(1973) Articles divers (1970-1973) « L’Europe à l’heure de ses choix I : Niveau de vie ou mode de vie ? (15 novembre 1970) » pp. 25-27

L’Europe à l’heure de ses choix I : Niveau de vie ou mode de vie ? (15 novembre 1970)j

Dans votre dernier ouvrage, reprenant l’une des constantes de toute votre œuvre, vous lancez un véritable cri d’alarme : selon vous, l’heure n’est plus de savoir si on veut rester Français, Suisse ou Italien, mais si on sera Européen ou une sorte de colonisé américain ou soviétique.

Colonisé de manière assez différente. Je veux éviter ce parallèle que l’on fait trop facilement entre l’Amérique et la Russie soviétique. Ce sont deux menaces virtuelles pour les nations de l’Europe désunie mais pas de même nature.

Ce que j’appelle la colonisation possible par les États-Unis — si nous ne faisons pas les États-Unis d’Europe — c’est une colonisation essentiellement économique, mais qui peut réagir sur le plan culturel et sur les mœurs. Tandis que la colonisation à redouter du côté soviétique est déjà un fait dans les pays de l’est de l’Europe, qui sont réellement colonisés…

Et il n’est pas impensable, si nous continuons à rester divisés par nations, chacune trop faible pour se défendre, qu’une ou deux de celles-ci deviennent plus ou moins communistes.

Quand, par exemple, les Hongrois se sont soulevés en 1956, on a vu que leur appel, leur espoir, c’était l’Europe. Vous vous rappelez que les derniers qui ont été tués dans le poste de Radio Budapest appelaient l’Europe à leur secours. C’était extrêmement tragique parce que l’Europe n’était pas là. Il n’y avait personne pour leur répondre.

Et vous pensez que, actuellement, l’alternative : assujettissement ou Europe se pose en termes d’urgence cruciale ?

C’est déjà un fait pour les pays de l’Est. Pour ce qui est de l’Ouest, la colonisation américaine devient chaque année plus pénétrante. Par la force des choses, là où il y a des vides, l’industrie américaine, la technique américaine se précipitent. Tant qu’il y aura cet état de divisions nationales, voire nationalistes, des Européens, les Américains auront beau jeu d’intervenir dans ce contexte sans aucune contrepartie.

Vous voyez une quantité immense d’entreprises européennes qui sont contrôlées par le dollar, par le « know-how » américain sans que l’inverse se produise aux États-Unis. Il y a là un danger extrêmement grave.

Par exemple, dans ce village où j’habite depuis vingt-trois ans : quand j’y suis arrivé, il y avait 1800 habitants ; aujourd’hui, il y en a 5500, qui ont été amenés depuis cinq ou six ans par l’IOS, affaire américaine qui, chassée des États-Unis et de Suisse, s’est installée ici ; maintenant, on bâtit 321 appartements (1300 habitants de plus) pour une usine américaine d’ordinateurs qui va s’installer. Cela a complètement transformé le village. Pas seulement le passage de 1800 à 5500 habitants, mais les mœurs, le rythme de la vie des gens : tous les petits magasins ont fait faillite les uns après les autres ; ils ont dû se mettre ensemble pour faire un supermarché ; tout l’équilibre des relations quotidiennes entre les gens se trouve changé.

C’est ce bouleversement des équilibres vivants qui est extrêmement grave ; et ce sera toujours pire, car aucun de nos pays ne peut se défendre.

Il n’est pas trop tard

Mais ne pensez-vous pas qu’il est déjà trop tard et que les « États-Unis d’Europe » risquent d’être l’Europe des États-Unis ? Est-ce qu’une Europe unie ne faciliterait pas, au contraire, la pénétration américaine ?

Je n’ai rien contre la pénétration américaine si c’est une question d’échanges, si nous produisons suffisamment et si nous sommes capables d’affirmer notre originalité européenne. Nous ne pouvons le faire désunis ; mais si nous nous mettons tous ensemble, nous aurons des moyens plus importants que ceux des Américains. Nous ne sommes pas du tout écrasés par les deux géants que sont l’Union soviétique et les États-Unis. Pour employer une image, si ceux-ci montaient sur les épaules l’un de l’autre, ils n’arriveraient pas à notre hauteur.

Au point de vue démographique, certes …

Oui, mais il y en a bien d’autres, tout aussi importants : par exemple, la qualité de la main-d’œuvre ouvrière européenne, de l’artisanat qui vit encore dans beaucoup de nos pays, qui se perdra si nous nous américanisons, dans le mauvais sens du terme.

Prenez les grandes découvertes des temps modernes ; tout a été fait en Europe, presque rien aux États-Unis. Ces derniers ont sur nous une seule supériorité : celle du « management », parce qu’ils disposent d’un grand espace et nous pas. Prenez le cas de la France, qui a un retard presque scandaleux dans le domaine de la technique. Cela tient au fait qu’elle s’est toujours défendue contre l’étranger. Dans cet état d’esprit, nous jouons perdants.

Mais est-il trop tard pour renverser le courant ? On pouvait déjà le dire en 1949, quand nous avons lancé l’idée du CERN, puisque les Américains avaient presque tout fait dans ce domaine des recherches nucléaires. On pouvait se dire : « Ce n’est pas la peine de partir, ils ont pratiquement un siècle d’avance sur nous. » Mais nous n’avons pas tenu ce raisonnement. Nous nous sommes dit que les Américains avaient réussi à mettre en œuvre des découvertes toutes faites par les Européens ; ils avaient eu comme supériorité les capitaux, la situation de guerre qui leur ont permis de mettre la bombe atomique au point dans le plus grand secret. C’était une question d’organisation, rien de plus. Nous avons dit : « Il n’est pas du tout trop tard. Nous avons les cerveaux, nous avons, par exemple, dans un pays comme la Suisse, l’industrie mécanique de précision ; nous avons tous les savants qui pourraient rester chez nous s’ils disposaient d’un appareil de recherche suffisant ».

Cela s’est parfaitement réalisé, nous avons réussi à renverser la vapeur.

De grands choix à faire

Ce serait donc le moment de « renverser la vapeur » et nous serions aujourd’hui à la croisée des chemins, parce que — pour la première fois dans l’histoire — l’homme serait en situation de choisir librement son avenir. Pourquoi serions-nous à ce moment privilégiés ?

À cause du développement des sciences et des techniques. Jusqu’au milieu du xxe siècle, quel était le principal effort des hommes ? C’était la lutte contre les dangers que représentent la nature, les famines, les maladies. Tandis que depuis le milieu du xxe siècle, il y a eu une sorte de mouvement de bascule qui s’est fait et nous arrivons à un point où la production dépasse largement le minimum vital, où elle entraîne une série de conditions auxquelles on n’avait jamais réfléchi avant : l’industrie est en train de détruire la nature, par exemple ; cela nous pose une grande question : que voulons-nous en fait ? Est-ce plus de voitures ? Ou voulons-nous sauver la nature qui nous entoure et sans laquelle nous ne pourrions pas vivre ?

Il y a de grands choix à faire et cela pour la première fois, car jamais avant notre génération l’homme n’avait été en mesure de porter des coups pareils à la terre elle-même. Maintenant, il a ces moyens, donc il est obligé d’avoir une politique.

Il s’agit aujourd’hui de choisir entre mode de vie et niveau de vie, mesuré purement quantitativement.

Est-ce que nous voulons, comme les Américains, augmenter simplement le produit national brut de chacun de nos pays ou de l’Europe dans son ensemble, au prix de la destruction de la nature ? C’est l’idée matérialiste, capitaliste : pourvu que le PNB augmente, qu’il n’y ait pas de chômage, tout ira bien et tant pis pour la nature. Nous commençons à nous réveiller de cette illusion.

L’autre politique pour l’avenir est beaucoup plus européenne, par tradition : c’est l’attachement à un certain mode de vie. Qu’est-ce qu’un mode de vie ? C’est l’ensemble des rythmes de la vie, c’est l’ensemble des valeurs. À quoi est-on prêt à sacrifier beaucoup de choses ? Il y a beaucoup de variétés et c’est très heureux, car cela constitue un frein à ce développement, à l’infini, du niveau de vie.

Je pense que maintenant se dessine une réaction assez forte que l’on peut voir dans la jeunesse américaine pour le développement d’un niveau de vie où toutes les valeurs intellectuelles, spirituelles, morales reprendraient leur importance. Les colonies de hippies essaient de recréer un mode de vie qui corresponde à un certain nombre de valeurs qu’ils jugent plus importantes que l’accumulation des objets ou un compte en banque.

Pour les Européens, cela me paraît une très bonne direction d’évolution. L’Europe, qui a hérité de civilisations comme la Grèce dominée par l’idée de nature, a toujours ressenti un certain malaise devant le gigantisme américain et devant les grands plans abstraits des Russes. On voit maintenant que c’est une réaction saine.

Mais justement, il se trouve que dans tous les pays européens, pour une partie de la population, ce dilemme entre niveau de vie et mode de vie ne se pose même pas. Pour eux, le problème se résume encore à celui de la survie dans la rareté.

Attention ! Je ne suis pas du tout pour que l’on freine le développement de la société ; je suis au contraire pour qu’on le pousse, beaucoup plus que nos compartimentages nationaux ne permettent de le faire. Il nous faut dépasser les Américains, mais il nous faut aussi des techniques qui soient adaptées à nos fins. Par exemple, il est absolument faux de continuer à faire des automobiles qui marchent à l’essence, alors que l’on a les moyens de les faire marcher à l’électricité. Ce serait là un développement technique supérieur à celui des États-Unis et qui changerait tout dans le monde. Mais on y viendra s’il y a une masse d’Européens telle qu’elle permettra d’envisager une véritable politique de production, qui tienne compte de certains buts généraux que l’on donnera à la vie. Ce serait une révolution complète.

Deux mouvements antagonistes

Ne touche-t-on pas là un problème de structures politiques et économiques, plutôt qu’un problème de dimension et d’organisation des pays ? Le type de société que vous évoquez prend ses distances par rapport à la notion du profit en tant que but suprême, privilégie les besoins collectifs par rapport à la consommation individuelle, et là, nous sommes à l’opposé du type de civilisation capitaliste qui se développe en Europe, qu’elle soit fédéraliste ou qu’elle en reste au stade des États-nations.

Bien sûr, si l’on prend, par exemple, le problème des transports, ce serait un progrès considérable de remplacer, dans les villes, la voiture par des moyens de transport qui ne fassent pas de bruit, qui ne dégagent pas de gaz. Quant à savoir si cela touche l’organisation sociale et politique ? Oui, profondément. Ce que j’essaie de montrer depuis un certain temps, c’est que nous sommes en présence de deux mouvements, dans le monde, qui ont l’air antagonistes : un mouvement de convergence et un mouvement de divergence. Vous avez un mouvement de convergence au-delà des États : les organisations mondiales, les organisations continentales y obéissent. Mais il y a en même temps un mouvement de « séparatisme », de différentiation, presque d’atomisation : les régions.

Ces deux mouvements sont-ils contraires, comme ils ont l’air de l’être ? Ne sont-ils pas plutôt un seul et même mouvement qui pourrait se définir ainsi : adapter le niveau de décisions et les communautés chargées d’exécuter ces dernières aux dimensions des tâches à réaliser ? Il y a des tâches qui, par nature, sont du niveau de décision communal ou de l’entreprise ; d’autres sont de dimension supranationale, à cause de leur prix ou de leur extension. Il s’agit d’une reclassification des tâches d’après les dimensions des diverses communautés.