(1982) Le Monde et Le Monde diplomatique (1950-1982) « Paul Valéry et l’Europe (29 octobre 1971) » pp. 15-18

Paul Valéry et l’Europe (29 octobre 1971)f

Ce qu’il y a de plus étonnant dans la phrase fameuse de Valéry sur l’Europe, « petit cap de l’Asie », c’est bien qu’elle nous ait étonnés. Car ce « cap », cette « péninsule », cet « appendice occidental de l’Asie » devenu « la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps », furent lieux communs des géographes français, de Moreri (1674) jusqu’à Schrader (1896) en passant par Noblet, Brun, Lapie père et fils et vingt autres qui disent, en termes très semblables, que « l’Europe, cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain » (Mantelle et Brun, 1816).

Lieux communs, mais tellement obnubilés par la religion du seul progrès occidental et refoulés par nos nationalismes qu’il a fallu l’esprit intrépide et sceptique de Valéry pour s’abstraire de l’Europe physique et politique et la réinventer comme à partir du monde et de ses effets dans le monde.

Il s’en étonne lui-même :

Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une « Europe »… Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de cette vie.

Ce sont les crises qui nous alertent. Celle de 14-18 venait de provoquer dans les consciences des variations d’intensité d’une telle ampleur que l’Europe en demeurait étonnée, comme quelqu’un qui se relève dans les tôles tordues et ne sait pas s’il est encore vivant.

Valéry nous parlait sans ménagements. Certes, réduire l’Europe à sa surface physique était bien fait pour angoisser, dans un monde où nous venions « étourdiment » de « rendre les forces proportionnelles aux masses ». Mais qu’était donc encore notre Europe « en puissance », déduction faite de nos illusions, soit vaniteuses ou masochistes ?

Valéry constatait : « Tout est venu à l’Europe, et tout en est venu, ou presque. » Et ce n’était nullement faire preuve d’orgueil ni encore moins d’impérialisme. C’était simplement une manière de définir l’Europe en tant que « fonction » transformatrice universelle, ou mieux : universalisante.

D’où tirions-nous alors, Européens, les qualités indispensables à l’exercice de cette fonction, et que Valéry énumérait, en premier examen, comme suit : « L’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… »

« Sur de muettes ruines… »

Tentant de développer cette « idée infuse de l’Europe » — déjà très bien cristallisée, on vient de le voir, — Valéry en arrive à sa théorie des trois sources :

Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée, et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

Définition célèbre, lacunaire et féconde. La tendance bien connue de Valéry s’illustre ici : mathématiser le réel, géométriser l’événement, mettre en figures, dont les propriétés soient énonçables en peu de mots, tout ce qui fascine son esprit. (L’élégance de son style est celle d’un théorème : absence d’ornements et réduction aux surprises de la simplicité.)

Si l’on tient « les trois sources » pour la définition d’un ensemble de caractères, point d’objection : peu de contrées de l’Europe n’y seraient pas incluses. Mais on y a vu communément une définition générale et substantielle. À qui s’applique alors sa grille, d’une manière non pas exhaustive mais suffisamment signifiante ? À des Maltais, Marseillais, Chypriotes, Corfiotes ou Céphaloniens, mais pas à la Sicile, faite par les Vikings, Frédéric II et les Arabes, autant que par les Grecs et les Romains ; et pas à plus de la moitié des habitants de ce continent, d’Édimbourg à Sofia, de Stockholm à Grenade, et de Lisbonne à Varsovie. Tout ce « reste » atlantique et nordique, celte ou germain, arabe ou slave, ne serait donc pas européen, ou de seconde zone ? Mais cela fait toute la poésie, toute la musique, des troubadours à Mallarmé et du Tristan de Béroul à celui de Wagner !

Il manque à la définition par les trois sources, non l’essentiel mais bien le substantiel, physique, physiologique, affectif et lyrique. Tout cela qui n’était pas le fort de Valéry. Et tout cela explique peut-être son pessimisme quant à l’issue de l’aventure européenne.

Chacun se rappelle sans doute les pages toujours citées sur la mortalité des civilisations. Elles sont aux Ruines de Volney ce que les Pensées de Pasco sont aux Essais de Montaigne : une série de raccourcis fulgurants, de condensés géniaux qui n’ajoutent rien — qu’une certaine forme, une certaine brièveté décisive.

Lisons les Ruines :

Où sont-ils, ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Baalbeck et de Jérusalem ? … Hélas ! je l’ai parcourue, cette terre ravagée ! J’ai visité ces lieux qui furent le théâtre de tant de splendeurs, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude. […] Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise ou du Zuyderzee, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le cœur et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations : qui sait si un voyageur comme moi ne s’assoira pas un jour sur de muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ?

Puis relisons La Crise de l’Esprit :

Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde.

Tout peut être perdu, songe Valéry — et tout l’est peut-être déjà — par la faute des disputes périmées que nous prolongeons.

Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre.

Ce que Valéry voit très bien, c’est que la politique de nos États-nations, qui refusent toute espèce d’union sous le prétexte de leur « souveraineté » — d’ailleurs de plus en plus fictive — cette politique est aussi sotte que naïve :

Il n’y aura rien eu de plus sot dans toute l’histoire que la concurrence européenne en matière politique et économique… Pendant que les efforts des meilleures têtes de l’Europe constituaient un capital immense de savoir utilisable, la tradition naïve de la politique historique de convoitise et d’arrière-pensées se poursuivait, et cet esprit de « Petits-Européens » livrait, par une sorte de trahison, à ceux mêmes qu’on entendait dominer, les méthodes et les instruments de puissance.

À cause de nos nationalismes et de leur concurrence insane, qui réduit chacun d’eux à l’impuissance, il faut prévoir que nous préférerons aux sacrifices individuels raisonnables l’abjecte démission générale et rentable :

L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.

Valéry n’a peut-être pas envisagé que l’État-nation était notre malheur fondamental. Et il n’a pas vécu pour constater que nos Armagnacs et Bourguignons seraient un jour nos Byzantins de gauche et de droite communiant dans le culte de la nation souveraine. (Communistes et gaullistes contre l’Europe intégrée.) Mais il a été le premier, et le seul écrivain français de premier rang, au xxe siècle, à réfléchir sur les destins de l’Europe, sur certaines « circonstances permanentes de nos vies » dont il reste à souhaiter que l’interruption brusque ne soit pas seule capable de nous réveiller, car il serait trop tard.