
545 ge et festonnées de tuiles provençales. La brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, e
546 queurs se mettent à souffler fort dans la brume d’ été flottant sur la rivière… Une langue de lumière orangée vient râper do
547 our, le même amour, mais le cœur s’ouvre — l’aube est l’heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain ! Sur
548 e New York, fin 1944 Je ne savais pas que tout était si près, là-bas. J’étais baigné. J’étais fondé. Et je marchais parmi
549 e ne savais pas que tout était si près, là-bas. J’ étais baigné. J’étais fondé. Et je marchais parmi les signes. Sédiments séc
550 que tout était si près, là-bas. J’étais baigné. J’ étais fondé. Et je marchais parmi les signes. Sédiments séculaires, socles
551 … « Je t’aime. J’aime ! » J’ai tout dit. L’Europe était patrie d’amour. Le silence attendait, l’absence était profonde, et ch
552 t patrie d’amour. Le silence attendait, l’absence était profonde, et chaque être présent questionnait, répondait. La force ét
553 ce attendait, l’absence était profonde, et chaque être présent questionnait, répondait. La force était au secret de nos vies
554 ue être présent questionnait, répondait. La force était au secret de nos vies, nouée parfois dans une rancune obscure, ou bie
555 ns la contemplation jalouse d’un vieil arbre — il était vieux déjà du temps de notre enfance, et notre possession la plus ten
556 us tenace, il nous réduisait au silence. La force était chanson fredonnée sur le seuil, au matin d’une journée qui se liait a
557 evient visible, c’est comme le sang, c’est que tu es blessé, ta vie s’en va.) La force était mémoire et allusion. Elle éta
558 c’est que tu es blessé, ta vie s’en va.) La force était mémoire et allusion. Elle était ce vieil arbre tenace. Elle était la
559 ’en va.) La force était mémoire et allusion. Elle était ce vieil arbre tenace. Elle était la douceur et la sagesse amère des
560 allusion. Elle était ce vieil arbre tenace. Elle était la douceur et la sagesse amère des adieux, ou la gaieté d’un mot dit
561 me souviens — c’est l’Europe. Parce que l’Europe est la mémoire du monde, parce qu’elle a su garder en vie tant de passé,
562 out je porte en moi ? Mais il faut aller vers les êtres , car ce sont eux qui changent et qui s’éloignent. Un autre sentiment
563 n moi ? Mais il faut aller vers les êtres, car ce sont eux qui changent et qui s’éloignent. Un autre sentiment que je connai
564 déjà… Que signifie tant de puérilité ? Le doute n’ est plus permis. J’aime l’Amérique. Ils me demanderont pourquoi, je ne sa
565 as répondre. Sait-on jamais pourquoi l’on aime un être  ? Voici longtemps qu’on a cessé de penser qu’il est meilleur ou plus
566 e ? Voici longtemps qu’on a cessé de penser qu’il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui l’on se sent bien
567 vous a fait souffrir, on vous démontrera qu’il n’ est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprouvez une liberté. Et ce
568 t encore : « Vous estimez vraiment que l’Amérique est si bien ? Vous préférez y vivre ? Vous reniez l’Europe ? » Mais je ne
569 ope ? » Mais je ne sais pas du tout si l’Amérique est bien ou mal, si elle vaut mieux que l’Europe, si j’y reviendrai jamai
570 e l’Europe, si j’y reviendrai jamais ! Et l’homme est né pour circuler, non pour s’enraciner comme une victime des dieux su
571 mmes, un autre enfin comme une passion. L’amour n’ est pas encore rationné, que je sache ? Et s’il est vrai, s’il n’est pas
572 n’est pas encore rationné, que je sache ? Et s’il est vrai, s’il n’est pas le masque d’une haine, s’il m’ouvre à l’Être au
573 rationné, que je sache ? Et s’il est vrai, s’il n’ est pas le masque d’une haine, s’il m’ouvre à l’Être au lieu de me referm
574 n’est pas le masque d’une haine, s’il m’ouvre à l’ Être au lieu de me refermer sur quelque obsession de l’Avoir, chaque amour
575 re deux mondes aimés différemment, que l’amour ne soit pas déchiré ! Mais qu’il s’anime et vole et se réjouisse, et qu’il ex
576 ld dans une matinée bleue, c’était déjà presque l’ été . Cinq heures plus tard, nous avons rejoint l’hiver, un ouragan de nei
577 ns de l’homme. Cette belle crise radio-poétique s’ étant heureusement dénouée dans les hauteurs du ciel arctique, nous montâme
578 tres déjeunent. Je regarde par mon hublot. La mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout d’un coup elle se d
579 neuse. Mais tout d’un coup elle se déchire : ce n’ était qu’une couche de nuages. Trois-mille mètres plus bas paraît une surfa
580 clair y traîne sa fumée, c’est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en trois h
581 s de l’Irlande vient la nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit d’ombre épaisse descend obliquement, rejoi
582 ferme le monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés de la gloire aux ténèbres denses. Il n’y a plus, tout près sur
583 in ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici tout est beau !… — Mais tout ici a été fait par les Américains pendant la guer
584 mon cher, ici tout est beau !… — Mais tout ici a été fait par les Américains pendant la guerre… — Taisez-vous, me crie-t-e
585 vous, me crie-t-elle, je retrouve l’Europe ! Ce n’ est pas le moment d’être objectif ! » Elle adore ces rideaux rouges, ces
586 , je retrouve l’Europe ! Ce n’est pas le moment d’ être objectif ! » Elle adore ces rideaux rouges, ces meubles blancs, et ce
587 la vengent, croit-elle, d’une Amérique « où tout est laid », mais d’où ils viennent. 2 avril 1946 Les oiseaux de Pa
588 d’aller chercher ailleurs. Crise des logements. — Est -ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude. —
589 lleurs. Crise des logements. — Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude. — Et New York donc ?
590 tés, comme les premières gouttes d’une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d’autres sons… Si ! Je ne r
591 Suisse que nature 7 avril 1946 — Que la Suisse soit restée aussi suisse m’a paru proprement incroyable. Je ne trouve d’au
592 étonner que de n’en point trouver justement. Tout est pareil à mes souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est int
593 souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est intact. La brusquerie des employés intacte, quand on demande un petit
594 issé le temps de revenir à leur naturel. (Et ce n’ est pas toujours au galop.) Les quartiers extérieurs des villes intacts,
595 sse ait seule gagné la guerre, et seule n’ait pas été contaminée par le gangstérisme à la mode. C’est clair : le mal y est
596 le gangstérisme à la mode. C’est clair : le mal y est mal vu, tout simplement. On le tient encore pour anormal. J’ai l’impr
597 air : le mal y est mal vu, tout simplement. On le tient encore pour anormal. J’ai l’impression qu’on exagère un peu, à cet ég
598 ment présentés par MM. Hitler et Staline. Je m’en tiens là dans mes jugements. J’arrive à peine. Le mauvais temps qui vien
599 hâtel-Paris, décembre 1946 Souffrir, en soi, n’ est pas toujours l’honneur qu’on pense, mais souvent un simple accident.
600 les Allemands aussi, finalement, ont souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’avala
601 finalement, ont souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’avalanche balaye tout un
602 souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu’ est -ce que cela prouve ? Quand l’avalanche balaye tout un village sauf de
603 e tout un village sauf deux maisons, les rescapés sont -ils honteux ? Il me semble que ces scrupules ne sont pas dignes de la
604 t-ils honteux ? Il me semble que ces scrupules ne sont pas dignes de la tragédie moderne. Et tout d’abord, ils sont prématur
605 gnes de la tragédie moderne. Et tout d’abord, ils sont prématurés. Ils révèlent chez ceux qui les ont l’illusion que le dram
606 ent chez ceux qui les ont l’illusion que le drame est terminé et que le temps de faire des comptes est arrivé. Or le drame
607 est terminé et que le temps de faire des comptes est arrivé. Or le drame continue, c’est trop clair. Le tour des Suisses v
608 vront « donner ». Le premier devoir d’une réserve est de maintenir ses forces intactes et alertées. Intacts nous le sommes,
609 ses forces intactes et alertées. Intacts nous le sommes , relativement. Alertés, je n’en suis pas sûr. L’ennui, avec ce beau p
610 ts nous le sommes, relativement. Alertés, je n’en suis pas sûr. L’ennui, avec ce beau pays, ce n’est pas qu’il soit si propr
611 en suis pas sûr. L’ennui, avec ce beau pays, ce n’ est pas qu’il soit si propre et bien tenu, trait dont s’égayent les étran
612 r. L’ennui, avec ce beau pays, ce n’est pas qu’il soit si propre et bien tenu, trait dont s’égayent les étrangers de passage
613 u pays, ce n’est pas qu’il soit si propre et bien tenu , trait dont s’égayent les étrangers de passage, un peu comme ces pays
614 laisse entrer dans le hall du château. L’ennui n’ est pas non plus que le matériel soit bon, l’or abondant, les enfants bie
615 âteau. L’ennui n’est pas non plus que le matériel soit bon, l’or abondant, les enfants bien nourris. Ni même qu’on dise merc
616 ut de bienveillance universelle. Et que la Suisse est mal préparée, par sa probité même, à faire face aux gangsters. Rien d
617 du pays, mais ne suffisent plus à le protéger. Il est temps que les Suisses découvrent que pécher par défaut, dans ce temps
618 ouvrent que pécher par défaut, dans ce temps dur, est plus grave que pécher par excès. On ne saurait exagérer la profondeur
619 sme à la fois puritain et bourgeois. Et certes je suis loin de proposer qu’on déchaîne les fous et les aventuriers, mais je
620 la vocation de l’homme : le fond de la réalité n’ est pas l’ordre mais le chaos. Voilà qui étonne encore trop de braves gen
621 personne ose dire pour quoi ni protester, et ce n’ est plus qu’au marché noir qu’on trouve encore des nourritures authentiqu
622 r la seule valeur de l’inertie pour sauver ce qui tient encore debout. Certes, les apparences, les subsistances de l’ordre ma
623 arbon pour cet hiver ; des millions de femmes ont été violées dans toute l’Europe centrale et orientale, des millions sépar
624 ste, par exemple, résiste encore ; les traités ne sont guère respectés, mais on discute solennellement leurs clauses comme s
625 up d’ordre encore, si l’on y pense : mais le fait est que déjà l’on y pense, et je veux dire qu’on s’en étonne parfois… La
626 je veux dire qu’on s’en étonne parfois… La couche est mince et partout déchirée qui nous sépare du désordre profond. Mais c
627 ée qui nous sépare du désordre profond. Mais ce n’ est pas en Suisse qu’on voit ces déchirures. J’ai donc pris le parti de c
628 ne époque qui semble avoir peur qu’on la voie. Il est un grand espoir, très vague encore, qui m’a paru se libérer dans beau
629 de la guerre atomique. On m’assure que le monde n’ est pas prêt pour cela. Les chefs disent que les peuples n’en veulent pas
630 que les chefs s’y opposent. Faut-il croire qu’ils sont prêts à se faire tuer, c’est-à-dire dans ce cas précis désintégrer, p
631 er, peler et ronger jusqu’aux moelles ? Car telle est bien l’alternative. Et personne ne peut deviner si c’est le matin ou
632 hoisir, et s’efforcer de mieux comprendre quelles sont les suites nécessaires de son choix, quel est l’enjeu, ce qu’il impli
633 es sont les suites nécessaires de son choix, quel est l’enjeu, ce qu’il implique… Contre les risques qui se lèvent, l’espri
634 tre les risques qui se lèvent, l’esprit de risque est la seule assurance. Les valeurs de demain, s’il y en a, seront mainte
635 le assurance. Les valeurs de demain, s’il y en a, seront maintenues ou reposées par les hommes qui auront su, pour leur compte
9 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — I
636 es qu’il fréquente la voient en lui d’abord, l’en tiennent pour responsable, et par l’erreur la plus commune, l’en nomment si bi
637 n’eût jamais fait en y restant. Dans sa cité, il était d’une famille, et pour sa famille un prénom ; à l’étranger, il devien
638 prénom ; à l’étranger, il devient toute une race. Serait -ce vrai ? se dit-il. Le voient-ils mieux que moi ? Mais que voient-il
639 etourne et le voilà tout étonné… Désormais, nul n’ est plus curieux des apparences et des secrets de son pays. Il songe : c’
640 jamais je n’ai su regarder ? On lui dit : — Vous êtes Suisse ? Vous en avez de la chance ! Mais vous avez si peu l’air suis
641 en a vingt-deux. — De quelle région de la Suisse êtes -vous ? De Neuchâtel ? Attendez, Neuchâtel, rappelez-moi… Ainsi je me
642 ines au midi, la France à l’ouest, l’Alémanie à l’ est  ; — tout un petit monde si bien cerné, si conscient de lui-même, et s
643 en écrire, mais qu’il fallait d’abord rentrer. Je suis rentré, c’est la coutume des Suisses ; reparti, revenu, et ce n’est p
644 la coutume des Suisses ; reparti, revenu, et ce n’ est pas fini. Comment un peuple aussi jaloux des moindres traditions loca
645 le inaperçue du monde moderne. Le voyage, quand j’ étais enfant, c’était quitter Couvet pour Neuchâtel, le « Vallon » pour le
646 t d’aventure, sur lequel je repasse en express, n’ est plus que les quinze dernières minutes, la dernière cigarette d’une nu
647 sser une nuit, se réveiller dans ce village où je suis né ; mesurer mon âge et le Temps. Mais la vie, mais ce train m’emport
648 Mais la vie, mais ce train m’emportent. La parole est encore à ce qui vient. Et voici les brumes sur le lac, les murs de vi
649 oyageurs, en grandes lettres de tuiles blanches : êtes -vous sauvés du péché ? Tout de suite les questions personnelles, et c
650 rsonnelles, et ce besoin de réformer le prochain… Est -ce que ceux qui vivent sous ce toit sont tellement sûrs de leur affai
651 prochain… Est-ce que ceux qui vivent sous ce toit sont tellement sûrs de leur affaire ? 19. La première charte des liberté
652 19. La première charte des libertés civiques a été obtenue par les bourgeois de Neuchâtel et signée par leur comte souve
10 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — II
653 II L’irruption du souvenir est aussi mystérieuse que celle de l’invention, dans notre esprit. Peu s’
654 rme que vient emplir le flot de l’émotion, mais n’ est -ce pas le même piège que posera l’invention, en le tournant dans l’au
655 é. Il nous livre à l’accidentel, et ses accidents sont petits : une madeleine trempée dans du thé, un pavé qui bascule sous
656 cuser. Des souvenirs ? me disais-je, mais je n’en suis pas là. (Ainsi l’on croit savoir où l’on se tient, quel âge on a, et
657 suis pas là. (Ainsi l’on croit savoir où l’on se tient , quel âge on a, et vers quoi l’on chemine. Mais au carrefour d’autres
658 re mémoire. Ces mouvements les plus profonds de l’ être nous semblent déclenchés par un destin absurde, et nous les subissons
659 ils nous rapportent à quelque chose en nous qui n’ est pas moins intime que la conscience, mais qui lui est antérieur et qui
660 pas moins intime que la conscience, mais qui lui est antérieur et qui lui survivra ; quelque chose que l’on peut désigner
661 u présent. Dans le silence d’une vaste pièce où j’ étais seul devant l’admirable visage, debout au pied du lit, prolongeant le
662 pied du lit, prolongeant le gisant, j’ai su que j’ étais d’une lignée. 20. Principauté souveraine depuis le Moyen Âge, Neuch
11 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — III
663 ts changements de condition sociale. Nos archives sont intactes, minutieusement tenues par les communes les plus modestes, e
664 l’Europe. La plupart des citoyens suisses, qu’ils soient bourgeois, ouvriers ou paysans, pourraient sans peine reconstituer le
665 ins, que les familles de la noblesse. La Suisse n’ est pas démocratique pour avoir tardivement aboli ce que l’on nomme les p
666 subsisté jusqu’à nos jours. Beaucoup d’autres s’y sont ajoutés dans le cours du xixe siècle. Sur les trois-cent-soixante fa
667 e, écrit en 1776 : « La constitution de Neuchâtel est une monarchie limitée, dont la machine est mise en mouvement par des
668 châtel est une monarchie limitée, dont la machine est mise en mouvement par des ressorts si déliés, et des rouages si compl
669 ts si déliés, et des rouages si compliqués, qu’il est difficile de distinguer avec quelque exactitude les prérogatives du S
670 rès-petite autorité… Les Trois États de Neuchâtel sont le tribunal suprême du pays. Il est composé de douze Juges partagés e
671 de Neuchâtel sont le tribunal suprême du pays. Il est composé de douze Juges partagés en trois divisions… Les quatre consei
672 ns forment la première division ; ces conseillers sont nobles. La seconde comprend les quatre Châtelains de Landeron, Boudry
673 altravers et Thielle… Enfin la troisième division est composée de quatre conseillers de la ville de Neuchâtel. Ce Tribunal
674 nseillers de la ville de Neuchâtel. Ce Tribunal n’ est , à parler régulièrement, qu’une cour suprême de Justice… Le Conseil
675 ’exercice de la Puissance exécutrice. Ses membres sont à la nomination du Prince… Nulle ordonnance émanée de ce Conseil ne p
676 seil ne peut acquérir force de loi, avant d’avoir été soumise à l’examen d’un Comité composé du Conseil de Ville et des Dép
677 érables. Elle a la police de son territoire, et n’ est gouvernée que par ses propres magistrats, divisés en un Grand et un P
678 de faire des changements aux anciennes. Ce corps est une sorte de Comité chargé de l’administration de la police, et dont
679 ’administration de la police, et dont les membres sont choisis dans le Conseil de Ville. Il est composé de deux présidents d
680 membres sont choisis dans le Conseil de Ville. Il est composé de deux présidents de ce conseil, de quatre Maîtres-Bourgeois
681 t ou Gardien des libertés du Peuple… [Ce dernier] est élu par l’assemblée générale des Citoyens, et demeure six ans en offi
682 meure six ans en office. La Puissance législative est divisée et répartie d’une manière si compliquée qu’il serait très dif
683 sée et répartie d’une manière si compliquée qu’il serait très difficile de dire précisément où elle réside. Le détail suivant…
684 e à débrouiller ce chaos. Passons le détail, qui tient deux pages. Coxe en conclut, non sans hésitation, que l’autorité légi
685 l’estime « d’une extrême douceur », et les peines sont appliquées aux différents délits avec une telle précision « qu’il ne
686 plus, je vous dirai que la liberté des individus est protégée par les lois de ce pays avec autant de sollicitude et d’effi
687 acées dans un pays où la plus ancienne noblesse n’ est pas chapitrale, où les trois quarts de la noblesse trouvent des paysa
688 ème échelons en remontant » (II. 63). Et il avait été , en 1814, l’un des principaux artisans du « cantonnement » de Neuchât
689 e naissait, les radicaux triomphaient partout. Il était temps d’adopter l’heure de Berne. Et ce fut 1848.
690 Il était temps d’adopter l’heure de Berne. Et ce fut 1848.
12 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — IV
691 ue : Denis-François-Henry, rentier. (Un rentier n’ est qu’un chômeur riche.) Suivent mon grand-père, professeur de théologie
692 début et à la fin, pas mal de robes et de rabats, soit de justice, soit d’église ; et entre-temps plus de deux siècles de pa
693 , pas mal de robes et de rabats, soit de justice, soit d’église ; et entre-temps plus de deux siècles de participation conti
694 u pays. Au xixe siècle, Neuchâtel ayant cessé d’ être ce qu’il conviendrait de nommer une aristocratie républicaine au Prin
695 nnui que j’aime à trouver au fond de l’histoire n’ est pas du goût de chacun », notait Chateaubriand dans ses Mémoires. Mais
696 pays. Ainsi l’on répète volontiers que la Suisse est le « carrefour de l’Europe ». Pour vérifier ce lieu commun, examinons
697 e leur famille, au milieu du xviiie siècle, deux sont en train de devenir françaises et une anglaise. Voilà peut-être un ré
698 adrisaïeul, épouse Henriette de Montmollin : elle était la petite-fille du « Grand Ostervald », traducteur de la Bible admiré
699 és sur la morale, la liturgie et la théologie qui furent traduits dans toute l’Europe, et qui le firent appeler par Newton « l
700 s oncles, « que plus l’ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui ». Et que valent en ef
701 se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui ». Et que valent en effet ces noms, ces souvenirs, ces ascenda
702 e « grand Ostervald », si Corneille, si la Trappe sont bien loin — et ils le sont — que dire du Singe ? Je me répète la phra
703 orneille, si la Trappe sont bien loin — et ils le sont  — que dire du Singe ? Je me répète la phrase de mon oncle. En revanch
704 ence des professions héréditaires, du rôle social tenu pendant des siècles ? Si mon père incarnait à mes yeux, jusque dans
705 uand elle a dédaigné toutes les « preuves » qui n’ étaient pas celle de l’obligation. Je crois que toute autre considération sur
706 eût gêné. Mais ce sens naturel du service, il lui fut donné de l’exercer dans d’autres dimensions humaines que celles du pe
707 rs la liberté de l’esprit. Sa première allégeance était l’Église, et par là même l’universel, c’est-à-dire le prochain quel q
708 l’universel, c’est-à-dire le prochain quel qu’il soit , être souvent bizarre et mystérieux qu’il faut comprendre avant de l’
709 versel, c’est-à-dire le prochain quel qu’il soit, être souvent bizarre et mystérieux qu’il faut comprendre avant de l’aider,
710 l’on veut le comprendre. Sa tradition, cependant, était d’autorité, de justes proportions et de raison gardée. Contradiction
711 et vibrant défenseur de l’honneur protestant, il était au plein sens du mot l’homme engagé, celui qui ne revendique rien pou
712 ent, dont on abuse, d’où l’aurais-je pris si ce n’ est de sa vie — l’une des très rares vies d’homme que j’ai connues de prè
713 u’irais-je encore chercher dans le passé ? Si j’y suis remonté, c’était pour mieux saisir l’enseignement d’une vie où s’est
714 t pour mieux saisir l’enseignement d’une vie où s’ est fondée ma vie. Sur le fond d’une tradition qui la reliait à notre his
715 L’honneur à rendre au père, selon le Décalogue, n’ est pas un culte des ancêtres. Et pourtant, quelle est cette promesse mys
716 st pas un culte des ancêtres. Et pourtant, quelle est cette promesse mystérieusement liée au Cinquième Commandement : « …af
717 au Cinquième Commandement : « …afin que tes jours soient prolongés dans le pays que Dieu te donne » ? Il me semble aujourd’hui
718 uvant. Jours prolongés, non pas multipliés. (Ce n’ est pas une recette pour mourir centenaire !) Prolongés vers cet au-delà
13 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — V
719 l’Europe, que devient ce fil rouge que je croyais tenir  ? Où vont se perdre les sentiers de la mémoire, ces voies ouvertes à
720 Les nations, les plus vastes patries n’ont jamais été vues par personne : c’est l’esprit qui les croit comme il croit au pa
721 ra vérifier ce qu’il rêvait. Mais c’est en lui qu’ est la réalité sans laquelle il n’eût pas bougé. Ce qu’on touche — et ce
722 on touche — et ce qu’on imagine, le pays qui nous tient par les pieds, par le cœur, et le rassemblement des nations invisible
723 l’un contre l’autre, et qu’entre ces amours il n’ est que de la haine. Comment un Suisse le croirait-il ? Si je me sens pre
724 passer de la petite patrie à la plus vaste, ce n’ est pas infidélité à ma race, à mon clos natal. C’est aimer plus loin dan
725 , nul besoin de quitter ce salon campagnard où je suis revenu m’asseoir : il me suffit de méditer sur ses images, de remonte
726 trace des larmes dont elle écrit souvent qu’elles furent baignées. L’on était vers 1830. Portrait de son grand-père, un cheval
727 elle écrit souvent qu’elles furent baignées. L’on était vers 1830. Portrait de son grand-père, un chevalier de Malte, membre
728 bre correspondant de l’Institut. L’un de ses fils fut décapité au lendemain de l’affaire de Quiberon, sous la Terreur, deux
729 uenote ; et plus haut des seigneurs dont certains furent cathares, Miramon, Cabrol et Vestric… Portrait d’un général de la Gar
14 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — VI
730 pas. Mais les seuls qui aient franchi nos limites sont ceux de nos théologiens, Ostervald encore, puis Godet ; et le Droit d
731 e — le roman, le poème, l’essai, le jeu d’idées — est restée chez nous pauvre ou nulle. Nous n’avons rien tiré de grand ou
732 roman victorien. Faut-il penser que cette culture fut trop mêlée, cette nature trop vantée pour nous troubler ? Que ces con
733 p vantée pour nous troubler ? Que ces contraintes furent ou bien trop pesantes, ou au contraire trop aisément tournées ? Je ne
734 rnées ? Je ne sais. Et tout cela, sauf la nature, est en train de changer rapidement. L’accent se gâte, la rhétorique n’est
735 ger rapidement. L’accent se gâte, la rhétorique n’ est plus enseignée ni connue. L’histoire et la théologie fuient le discou
736 de Coppet, des coteaux de Cologny ou de Montreux, furent éclatants et parfois scandaleux. Mais la « petite histoire » littérai
737 iscrets, inaperçus et bientôt disparus. Un seul s’ est fait remarquer, ce fut le premier en date, et les gamins de Môtiers l
738 ientôt disparus. Un seul s’est fait remarquer, ce fut le premier en date, et les gamins de Môtiers lui jetèrent des caillou
739 rgit à l’Europe, les successeurs de l’Arménien ne sont venus chez nous qu’à pas feutrés. Certains d’ailleurs avaient de bonn
740 hateaubriand, qui se souvenait sans doute d’avoir été jadis, pour la police française, un dénommé « Lassagne, Neuchâtelois 
741 patte dans un grand seau rempli de l’eau du lac, était toute ma distraction. » Au même endroit de la ville, neuf ans plus ta
742 élève un monument dédié à l’Illustre Inconnu. Il serait en forme de banc. Qui sait quel Balzac de l’avenir, quelle Étrangère
743 enir, quelle Étrangère venue du bout du monde, ne seraient point tentés de s’y asseoir un jour, pour quelques heures, en face du
744 rix Nobel pour qu’on s’aperçût un beau jour qu’il était parmi nous, caché dans sa pèlerine. Une semaine plus tôt, chez les He
745 lépathie. J’avais écrit, dernière question : — Qu’ est -ce que le style ? Catherine, la fille de Gide, lut sa dernière répons
15 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — VII
746 moraliste.) Près de ces eaux, ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur de l’eau — pour
747 ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur de l’eau — pour toute la vie », écrivait un
748 ut-il penser que la souffrance au bord d’un lac n’ est jamais sans quelque douceur ? Cherchant d’où vient cet agrément, et p
749 t plus présente, je me dis : c’est qu’un vrai lac est un univers clos, si grands soient les miroirs qu’il offre aux ciels c
750 est qu’un vrai lac est un univers clos, si grands soient les miroirs qu’il offre aux ciels changeants, et si profonds ses loin
751 e. La pente derrière moi, l’horizon des collines, sont le cadre qui donne au tableau sa signification privilégiée. Ici le cœ
752 ci le cœur et l’âme ont leur théâtre pur, où tout est sens, écho, dialogue à l’infini. Ici la joie trouve un espace où se d
753 raison, grandiloquentes, bordent la rive. (Elles furent élevées, dit-on, par un ministre fou.) Cyprès au pied des Alpes, tend
754 pointues et de valses aux jardins publics — là j’ étais seul… Rade de Genève par un beau temps cruel, qui faisait fête à des
755 scintillement des eaux sous la brume légère, tout était si pur et si frais qu’il semblait que le monde venait de s’éveiller,
756 rappelait un peu de tous mes autres lacs, mais il était surtout celui d’Œil de faucon et du dernier des Mohicans de mon enfan
757 s je l’emporte avec les autres sans remords, s’il est vrai que d’aucun je n’ai su tant d’histoires et qu’il détient certain
758 x chagrins taciturnes. Souffrir auprès d’un lac n’ est jamais sans douceur. Je suis sur la jetée, près du hangar des trams,
759 rir auprès d’un lac n’est jamais sans douceur. Je suis sur la jetée, près du hangar des trams, et l’eau n’est pas plus noire
760 ur la jetée, près du hangar des trams, et l’eau n’ est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » empuanti de ta
761 rtant de l’école des Terreaux. Nous, les garçons, tenons notre « colloque » sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Nous parlons ent
762 Non, je ne vais pas me suicider. Je mentirai ! Je suis assis sur un banc près du port, la promenade est déserte et mon cœur
763 suis assis sur un banc près du port, la promenade est déserte et mon cœur assoiffé. Personne ne passe jamais, voilà la vie 
764 ’attends, je lui dirais : c’est un malentendu. Je suis dépareillé, passons, passez Madame… J’ai 19 ans. Je n’aime encore que
765 s tard, aux mêmes lieux, elle se réserve… Elle ne sera plus jamais tout à fait comme avant.) Ce soir, elle est encore d’une
766 us jamais tout à fait comme avant.) Ce soir, elle est encore d’une présence envoûtante. Le soleil s’est caché derrière le T
767 est encore d’une présence envoûtante. Le soleil s’ est caché derrière le Trou de Bourgogne. La grande rougeur du lac s’est r
768 le Trou de Bourgogne. La grande rougeur du lac s’ est retirée, de vague en vague vers l’autre rive. Elle caresse en passant
769 plaine, luttant contre un vent impétueux. L’orage est imminent. Notre héros, qui paraît âgé d’une vingtaine d’années, se di
770 r ces rivages désertés par le crépuscule ? Quelle est cette hâte inconnue, qu’il se flattait de n’éprouver jamais, bien au
771 e crier : « J’accours ! Attends !… » Ah ! mais qu’ est -ce qu’il m’arrive ? se dit-il. Il faut en avoir le cœur net. (Tout so
772 e de la main au tronc d’un pin. Ce qui lui arrive est solennel, comme l’attente du pays sous le ciel orageux. Oui, c’est bi
773 ands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand les portes du cœur ont c
774 dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand les portes du cœur ont cédé ! Le lac était d’
775 iolent quand les portes du cœur ont cédé ! Le lac était d’un bleu très sombre, le ciel bas, des éclairs de chaleur palpitaien
16 1932, Le Paysan du Danube et autres textes. Suite neuchâteloise — VIII
776 cu sous les sapins, dans les vallées du Jura. J’y suis né, certes, mais les vraies patries sont celles où l’on naît à l’amou
777 ura. J’y suis né, certes, mais les vraies patries sont celles où l’on naît à l’amour. Un portrait de notre pays, peint de là
778 es paysans huguenots des Cévennes et du Languedoc sont en réalité des musulmans, qu’il suffit de les voir, tout noirs dans l
779 ’hui nos meilleurs socialistes. C’est un pays qui est « avancé » par tradition. Dans ma vallée natale, où se réfugia Jean-
780 èvre frémissait, immobile et terrorisé. Nous nous sommes regardés un moment, de tout près. Un seul geste rapide eût suffi pour
781 iné par l’aubaine et plus encore ému par ce petit être tremblant. C’était trop beau… Le lièvre détala. Combien d’occasions m
782 merveilleuses ai-je laissées détaler depuis ! Ce sont peut-être celles qui m’ont le plus appris. Ma gloire ou mon plaisir e
783 Je me borne à l’autocritique. Et par exemple, il est de mon devoir de citoyen conscient et responsable d’élever une solenn
784 is pas m’occuper de nos fautes de français, elles sont moins graves, et je ne crois pas que nous en commettions beaucoup plu
785 , ils n’en peuvent rien ; dans lequel s’encoubler est plaisant, meilleur temps utile, le reste mauvais ou atroce.) Mais l’a
786 « sur la rue » ou « en rue », diraient-ils). Ce n’ est plus dire, ce n’est plus s’exprimer, mais patauger dans une bouillass
787 en rue », diraient-ils). Ce n’est plus dire, ce n’ est plus s’exprimer, mais patauger dans une bouillasse verbale, où l’on s
788 Je sais bien que l’influence du suisse allemand y est pour beaucoup, et qu’on ne peut pas déplacer le canton de Berne. Mais
789 eu d’aisance. Cette émulation par le bas pourrait être arrêtée par les instituteurs. Il suffirait de renverser la mode, et d
790 Valéry : « Honneur des Hommes, Saint Langage ! » serait la devise de cette croisade, dont le succès embellirait notre existen
791 ion au centenaire que l’on va célébrer. Voilà qui est fait selon mes moyens, qui sont ceux d’un monteur et ajusteur de mots
792 élébrer. Voilà qui est fait selon mes moyens, qui sont ceux d’un monteur et ajusteur de mots, par métier soucieux de langage
793 peut-être utile, si l’on songe que ce centenaire est celui d’une libération, et qu’un peuple n’est vraiment libre que s’il
794 ire est celui d’une libération, et qu’un peuple n’ est vraiment libre que s’il possède et maîtrise d’abord, dans la force et