(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « La part du feu. Lettres sur le mépris de la littérature (juillet 1927) » pp. 231-238

La part du feu. Lettres sur le mépris de la littérature (juillet 1927)o

I
Parler littérature

Si je prononce le nom de tel de vos confrères, si je dis : « Avez-vous lu… », vous voilà rouge ; et sur moi les foudres de votre paradis poétique. Si je cite tel auteur dont nous fîmes notre nourriture une saison de naguère, voilà le rictus de votre bouche, une injure de pythie.

Vous dites de ce conte : c’est trop écrit. Vous dites de ce roman : c’est trop agréable. Vous dites d’un goût qu’on aurait pour Nietzsche : que c’est de la littérature.

Alors, quelque paysan du Danube survenant :

— Je vous croyais écrivain ?

— Hélas ! soupirez-vous. Mais j’ai tué la littérature en moi, n’en parlez plus, j’en sors, je l’abandonne…

Mais notre paysan, rusé :

— Vous l’abandonnez ? Pour quoi ?

— Pour la vie !

Or je pense, à part moi : j’ai lu ça quelque part.

Voyez ma franchise. Un peu grosse, n’est-ce pas ?

D’autres prennent soin que leurs sincérités gardent au moins l’excuse d’une audace qu’ils escomptent scandaleuse. Mais voici un bar où je vous suis. Vous y entrez plein de mépris pour Paul Morand par qui découvrîtes le charme de ces lieux. Vous composez un cocktail en guise de métaphore, avec une pensée tendre pour un ami poète. « L’autre jour au Grand Écart… », dit quelqu’un. À ce coup, l’évocation de Cocteau fait fleurir sur vos lèvres le mot de Cambronne : hommage à Louis Aragon. Ce cristal est une citation de Valéry, cette œillade se souvient d’un vers d’Éluard14. Et des phrases, des cris, des mots. Au défaut de l’ivresse naissante se glisse un poème où vous aimiez à la folie votre douleur. Narcisse se contemple au miroir de son monocle. Au petit matin, il se noie dans un verre à liqueur. Poisson dans l’eau, plumes dans le vent, poète au bar, le paradis n’est pas si cher. Il y en a aussi qui posent pour le diable et ne se baignent que dans des bénitiers : on voit trop qu’ils trouvent ça pittoresque. Et le plaisir d’être nu devant un public supposé dévot, et qui n’ose en croire sa pudeur, et qui doute enfin de l’impossibilité des miracles ! Quelles voluptés plus subtiles et plus aiguës ? On vaincra jusqu’à sa gueule de bois pour en faire des poèmes.

Alors je cherche les raisons de votre indignation, quand il m’échappe une citation. Seraient-ce les guillemets qui vous choquent ?

 

La vie ! — proclamiez-vous… Soit. Mais maintenant je vais me fâcher chaque fois que vous direz : « extravagant », « invraisemblable », « fou », « hallucinant » ou « purement gratuit ». C’est de la littérature.

À force d’avoir mérité ces épithètes, pour nous laudatives, vous vous étonnez aujourd’hui de la simplicité. Littérateur, va ! qui ne pouvez pas même admettre que la simplicité est simple simplement.

La bouche brûlée d’alcools, vous découvrez à l’eau un goût étrange.

L’eau est incolore, inodore et sans saveur. Mais fraîche.

Ainsi, jusque dans votre mépris pour le pittoresque, vous témoignez d’un goût du bizarre qui révèle le littérateur.

Nous ne pouvons pas faire que nous n’ayons rien lu. Vous refusez de compter avec cette réalité de la littérature qui est en nous (dangereuse tant que vous voudrez). Mais ce refus n’est pas seulement comme vous pensez, d’une ingratitude salutaire, c’est refus de limiter le mal. Je vous vois envahi par des démons que vous prétendez m’interdire de nommer. Mais moi je partage avec certains Orientaux cette croyance : nommer une chose, c’est avoir puissance sur elle. Images, pensées des autres, je vous ai mis un collier avec le nom du propriétaire ; tirez un peu sur la laisse, que j’éprouve la fermeté de ma main. Je vous tiens. Je sais où vous êtes. Vous n’allez pas me surprendre par-derrière.

Une fois — et ce n’est pas que je m’en vante, — j’ai tué un amour naissant, à force de le crier sur les toits. Ainsi, parler littérature, c’est faire la part du feu. Je dis ces noms, ces opinions, ces titres de livres : tout cela jaillit, s’entrechoque, s’annule. Poussière. Ma vie est ailleurs. L’addition, s’il vous plaît. Il est temps de sortir de ce café et de ces jeux, simulacres de vie, qui sont à la vraie vie ce que le flirt est à l’amour.

II
Sur l’insuffisance de la littérature

On reconnaît un écrivain, aujourd’hui, à ce qu’il ne tolère pas qu’on lui parle littérature.

Mais il y a des mépris qui sont de sournoises déclarations d’amour. Tel qui raille l’Église et les curés, c’est qu’il se fait une très haute idée de la religion.

Ainsi, de la littérature : votre mépris pour ses réalisations actuelles donne la mesure de ce que vous attendez d’elle.

Pour dire le fond de ma pensée, je crois ce mépris et cette attente également exagérés.

Vous savez bien que nous cherchons autre chose que la littérature. Que la littérature nous est un moyen seulement d’atteindre et de préparer d’autres choses, d’autres actions, ou des états intérieurs qui sont parfois des actions en puissance15.

Il faudrait des choses plus lourdes et plus irrésistibles, percutantes. Qui vous échappent en vous blessant. Des choses dures, amères comme un destin, comme le goût d’une pierre rêche sur ta langue et grinçante sous ta dent. Des souplesses qui se retournent brusquement et vous renversent. Des présences tellement intenses que tout se fond catastrophiquement dans l’infini de la seconde. Des peurs sans cause, plus vides que la mort. Toutes ces choses mystiques, c’est-à-dire réelles, c’est-à-dire agissantes, que nulle poésie même ne peut dire, parce que rien de ce qui nous importe véritablement n’est dicible. (Depuis le temps qu’on sait que la lettre tue ce qu’elle prétend exprimer ; depuis le temps qu’on l’oublie.)

Vous me direz que la poésie, l’état poétique, est notre seul moyen de connaissance concrète du monde. Mais c’est à condition qu’on ne l’écrive pas, même en pensée. La poésie pure écrite est inconcevable : cela consisterait dans l’expression directe de la réalité individuelle. Elle serait tellement incommunicable qu’il deviendrait inutile de la publier. Et même, en passant à la limite, on peut imaginer que si elle était réalisée, on ne s’en apercevrait pas.

Je pressens encore dans vos poèmes les plus obscurs des allusions furtives à certains états de la réalité. Mais plus les mots se plient à des exigences sémantiques — dont on connaît la portée sociale, — mariant l’utile à l’agréable selon les rites d’une esthétique ou d’une autre, plus ils perdent leur pouvoir de signifier les choses qui nous importent. Vous le savez. Alors vous les lâchez en liberté, par haine de cette esthétique ou de ce sens social, — et voilà qu’ils perdent même la problématique utilité de liaison qui était leur excuse dernière.

Avouons-le : rien de ce qu’on peut exprimer n’a d’importance véritable.

Alors, cessons de nous battre contre des moulins à vent.

La littérature, considérée du point de vue de la psychologie de l’écrivain, est un besoin organique, un peu anormal, que l’on satisfait dans certains états de crise afin de retrouver son équilibre — et dont on tire parfois quelque plaisir, plus rarement, de quoi se payer un petit voyage.

C’est l’aveu d’une faiblesse secrète. Et c’est une réaction de défense. On cherche un mot, une phrase, pour tuer une réalité dont la connaissance devient douloureuse et troublante. Ainsi la conscience tue la connaissance. (« Connaissance » étant pris avec son sens le plus profond, qui est proche du sens biblique. Il ne s’agit pas de la connaissance abstraite et rationnelle dont le monde moderne se contente, et qui tend à remplacer, grâce à la mentalité scolaire et primaire en particulier, toute connaissance véritable du monde.)

Littérature : un vice ? Peut-être. Ou une maladie ? Ce n’est pas en l’ignorant par attitude que vous la guérirez. Au contraire, il s’agit de l’envisager sans fièvre, pour en circonscrire les effets. J’avoue prendre à cette étude un intérêt bien vif. Et cela fournit un merveilleux sujet de conversation, au café. Dans un salon, par contre, c’est d’un ridicule écrasant : mais rien n’est plus facile que d’y échapper.

III
Sur l’utilité de la littérature

Montherlant me paraît être le moins « littératuré » des écrivains d’aujourd’hui. Quand il parle littérature, il a toujours l’air de mettre un peu les pieds dans le plat, de dire de ces choses qu’entre gens du métier l’on a convenu de passer sous silence. C’est assez drôle de voir le malaise des chers confrères. Ils ne pardonnent pas à ce toréador ses familiarités avec une Muse qu’ils n’ont pas coutume d’aborder sans le mot de passe de la dernière mode ou de savantes séductions. On sait bien, d’ailleurs, qu’elle les entretient.

Bande de gigolos de la littérature ! Qu’on puisse vivre de ça, je ne l’ai pas encore avalé. On m’affirme que je n’y échapperai pas plus qu’un autre : et qu’un beau soir il faille écrire pour vivre, possible ; mais, pour sûr, jamais vivre pour écrire16.

De tous les prétextes que l’on a pu avancer pour légitimer l’activité littéraire, le plus satisfaisant, celui qui rend le mieux compte de la réalité, c’est André Breton qui l’a exprimé : « On publie pour chercher des hommes, et rien de plus. »

Chercher des hommes ! Ah ! cher ami, nous ne sommes pas tant, n’est-ce pas, à poursuivre une quête de l’esprit. Et vous savez ce qu’elle nous vaut : les mépris, les haines douloureuses ou grossières de tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent y voir que révoltes contre leurs morales, ou menaces pour leurs instables certitudes, et qui nous font un péché de notre acceptation des réalités spirituelles parce qu’elles troublent leurs bureaucratiques sécurités. Pourtant, vous voyez bien que votre attitude méprisante pour la littérature vous ferait bientôt renier le signe le plus certain par lequel ces « quelques-uns » peuvent encore se reconnaître.

Quand bien même elle n’aurait plus d’autre excuse que celle-là, la littérature mériterait d’exister : qu’elle soit le langage chiffré de notre inquiétude et de nos naissantes certitudes, le seul langage peut-être qui nous permette d’échanger les signaux de l’angoisse sur quoi se fondent, en ces temps, nos amitiés miraculeuses.

 

Voici donc les seules révélations que j’attende de la littérature : que celle des autres m’aide à prendre conscience de moi-même ; que la mienne m’aide à découvrir quelques êtres par le monde…

Il ne s’agit plus de mépris ni d’adoration. J’ai défini une « maladie » dont je parviens à tirer quelque bien pour ma vie. Le jour où les soins qu’elle exige me coûteront des sacrifices plus grands que les bienfaits que j’en escompte, il sera temps de songer sérieusement à m’en guérir.

Vous me demanderez « alors » ce que j’attends de ma vie. Je serais tenté de vous répondre, comme ce sympathique Philippe Soupault, que « ceci, c’est une autre histoire, une autre belle histoire, une autre très belle histoire ». (Et vous verriez à quoi cela peut servir, une citation.) Mais non, cher ami, voici qu’une envie me prend de vous conter un peu cette histoire. Seulement, allons ailleurs ; il y a trop de monde ici.