(1930) Bibliothèque universelle et Revue de Genève, articles (1925–1930) « Hugh Walpole, La Cité secrète (décembre 1925) » pp. 1567-1568

Hugh Walpole, La Cité secrète (décembre 1925)n

La Révolution russe va-t-elle usurper dans le roman d’aventures le rôle de la mer Océane avec ses écumeurs ? Déjà un Mac Orlan, un Kessel ont donné de beaux exemples du parti que peut tirer le nouveau romantisme de ce chaos. Salmon a même tenté d’en écrire l’épopée dans Prikaz, cette traduction française de l’énorme cri de délivrance du peuple fou. Belles étincelles échappées d’un brasier.

Pour les causes de l’incendie, voir Dostoïevski.

M. Walpole, lui, commence son roman quelques mois avant que n’éclate le sinistre, et s’arrête au moment où l’on est sûr que ça brûle bien.

Quel sujet plus riche pouvait-on rêver pour un psychologue de la puissance de Walpole, que l’âme russe — cette âme russe qui pour le Parisien restera toujours « indéfinissable ». M. Walpole, dont nous commençons aujourd’hui un roman bien différent, a vu la Révolution sans romantisme, dans le détail de la vie d’une ville. Il sait qu’un grand mouvement est la résultante de millions de petits. Voici naître la révolution dans un cœur, puis dans une famille. Et une fois le grand bouleversement accompli dans la « Cité secrète » de la vie privée, quelques regards sur la foule suffisent pour en préciser les conséquences. C’est ainsi qu’interviennent les trois Anglais mêlés au drame. M. Walpole leur a dévolu le soin d’entrer tantôt dans un foyer, tantôt dans une église, pour constater que la foule ne réagit pas autrement que les individus. L’auteur, qui est l’un de ces Anglais, tombe malade avec à-propos et perd connaissance chaque fois que le récit doit sauter quelques semaines. Qu’on veuille bien ne voir autre chose dans ces « procédés », d’ailleurs assez peu choquants, que le revers de grandes qualités de réalisation d’idées en faits ou en situations dramatiques. Je donnerai tous les essais de M. de Voguë sur l’âme slave pour deux ou trois scènes de La Cité secrète. Pour celle-ci par exemple (caché dans un réduit, Markovitch, l’idéaliste, surprend sa femme, la vertueuse Véra avec un des Anglais) :

Ils s’embrassaient comme des gens qui auraient eu faim toute leur vie… Markovitch, derrière sa vitre, tremblait si fort qu’il avait peur de trébucher et de faire du bruit. Il songea : — C’est la fin pour moi.

Puis : — Quelle imprudence ! Avec la lumière et peut-être du monde dans l’appartement.

Il avait si froid que ses dents claquaient. Il quitta sa fenêtre, se traîna jusqu’à l’angle le plus éloigné du réduit, et se blottit là, sur le sol, les yeux grands ouverts dans le vide, sans rien voir.

Ainsi le moujik devant le bolchévique violant sa patrie. Une effroyable acceptation, mais elle peut se muer instantanément en révolte. Aucun cadre logique ne détermine l’avenir le plus proche. Il n’y a pas même des forces endormies dans l’âme russe : mais des possibilités, à chaque instant, d’explosion. Le géant russe est un enfant : va-t-il rire, va-t-il pleurer ? m’embrasser ou me tuer ? Il sent autour de lui quelque chose qui le gêne. C’est l’empire. Il le renverse, pour voir. Pendant qu’il est encore ébahi du fracas, le juif survient avec une méthode simplifiée pour l’exploitation des ruines. On sait le reste.

Tout cela, Walpole ne le dit pas. Mais ses personnages le suggèrent de toute la force du trouble qu’ils créent en nous : Markovitch par exemple, ou Sémyonov, un cynique secrètement tourmenté qui enchantera M. Gide.