(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « Lettre du survivant (février 1927) » pp. 67-72

Lettre du survivant (février 1927)f

« Triste, mais vrai. »

(Les journaux.)

Mademoiselle,

Il faut d’abord que je m’excuse : c’est un peu prétentieux de vous écrire au moment où je vais me suicider, d’autant plus que vous n’y croirez pas — et pourtant…

Il faut aussi que je vous dise qu’il fait très froid dans ma chambre : le feu n’a pas pris, et d’ailleurs cela n’en vaut plus la peine. (Veuillez ne pas voir dans cette phrase quelque allusion de mauvais goût.)

Je vous ai rencontrée quatre ou cinq fois dans des lieux de plaisir, comme on dit, sans doute parce que c’est là que se nouent les douleurs les plus atrocement inutiles. La première fois, au théâtre. Dans l’ombre, j’ai suivi le drame sur vos traits seulement ; l’écho n’en fut que plus douloureux dans mon cœur. Puis je vous ai oubliée. Puis je vous ai revue, aux courses, et c’est là que j’ai découvert que vous existiez en moi, à certain désagrément que j’eus de vous voir si entourée… D’autres fois… je n’ai plus le courage de les dire. Enfin, avant-hier, à ce bal.

J’avais demandé à un de mes amis, qui vous connaît4, de me présenter. Il m’en avait donné la promesse. Vos regards rencontrèrent les miens plus d’une fois pendant une danse qu’il fit avec vous, mais vous les détourniez soudain comme pour vous arracher à une obsession secrètement attirante ; et je pensais que la force de mon désir était telle que vous en éprouviez vaguement la menace. Je dis menace, parce que mes airs sombres vous effrayaient sans doute plus qu’ils ne vous attiraient. Mais, maintenant, je pense que ces regards croisés n’avaient aucune signification et que mon anxiété seule leur prêtait quelque intention. Quand enfin l’orchestre s’arrêta, je me trouvais tout près de vous. Mon ami me fit un signe discret, et déjà il se préparait à vous rendre attentive à ma présence… Mais, alors, je ne sais quel démon du malheur me paralysa. Je venais d’entrevoir l’image d’un couple heureux et banal, votre sourire répondant au mien, comme on voit au dénouement des films populaires et sur des cartes postales illustrées. Déjà la foule des danseurs nous séparait, mon ami se détournait, un peu vexé ; vous disparaissiez au milieu d’un cortège de rires empressés. Une autre danse reprenait. Je sentis une invincible lassitude me saisir et m’assis à l’écart. On me demandait, en passant, si j’étais malade. Je désignais d’un geste incertain quelques bouteilles de champagne vides ; car on pardonne l’ivresse, mais non certaines douleurs. Même, je fus obligé de confier à un ami que j’en avais repris …

Les archets jouaient sur mes nerfs. Le jazz martelait mon désespoir. Désespoir étroit, ces œillères géantes aux pensées, le ciel trop bas d’un rêve sans issue, pesant comme l’envie d’un sommeil sans fin… J’avais soif, mais la seule vue d’un liquide me soulevait le cœur. L’aube parut. On éteignit toutes les lampes, et les couples charlestonnaient plus furieusement dans l’ombre livide, aux cris fêlés et déchirants des saxophones. Sortie dans un matin sourd, frileux, qui avait la nausée. Je rentrai seul.

Voici quelques mots que j’écrivis à ma table en désordre où je venais de jeter mon col de smoking et un œillet, pauvre gentillesse d’une autre femme dont le seul défaut fut de m’aimer… (Froid aux genoux, odeur de vieille fumée, et ce refus au sommeil qui meurtrit jusqu’à l’âme.)

Convulsions d’oriflammes sur l’orchestre pensif. Ton regard est plus grand que le chant des violons. Aube dure ! En ma tête rôde ton souvenir, comme une femme nue dans une chambre étroite…

J’ai dormi quelques heures, d’un sommeil triste, tout enfiévré par la crainte du réveil. Puis je suis revenu dans ces rues où je vous rencontrais parfois, du temps que j’ignorais vous aimer. En sortant du bal, au vestiaire, je vous avais entendue donner un rendez-vous au thé du Printemps. J’ai rôdé dans la joie féminine des grands magasins, n’osant pas repasser trop souvent devant les ascenseurs. « Vers 4 heures, me disais-je elle y entrera, et, me glissant auprès d’elle, je pourrai lui dire très vite quelques mots si bouleversants qu’avant le dernier étage… » Je délirais, bien sûr. Je m’imaginais que les vendeuses me dévisageaient de plus en plus impudemment : je devais paraître si perdu. Chaque fois qu’un paquet de dix personnes s’engouffrait dans la cage rouge et or et s’élevait, j’éprouvais un petit arrachement, comme précisément un enfant qui monte pour la première fois… Je me disais encore : Si je prends cet ascenseur et que je la croise en route dans l’ascenseur descendant… Il aurait fallu monter, mais l’idée de vous trouver peut-être assise en face de votre bel ami laqué, souriante…

Enfin, un peu après 6 heures, je suis sorti. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, sous la pluie. Les autobus passaient par groupes. Plusieurs fois, j’ai cru vous reconnaître dans la foule qui se précipitait, mais je n’avais pas pris de numéro, je ne pouvais pas monter. Je finissais par vous voir partout. Chaque visage de femme révélait soudain un trait de votre visage. Il aurait fallu courir après celle-là qui venait de tourner à l’angle de cette rue et qui avait votre démarche. Mais, pendant ce temps, vous pouviez paraître enfin où mon désir surmené vous appelait encore, haletant. Et le temps passait, à la fois si lent — jusqu’à l’arrivée du prochain métro, du prochain autobus, — si rapide : déjà les lumières des boulevards glissaient des reflets sur l’asphalte mouillé. Les pieds dans l’eau, les jambes fatiguées, les paupières lourdes, et ce chant désespéré qui vous appelait, assourdissant mes pensées ; et ces élans réticents, maladroits, contradictoires… Un autobus de luxe s’était arrêté tout près de moi. Je vis un visage à l’intérieur se pencher vers la vitre… Je montai. Il n’y avait que des dames. Personne ne parlait. La jeune femme qui s’était penchée vous ressemblait tant. Mais je n’osais presque pas la regarder, à cause d’une incertitude qui redonnait tout son empire à ma timidité. Peut-être était-ce vous. Je ne saurai jamais. À l’arrêt de la Place Saint-Michel, elle sortit, en me frôlant, sans me regarder. Je descendis derrière elle. Mais tout de suite des parapluies la dérobèrent à mes yeux.

Une bouche de métro m’attira. Les rames s’arrêtaient avec un sifflement particulièrement doux pour ma fatigue, et ces gens pressés et songeurs respectaient la folie douloureuse qui devait contracter mon visage. Je promenais sur tous des regards angoissés, avides, implorants. Oh ! toutes les femmes que j’ai fait souffrir cette nuit d’un long regard de damné. À minuit, tellement épuisé que je mêlais à mes pensées des fragments de rêves et les personnages des affiches, tout en marchant sans fin dans les couloirs implacablement brillants, je me pris à parler à haute voix, par bribes de phrases incohérentes. Je voyais avec une sombre joie les employés et les voyageurs s’inquiéter. Bientôt on m’entraîna de force sur un trottoir roulant qui me remonta dans la rue. La fraîcheur de la brume m’apaisa. Sur la promesse que je fis que je me sentais mieux, on me laissa rentrer seul. Je ne sais comment j’y parvins. Je crois que j’ai marché plusieurs heures avant de retrouver ma rue.

Il doit être maintenant 5 heures du matin. Premiers appels d’autos dans la ville, mais il me semble que toutes choses s’éloignent de moi vertigineusement, par cette aube incolore. Il y a vingt-quatre heures donc, j’étais encore au bal. Cette constatation machinale ne correspond à rien dans mon esprit. Peut-être que j’ai perdu la notion du temps. Je ne me souviens plus que de cette déception insupportable et définitive de mon désir. Je ne vous en accuse pas. À peine si je puis encore évoquer votre visage. Peut-être ne vous ai-je pas vraiment aimée, mais bien ce goût profond de ma destruction, ce rongement, cette sournoise recherche de tout ce qui me navre au plus intime de mon être…

Le revolver est chargé, sur cette table. (Je le caresse, entre deux phrases.) Mais voici que ce geste de ma mort aussi me lasse, l’image que je m’en forme… Je ne comprends plus pourquoi je devrais me tuer, pourquoi je souffre, ce que c’est que la souffrance, ce que c’est que ma vie, ma mort. Mon Dieu, il n’y a plus qu’un glissement gris, sans fin… Il faudrait que je dorme : il n’y aurait plus rien.