1 1947, Vivre en Amérique. Prologue. Sentiment de l’Amérique
1 est d’abord un sentiment. J’avais avant d’y venir vu tant de films et lu tant de romans américains : ils donnaient, je le
2 moins frappants, les plus quelconques. Mais je ne voyais pas l’Amérique dans ces photos et ces livres, où elle est. Et quand j
3 ens moins jugé, moins jaugé, pour tout dire moins vu qu’en Europe. Parce qu’ils sont moins conscients de leur vie et d’aut
4 ns le monde, et dans ce continent américain on en voit chaque jour tant d’exemples. Tant d’espèces de gens, et de gens sans
5 t là quelque chose de typiquement américain, j’en vois la preuve dans les formalités d’une nature pour le moins particulière
2 1947, Vivre en Amérique. Vie politique
6 L’Amérique n’est pas un pays de rêve, quand on y vit , mais c’est un pays de rêveurs. Je vais parfois les regarder dans les
7 nt joue à joue, avec n’importe qui, comme sans se voir , dans une demi-obscurité rougeâtre. Des garçons seuls, assis sur des
8 lle frontière. En ce milieu du xxe siècle, il se voit partagé entre deux rêves contradictoires. Le soldat qu’un ancien paqu
9 t les amertumes, rêve simplement de son foyer. Il voit sa maison blanche, sa femme et le drugstore 2 du coin. Huit à neuf fo
10 émocratique. » Cela ne fait pas sourire, quand on voit que c’est vrai. Maladies de la démocratie américaine Relisant l
11 sus. À chaque mesure décrétée par Roosevelt, nous voyons le centre fédéral gagner sur les tendances communautaires locales. Un
12 cain, il y a peut-être un gangster qui sommeille. Voyez leur goût des douceurs, des ice-creams, du lait, des nourritures d’en
13 ice-creams, du lait, des nourritures d’enfants ; voyez leur correction trop attentive, leur pédantisme fréquent dans les rel
14 édantisme fréquent dans les relations mondaines ; voyez leur sentimentalisme… Est-ce que tout cela ne signifie pas qu’ils ref
15 citoyens, sans que l’État s’en fût mêlé. Mais je voyais , à Chicago précisément, comme à Jersey City, et dans le Sud, le règne
16 Sauf quand il pressentait du Japonais dans l’air, voir les récits de la guerre dans le Pacifique.) Occupons-nous de dangers
17 ’Américain ne s’en prive pas, et s’étonne fort de voir certains esprits tirer de cet état d’impuissance de la parole une pré
18 comprendre. Grave menace pour la liberté. ⁂ J’en vois une autre et non moins inquiétante, dans un fait que l’on tient génér
19 inimisés par la plupart de mes contemporains. Ils verront dans mes diagnostics autant de paradoxes de psychologue possiblement
20 elui de son nouveau salaire. Et puis en avant, et voyons ce que le coming man va nous sortir. S’il réussit, sa gloire sera gra
21 n Roosevelt. L’Amérique atteignant ses limites se voit donc subitement confrontée non plus avec sa nature, ses déserts, ses
22 uand on peut faire sans lui, comme on vient de le voir aux Philippines. ⁂ Quels sont donc pour l’Europe les dangers de cet i
23 spire l’innocence et ronronne l’hygiène. Ceux qui voient dans le frigidaire une menace pour leur civilisation semblent avouer
24 apon. Si les Américains s’installent solidement : voyez ces impérialistes ! S’ils se montrent au contraire libéraux, et annon
25 t qu’ils retirent une partie de leurs effectifs : voyez ces idéalistes naïfs, ils font le jeu du fascisme, ils s’isolent de n
3 1947, Vivre en Amérique. Vie culturelle et religieuse
26 ans quel autre pays de notre monde du xxe siècle verrait -on un journal de l’importance du New York Times donner une page entiè
27 grève de vastes dimensions, comme celle que l’on vit interrompre pendant plusieurs mois la production de la General Motors
28 à l’appui, devant le lecteur. Mais ce que vous ne verrez jamais, dans ce même journal, c’est une polémique contre un autre jou
29 essai. Le correspondant américain cherche à faire voir , il tend au roman. Sa gloire et son statut social éclipsent bien souv
30 que nous appelons le roman-feuilleton, et que je vois encore, en pleine période de disette de papier, encombrer le tiers de
31 ut est faux, tout le monde est beau, jamais on ne voit percer la trame nue du réel. Jamais un choc, pour tant de coups de po
32 ble de deux dans cinq minutes ? Merci. Vous allez voir que cela vaut le dérangement !… Je me déplace. Elle entre sur ses tal
33 côté, et le profil du rêve. J’eusse préféré ne la voir jamais, mais j’avoue qu’elle est très jolie, malgré la minceur de ses
34 ôme… ⁂ Revenons à nos moutons de Hollywood. Je ne vois qu’un homme en Amérique, qui ait su tirer du cinéma quelques-uns des
35 ameublements ou des jardins comme nous pouvons en voir sans l’aide d’une caméra, et sur les rythmes habituels de notre vie.
36 rd font partie de la légende de ce siècle. Je les vois s’agiter sur l’écran comme des ludions qui nous rendraient visibles l
37 nse. Tout changera, comme par enchantement ! Vous verrez les idées affluer. Quant au public… Eh bien ! pendant que j’y suis, u
38 référer les films européens, dès qu’il pourra les voir  ? Tous les signes sont là. Dépêchez-vous ! Mais peut-être qu’il est t
39 personnel ou la rareté. L’écrivain aux États-Unis vit dans une sorte de vide social. Il évolue entre la réalité de tous les
40 art, et n’ont fondé aucune école. John Dos Passos vit dans un petit village de pêcheurs portugais, sur la côte de l’Atlanti
41 tt habite Long Island. À New York même, on ne les voit qu’en passant. Et je crois que je viens de vous donner un catalogue a
42 t, obtienne par chance ce succès de public, il se voit aussitôt vomi par les « petites revues » d’avant-garde, qui représent
43 Dans ces conditions, si quelque grand écrivain se voit refuser l’un de ses manuscrits, il n’en conçoit ni honte ni rancune,
44 est de savoir ce que nous entendons par agir. Je vois bien que vos reporters sont les meilleurs du monde, je veux dire les
45 lus efficaces dans le rendu et la « couleur ». Je vois aussi que vos romanciers empruntent à leur technique au moins autant
46 difier. Je cherche les gêneurs chez vous, je n’en vois que deux, et qu’on accepte d’ailleurs, mais au seul titre d’experts d
47 oint de vue impitoyablement américain… Mais je ne vois pas de novateurs, non, pas un seul depuis Faulkner. Je ne vois pas un
48 ovateurs, non, pas un seul depuis Faulkner. Je ne vois pas un seul penseur qui ait le courage de bouleverser votre manière d
49 . Serait-ce cette Église du Centre Absolu dont je vois annoncée la « causerie mystique » en fin de la liste des services rel
50 ra de nous en convaincre.   On m’avait dit que je verrais à New York de pauvres petites églises tout écrasées entre des gratte-
51 a moitié des habitants de ces gratte-ciel, qui ne voient d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’un lieu de culte soit moins hau
52 d’autant plus d’être connu et médité qu’il s’est vu curieusement négligé par presque. tous les bons observateurs européen
53 e théologie va s’écrier que dans cet idéal, il ne voit rien de chrétien que l’étiquette, couvrant d’ailleurs des marchandise
4 1947, Vivre en Amérique. Vie privée
54 aisser-aller naïf en apparence de la jeunesse qui vit au cinéma et s’inspire des valeurs d’Hollywood, en dépit de toutes le
55 r les rideaux, mais la maison, et même l’auto. Je vois la preuve qu’elle se sent responsable et autonome (ou un peu plus) da
56 le américain au restaurant ou dans un train. Vous verrez une femme très soignée — son ménage simplifié lui en laisse le temps 
57 xée sur la mère dévorante. Sans nul doute faut-il voir dans ce mythe de la Mère la tragédie secrète d’une civilisation qui p
58 nt une vie beaucoup plus normale : c’est là qu’on verra l’homme faire la vaisselle pendant que la femme couche les enfants, e
59 aire et rationnel pour que l’on soit en droit d’y voir une « révolte des instincts », ou d’y dénoncer je ne sais quelle « va
5 1947, Vivre en Amérique. Conseil à un Français pour vivre en Amérique
60 et sollicité par tant d’images étranges qu’il n’y voit au premier abord que l’étrangeté justement, qui est le seul trait qu’
61 ersée de l’Atlantique. 3. Second traité : Bien vu ou mal vu Quelques points de comparaison entre les mœurs de l’Amé
62 ’Atlantique. 3. Second traité : Bien vu ou mal vu Quelques points de comparaison entre les mœurs de l’Amérique et d
63 civilisation que de rechercher ce qui est « bien vu  » ou « mal vu » par ses usagers. Tentons ici un catalogue rapide des
64 que de rechercher ce qui est « bien vu » ou « mal vu  » par ses usagers. Tentons ici un catalogue rapide des standards de l
65 s brûlants. Les impôts. — En France, il est bien vu de tricher avec le fisc. Non seulement on le fait, mais on s’en vante
66 il affecte d’être « bousculé », « surchargé ». Il voit une preuve de son importance dans le nombre des quémandeurs auxquels
67 qui est autant dire d’aucun club, vous serez mal vu de la population. Et soupçonné avant tout autre, en cas de bagarre ou
68 actement inverses des nôtres. Le sauteur est bien vu , ou n’est pas vu du tout. Mais qu’il insiste sur un attachement, et l
69 des nôtres. Le sauteur est bien vu, ou n’est pas vu du tout. Mais qu’il insiste sur un attachement, et la Morale exige au
70 auvent de métier, d’épouse, d’appartement. — Bien vu en Amérique. Mal vu chez nous. On dit là-bas : il sait ce qu’il veut,
71 épouse, d’appartement. — Bien vu en Amérique. Mal vu chez nous. On dit là-bas : il sait ce qu’il veut, et il poursuit son
72 rédit d’amitié que de prendre ses précautions. Il voit un signe de distinction dans une certaine familiarité, non dans le so
73 drais pas juger, mais tout simplement faire mieux voir ce qui est bien vu, ce qui est mal vu ; et qui est parfois, ne l’oubl
74 tout simplement faire mieux voir ce qui est bien vu , ce qui est mal vu ; et qui est parfois, ne l’oublions pas, moins imp
75 ire mieux voir ce qui est bien vu, ce qui est mal vu  ; et qui est parfois, ne l’oublions pas, moins important que ce qui p
76 ité avec laquelle cette intimité s’évapore. On se voit tous les jours pendant quelques semaines, puis plus du tout pendant u
77 parce qu’il les utilise vraiment, parce qu’il en vit , et qu’il ne spécule pas à leur sujet. 9.Comment ils construisent
78 êt pris aux leçons. Les petits étrangers sont mal vus , et fréquemment persécutés, sous l’œil apparemment aveugle de l’insti
79 réussirez ou non en Amérique L’Américain moyen vit encore sur l’idée qu’il a tout comme un autre sa chance de devenir ri
80 re honneur — que vous portez au sexe faible. J’ai vu des Français, à New York, qui se rendaient ridicules au dernier point
81 nez une telle habitude de n’être pas regardé, pas vu , et pas jugé, que vous en profitez naturellement pour devenir fou. Il
82 maintenir dans une routine protectrice. La femme voit s’ouvrir devant elle une liberté qui l’étourdit, et tout est disposé
83 e pas court ici, n’est donc qu’un handicap. Il se voit plongé dans une foule où son bien et son mal passent inaperçus, et en
84 sommes adultes. 16.Comment un Américain moyen voit le monde Quels sont, se dit-il, les pays qui marchent le mieux en
85 onheur, ce sont là mes trois idéaux. Et je ne les vois réalisés qu’en Amérique. 17.Comment l’Europe peut aider l’Amérique
86 souffre d’une grave incohérence interne. Mais je vois bien que je n’ai pas su la faire sentir autant que je la sens. Et peu
87 i recule devant son acte propre : donner un sens, voir au-delà, relier les moyens aux fins. La volonté de prendre conscienc
88 mais sérieuse d’apprendre et de s’améliorer. J’y vois le signe de sa force. Qui n’a pas lu les éreintements de l’esprit amé
6 1947, Vivre en Amérique. Épilogue. La route américaine
89 la vitalité inépuisable d’un peuple libre, et qui voit grand sans se forcer. Voici enfin un spectacle émouvant qui n’effraie