(1961) Vingt-huit siècles d’Europe « Les Origines d’Hésiode à Charlemagne, (du ixe siècle av. J.-C. au xie siècle de notre ère) » pp. 9-51

Première partie
Les Origines d’Hésiode à Charlemagne
(du ixe siècle av. J.-C. au xie siècle de notre ère)

D’où vient le nom ?

Quel est son sens ?

Depuis quand parle-t-on de l’Europe ? (Serait-ce seulement depuis Victor Hugo et Mazzini ? Ou depuis Coudenhove et Briand ? Voire depuis le congrès de La Haye, au mois de mai 1948 ?)

Nous avons cherché la réponse ou plutôt les réponses à ces questions, en remontant le cours des siècles.

Paul Valéry, Proudhon et Saint-Simon, Voltaire, Leibniz, Sully, Pie II, Dante… Et l’on s’arrête, en général, à Pierre Dubois, juriste de Philippe le Bel, premier auteur d’un plan d’union de nos États, au début du xive siècle.

Nous avons décidé d’aller beaucoup plus haut.

Cette recherche nous a conduit vers des confins étranges et des temps fabuleux.

Le premier qui ait écrit le nom d’Europe, c’est Hésiode, qui apparaît vers l’an 900 avant notre ère1. Et le premier qui l’ait décrite en la comparant à l’Asie, c’est Hippocrate. Mais la première mention de l’Europe comme unité non seulement géographique, mais humaine, et des « Européens » qui la défendent, ne remonte qu’au viiie siècle de notre ère, après la bataille de Poitiers, qui eut lieu en 732. L’empire carolingien marque un sommet de la conscience d’une Europe unie, puis on redescend vers des guerres et des querelles d’investitures : notre enquête sur les Origines se termine donc au xie siècle de notre ère.

1.
Protohistoire d’un continent sans nom

La quatrième période glaciaire avait recouvert près de la moitié des plaines et des montagnes d’une épaisse calotte, dont la fonte transforma le continent en marécage puis en forêt vierge. Ainsi fut anéantie, vers l’an 8000 av. J.-C., la civilisation qui avait produit les fascinantes peintures rupestres de Lascaux et d’Altamira.

C’est dans le Moyen-Orient qu’une tout autre civilisation va naître. Agricole et urbaine — non plus nomade ou chasseresse — elle envahira d’abord le pourtour de la Méditerranée, pour remonter de là sur notre continent et pénétrer profondément dans sa forêt centrale, au-delà des régions côtières et des immenses oliveraies qui s’étendent du Portugal jusqu’aux rivages de l’Asie Mineure.

Le continent prend sa forme actuelle. Vers 6000 av. J.-C., l’Angleterre s’en détache et la Manche s’élargit, tandis que les isthmes et marécages qui reliaient le Danemark à l’Écosse sont recouverts par la mer du Nord.

Partis de l’Asie Mineure et de l’Égée, des colons remontent le cours du Vardar et du Danube pour aller défricher les fertiles terres noires de l’Ukraine, les rives de la Baltique et de la mer du Nord, enfin la vallée du Rhin et la Belgique, poussant jusqu’à la Seine et à la Loire. Ils avancent en brûlant la forêt, cultivent les terres enrichies par la cendre, les abandonnent bientôt, brûlent d’autres pans de forêts, avancent lentement.

Un autre courant de colons venus par mer des rives de l’Égypte actuelle et du Proche-Orient, remonte peu à peu l’Italie et la vallée du Rhône, se répand en Espagne, dans le Languedoc et dans les Cévennes, atteint le plateau suisse où il établit ses cités lacustres, occupe le bassin de la Seine, et s’aventure même jusqu’en Angleterre.

Vers la fin du iiie millénaire avant notre ère, la métallurgie et ses techniques inventées dans le Proche-Orient (or, cuivre et bronze) se répand dans tout le continent. Ici nous cédons la parole à M. André Varagnac, l’un de nos meilleurs guides dans la protohistoire du continent :

Avec cette métallurgie naissante apparaît en Occident la première grande religion : celle des Mégalithes — dolmens et menhirs. L’histoire des religions ignore généralement cet étrange courant mystique, dont la puissance et la durée sont encore attestées par des milliers et des milliers de monuments dans presque toute l’Europe occidentale. Ses origines demeurent encore mystérieuses, mais sont certainement proche-orientales. Son élan associe étrangement la conquête du métal à la conquête des âmes, comme feront, après plus de trois-mille ans, les conquistadors. Quels qu’aient pu être ces rituels mystérieux, ils ont profondément implanté, dans la conscience paysanne, la vénération des morts. De hardis prospecteurs ont porté jusqu’aux îles lointaines du nord de l’Écosse, ce culte et son architecture. Ils atteignirent le Jutland, la Scandinavie, l’Allemagne septentrionale. Avec eux voyageaient armes et outils de cuivre. Ainsi s’établit, dès la première moitié du iie millénaire avant notre ère, un système d’échanges maritimes associant à la Méditerranée cette Méditerranée du Nord que constituent la Baltique, la mer du Nord et la Manche.2

Aux approches du dernier millénaire avant notre ère, il semble bien qu’une sorte de civilisation commune se soit étendue à la majeure partie du continent : elle est marquée par le rite généralisé de l’incinération (« Champs d’urnes »).

Puis la Grèce et l’Italie des Étrusques, quelques siècles plus tard, envoient vers l’ouest et le nord les produits raffinés de leurs arts et métiers : le vase de Vix illustre cette période dite de Hallstatt. Celle-ci fera place à la civilisation des Celtes, au ve siècle av. J.-C.

Des Gaëls d’Irlande, d’Angleterre et de Bretagne, en passant par les Gaulois, jusqu’aux Galates parvenus en Asie Mineure au iiie siècle av. J.-C., les Celtes ont recouvert la majeure partie de la péninsule occidentale, à l’exclusion toutefois de l’Italie et de la Grèce, où ils n’ont fait que de rapides incursions (à Rome et à Delphes). Leur empire décentralisé, leur vague fédération continentale, liée par le culte druidique, préfigure comme en négatif l’Europe à venir : celle qui sera conformée, justement, par la pensée, l’art et les lois de ces deux peuples de la mer du Sud, mystérieusement inaccessibles aux Celtes. La conquête de la Gaule par César va marquer le début de la fusion séculaire du monde continental et du monde méditerranéen. Et cette fusion fera l’Europe3.

Quant à la préhistoire, ou mieux protohistoire dont on vient d’indiquer quelques étapes, c’est celle d’un continent sans nom, lentement peuplé, civilisé et travaillé par des hommes, des idées et des techniques venus des rives du Proche-Orient.

Mais qui va baptiser ce continent ? À quelle date ? Et sous quels auspices ? Et que signifiera son nom ?

2.
Le mythe de l’enlèvement d’Europe

Quant à l’Europe, il ne paraît pas que l’on sache, ni d’où elle a tiré ce nom ni qui le lui a donné, à moins que nous ne disions qu’elle l’a pris d’Europe de Tyr, car, auparavant, ainsi que les deux autres parties du monde, elle n’avait point de nom. Il est certain qu’Europe était Asiatique et qu’elle n’est jamais venue dans ce pays que les Grecs appellent maintenant l’Europe, mais qu’elle passa seulement de Phénicie en Crète et de Crète en Lycie.4

Hérodote

Europe fut d’abord une déesse, l’une des trois-mille Océanides, « race sainte de filles qui, avec Apollon et les fleuves, nourrissent la jeunesse des hommes », nous dit Hésiode. À ce poète qui vécut en Béotie vers l’an 900 avant J.-C., nous devons la première mention connue du nom d’Europe, au vers 357 de sa Théogonie. Parmi les innombrables sœurs Océanides — dont il ne cite qu’une quarantaine — Hésiode nomme encore Asie, et Métis ou la Raison, première épouse de Zeus.

Beaucoup plus tard, nous retrouvons Europe non plus déesse mais femme légendaire. Agénor, roi de Tyr en Phénicie, et descendant de Neptune, est son père. Elle est si belle quant aux yeux — comme son nom grec l’indique — et d’une si éclatante blancheur, que Zeus lui-même s’en éprend. Métamorphosé en taureau, il l’enlève aux rives de l’Asie pour la conduire en Crète, où elle deviendra reine, et mère des rois de la dynastie de Minos.

De cette légende, qui inspira sans nul doute beaucoup d’œuvres perdues de poètes antérieurs, et dont nous parlent Hérodote et Thucydide entre autres, nous possédons une version grecque tardive : la célèbre « Idylle » de Moschos, qui date du iie siècle avant notre ère, en pleine littérature alexandrine. Il est probable que Moschos, poète sicilien de Syracuse, artiste érudit et précieux, s’est inspiré de peintures traditionnelles, fresques, mosaïques ou cratères, vases décorés ou pierres gravées. Il a fixé pour nous le décor printanier où les poètes, sculpteurs et peintres de vingt siècles occidentaux feront jouer leur imagination sensuelle du Mythe, et cela va du métope de Sélinonte au bas-relief ornant une gare moderne — celle de Genève —, d’Ovide à Victor Hugo et de l’auteur des mosaïques d’Aquilée jusqu’aux décorateurs du xxe siècle, en passant par Véronèse, le Titien, le Lorrain et Tiepolo.

L’Idylle de Moschos5

Une fois, Kypris envoya à Europé un doux songe. C’était l’heure où commence le troisième tiers de la nuit et où l’aurore est proche, l’heure où le sommeil, plus doux que le miel, posé sur les paupières des hommes, détend leurs membres et les enchaîne en mettant à leurs yeux un tendre lien, l’heure aussi où s’ébat la troupe des songes véridiques ; alors, la fille encore vierge de Phoinix, Europé, qui dormait dans sa chambre à l’étage supérieur, crut voir deux terres se disputer à son sujet, la terre d’Asie et la terre d’en face ; leur aspect était celui de femmes. L’une avait les traits d’une étrangère ; l’autre ressemblait à une femme du pays ; elle s’attachait plus fort à la jeune fille, comme à sa fille, représentait qu’elle l’avait mise au jour et que seule elle avait pris soin d’elle ; mais l’autre, la saisissant de force de ses mains puissantes, l’entraînait sans qu’elle résistât, et déclarait que, de par la volonté de Zeus porteur d’égide, il était décidé qu’Europé lui appartenait. Celle-ci se précipita hors de son lit garni de couvertures ; elle avait peur et son cœur palpitait car le songe qu’elle venait de voir avait été aussi net que ce que l’on voit quand on veille. Longtemps, la jeune fille demeura assise et silencieuse, ayant encore les deux femmes devant ses yeux ouverts ; puis enfin elle éleva une voix craintive : « Qui, des habitants du ciel, m’a envoyé de semblables visions ? Que signifient les songes, qui, planant dans ma chambre au-dessus de ma couche garnie de couvertures, m’ont dressée tout émue, pendant que je dormais doucement ? Qui était cette étrangère que j’ai vue dans mon sommeil ? Quel désir d’elle a envahi mon âme ! Et elle, de son côté, avec quelle affection elle me faisait accueil et me regardait comme sa propre fille. Ah ! fassent les Immortels que ce songe s’accomplisse heureusement pour moi ! »

Cela dit, elle se leva, et alla chercher ses compagnes, nobles filles de son âge, nées la même année qu’elle, qui plaisaient à son cœur et étaient associées à tous ses jeux, qu’elle se préparât pour prendre part à un chœur de danse, qu’elle baignât son corps à l’embouchure des rivières, ou qu’elle cueillît dans la prairie les lys à l’haleine parfumée. Elles, aussitôt, se montrèrent à ses yeux. Chacune avait dans les mains une corbeille pour recevoir des fleurs ; elles gagnèrent les prairies voisines de la mer, qui étaient le lieu de réunion habituel de leur troupe, charmées par la beauté des roses et par le bruit des flots. Europé elle-même portait une corbeille d’or magnifique, admirable merveille, admirable travail d’Héphaistos ; il l’avait donnée à Libye, quand elle était entrée dans le lit du dieu qui ébranle la terre ; Libye l’avait donnée à la toute belle Téléphaassa, qui était de son sang ; et Téléphaassa, mère d’Europé, avait remis ce superbe présent à sa fille non mariée. L’objet était orné de beaucoup d’ouvrages d’orfèvrerie brillant d’un vif éclat. Il y avait, en or, Io fille d’Inachos, dans le temps qu’elle était encore génisse et qu’elle n’avait pas forme de femme ; vagabonde elle marchait sur les chemins de la plaine salée, comme si elle eût nagé ; la mer était faite de métal azuré. Haut placés, deux hommes se tenaient debout sur l’escarpement du rivage, serrés l’un contre l’autre ; ils regardaient la vache qui traversait la mer. Il y avait aussi Zeus fils de Cronos, effleurant doucement de la main la génisse fille d’Inachos, qu’auprès du Nil aux sept bouches, de vache cornue, il transforma de nouveau en femme ; le cours du Nil était d’argent ; la vache, de bronze ; quant à Zeus, il était fait en or. Autour de la corbeille ronde, au-dessous de la bordure circulaire, était représenté Hermès ; près de lui gisait tout de son long Argos, orné d’yeux rebelles au sommeil ; du sang rouge d’Argos, surgissait un oiseau, fier de son plumage fleuri et multicolore ; il déployait ses pennes — tel un navire qui fend rapidement les flots — et de ses pennes déployées couvrait les bords de la corbeille d’or. Telle était la corbeille de la toute belle Europé.

Arrivées dans les prés fleuris, les jeunes filles se divertissaient à chercher chacune telle ou telle sorte de fleur ; l’une prenait le narcisse odorant, une autre l’hyacinthe, celle-ci la violette, celle-là le serpolet ; car sur le sol foisonnaient les pétales qui ornent les prairies au printemps. Elles coupaient ensuite, luttant à qui en couperait le plus, les touffes parfumées du jaune safran ; mais la princesse, cueillant à pleines mains les roses resplendissantes à la couleur de flamme, attirait parmi elles les regards comme parmi les Charites la déesse née de l’écume.

Elle ne devait pas longtemps prendre plaisir à ces fleurs, ni conserver intacte sa ceinture virginale. Aussitôt que le fils de Cronos l’eut aperçue, de quel vertige saisi il fut dompté par les traits imprévus de Kypris, seule capable de dompter Zeus lui-même ! Voulant à la fois éviter le courroux de la jalouse Héra et décevoir l’esprit naïf de la jeune fille, il mit un masque au dieu, transforma sa personne, se changea en taureau ; non pas en taureau comme ceux qui sont nourris dans les étables, ni comme ceux qui tirant la charrue recourbée tracent la coupure des sillons, ni comme ceux qui paissent avec les troupeaux, ni comme ceux qui, domptés par l’aiguillon, traînent des chars porteurs de lourds fardeaux. Tout son corps était de couleur blonde, à l’exception d’un cercle blanc pur qui brillait au milieu de son front ; ses yeux, dessous, étincelaient et lançaient des éclairs chargés d’amour ; ses cornes s’élevaient, l’une en face de l’autre, égales au-dessus de sa tête, pareilles au croissant demi-circulaire de la lune cornue.

Il vint dans la prairie, et son apparition n’effraya point les jeunes filles ; toutes furent prises du désir de s’approcher, de toucher le joli animal, dont la divine odeur, se répandant au loin, dominait même le souffle embaumé de la prée. Il s’arrêta en face de l’irréprochable Europé ; il lui lécha le cou et la jeune fille fut sous le charme. Elle le caressait, essuyait doucement de ses mains l’écume qui lui tombait, abondante, de la bouche ; et au taureau elle donna un baiser. Lui, poussa un tendre mugissement ; on aurait cru entendre résonner le chant harmonieux de la flûte mygdonienne. Il s’agenouilla aux pieds d’Europé ; tournant le col, il la regardait et lui montrait son large dos. Elle dit alors, au milieu des vierges aux longues tresses : « Venez, chères compagnes, compagnes de mon âge, asseyons-nous sur ce taureau, pour notre divertissement ; à coup sûr, il nous recevra toutes sur son dos étalé, tant il a l’air paisible et doux, et aimable, sans aucune ressemblance avec les autres taureaux ; un esprit intelligent l’anime, comme un humain ; il ne lui manque que la parole. »

Elle dit, et elle s’assit sur le dos du taureau, souriante ; et les autres jeunes filles allaient en faire autant ; mais il se releva d’un bond, enlevant celle qu’il voulait et gagna rapidement la mer. Europé, se retournant en arrière, appelait ses compagnes et leur tendait les bras ; mais elles ne pouvaient pas l’atteindre. Le taureau parvint au rivage et poursuivit sa course, comme un dauphin, marchant sans mouiller ses sabots sur la vaste étendue des vagues. Sur son passage, la mer se faisait calme ; les énormes poissons, alentour, s’ébattaient devant les pas de Zeus ; le dauphin, sorti de l’abîme, cabriolait joyeux au-dessus de l’eau qui s’enflait. Les Néréides surgirent du fond de l’onde, et, assises sur le dos de poissons, défilaient en cortège ; à la surface des flots, qu’il gouvernait, le dieu sonore qui ébranle la terre guidait en personne son frère sur la route marine ; autour de lui s’assemblaient les tritons, bruyants musiciens de la mer ; soufflant dans de longs coquillages, ils faisaient retentir le chant nuptial. Assise sur le dos du taureau, Europé d’une main, serrait la grande corne de la bête ; de l’autre, elle maintenait contre elle le pli pourpré de sa robe, pour éviter que, traînant derrière elle, il ne fût mouillé par l’onde immense de la mer blanchissante. Aux épaules, le péplos d’Europé se gonfla en une poche profonde, comme la voile d’un navire, et allégeait le poids de la jeune fille.

Déjà elle était loin de la terre natale ; il n’y avait en vue ni rivage battu par les flots ni montagne escarpée, rien que le ciel en haut et en bas la mer sans limites. Alors, promenant autour d’elle ses regards, elle fit entendre ces mots : « Où m’emportes-tu, taureau divin ? Qui es-tu ? Comment peux-tu parcourir des chemins dangereux aux animaux qui marchent en tournant les pieds et ne pas craindre la mer ? Ce sont les navires qui courent sur la mer, les navires prompts à fendre les flots ; mais les taureaux ont peur de la voie marine. Quelle boisson capable de te plaire, quelle nourriture trouves-tu dans l’onde salée ? Sans doute tu es un dieu ; ce que tu fais ressemble à ce que font les dieux. Les dauphins marins ne circulent pas sur terre, ni les taureaux sur la mer ; toi, tu bondis sans peur et sur terre et sur mer, et tes sabots te tiennent lieu de rames. Bientôt, je pense, tu vas t’élever aussi dans les hauteurs de l’air étincelant et tu voleras comme les oiseaux rapides. Hélas, grande est mon infortune, à moi qui ai quitté la demeure de mon père, et, suivant ce taureau, accomplis une étrange navigation, errante et solitaire. Mais toi, souverain de la mer blanchissante, ébranleur de la terre, montre-toi pour moi bienveillant, toi qu’il me semble voir diriger cette traversée et me tracer la route. Ce n’est pas sans le vouloir d’un dieu que je suis ces humides chemins. »

Elle dit ; et le taureau aux belles cornes lui répondit : « Rassure-toi, jeune fille ; ne crains pas les vagues de la mer ; je suis Zeus en personne, bien que, de près, j’aie l’air d’être un taureau ; il est en ma puissance de paraître ce que je veux. C’est mon amour pour toi qui m’a poussé à parcourir une telle étendue marine, sous l’aspect d’un taureau. Mais la Crète te recevra bientôt ; elle m’a nourri moi-même ; c’est là que se célébreront tes noces. Et je te rendrai mère de nobles fils, qui tous, parmi les hommes, seront porteurs de sceptre. »

Il dit ; et ce qu’il avait dit était chose accomplie. Déjà apparaissait la Crète ; par un nouveau changement, Zeus reprenait sa figure ; il détacha la ceinture d’Europé ; les Heures lui préparaient une couche ; elle qui était vierge auparavant, sans tarder devint l’épouse de Zeus ; sans tarder, elle conçut des enfants du fils de Cronos et devint mère.

C’est sans nul doute le songe du début de l’Idylle qui contient, pour nous tout au moins, la véritable signification du mythe ; ces deux terres qui se disputent Europe, « la terre d’Asie et la terre d’en face », le continent déjà civilisé et celui qui n’a pas de nom, qui veut un nom et un esprit, et qui va l’arracher par la violence, mais non sans l’aide de Zeus lui-même.

Le thème du songe où deux femmes se disputent apparaît déjà dans les Perses, l’admirable récit de Salamine qu’Eschyle fit jouer sept ans après la bataille, en 473. Il s’agit, là aussi, de la rivalité entre l’Europe et l’Asie, l’une représentée par la Grèce indomptable, l’autre par la Perse docile :

Songe de la reine, mère de Xerxès

Deux femmes, bien mises, ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui, aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries, l’une la Grèce, dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer — cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes, tandis que l’autre trépignait, puis, soudain, de ses mains met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. Mon fils tombe ; son père, prêt à le plaindre, Darios, paraît à ses côtés ; mais, dès qu’il le voit, Xerxès déchire les vêtements qui couvrent son corps ! Voilà d’abord mes visions de la nuit. Mais je me lève, je trempe mes mains au cours d’une onde pure et, les chargeant d’offrandes, je m’approche de l’autel, pour y consacrer le gâteau rituel aux dieux préservateurs à qui est dû l’hommage : et j’aperçois alors un aigle qui fuit vers l’autel bas de Phoibos ! Muette d’effroi, je m’arrête, amis. Mais bientôt, sous mes yeux, un milan fond du ciel, à grands coups d’ailes rapides et, de ses serres, se met à déchirer la tête de l’aigle, qui ne sait plus que se pelotonner sans défense !

Le milan grec qui fond sur l’aigle perse annonce la défaite de Xerxès et sa dernière apparition, abandonné et désarmé, à la fin du drame. L’événement que prédit le Songe est donc purement historique, non mythique. Ce sont des réalités plus générales et plus anciennes d’un millénaire au moins, comme nous le verrons, que symbolise l’Idylle de Moschos, si tardive qu’elle soit.

Selon la plupart des commentateurs récents du Mythe grec6, Europe fut d’abord une déité asiatique avant de devenir une héroïne : elle serait en somme une manifestation locale et poétique de la Grande Déesse, dont le culte dominait le Proche-Orient, de l’Euphrate au Bosphore et au Nil.

Un autre érudit, le poète Robert Graves7, traduit Europe par « large face » et y voit un symbole lunaire, tandis que Zeus et le Taureau seraient tous les deux solaires par excellence.

À la vérité, l’arrière-plan du mythe grec est sémitique. Il se situe dans un complexe assyrio-hébraïque auquel la Bible fait de fréquentes et très précises allusions et au centre duquel se situent des poèmes légendaires comme l’épopée de Keret (retrouvée à Ras Shamra en 1929). Keret est roi des Sidoniens-Tyriens, c’est-à-dire des Cananéens, que les Grecs nommeront Phéniciens et qui sont des Sémites : les Hébreux de la mer. Or, Keret est le nom de la Crète ; les Keretites que mentionne le prophète Sophonie (II, 5) sont des Crétois. D’autre part, le dieu El, père du Jahwé des Hébreux, est un dieu-taureau qui a coutume d’enlever des filles sur les rives de Canaan, de Tyr et de Sidon, donc de la « Phénicie » des Grecs. Il a son siège en Kaphtor (Crète) et il est aussi le grand dieu d’Edom, qui est le même nom qu’Adam, qui signifie « rouge » ou Phœnix, — d’où Phéniciens. (Hérodote pense que les Phéniciens viennent de la mer Érythrée, qui est la mer Rouge.) Notons enfin, d’après Victor Bérard, que le symbole fréquent dans les intailles grecques archaïques « du disque solaire et du croissant géminés, proclame l’origine phénicienne de cette représentation »8. Tout concourt à prouver l’ascendance sémitique du mythe grec, ce qui n’a rien pour étonner le lecteur des travaux de Bérard sur les poèmes homériques et la Bible et sur les origines sémitiques de tant de noms de dieux et de lieux grecs. Et tout cela nous renvoie, historiquement, à des événements situés au xvie siècle avant notre ère, selon les anciennes chroniques grecques, méprisées par le xixe siècle mais confirmées par les recherches et trouvailles archéologiques les plus récentes.

Quoi qu’il en soit de toutes ces hypothèses, ou de ces preuves, si l’on en revient au mythe grec, on voit qu’Europe reste le nom d’une puissance féminine enlevée à l’Asie, puis fécondée par le dieu mâle qui règne sur l’Olympe des Grecs continentaux : le grand masque d’or retrouvé sous les ruines de Mycènes, un Zeus solaire contemporain du déclin de la Crète et de son culte de la Grande Mère, éclaire et reflète à la fois la naissance de l’Europe hellénique. Ainsi le mythe traduit la mutation religieuse d’une civilisation venue du Proche-Orient sur l’obscur continent occidental, qui va prendre le nom de sa précieuse proie.

Nous ne donnerons pas ici d’autres versions fameuses de l’Enlèvement, celle d’Ovide et celle de Diodore (ier siècle av. J.-C.) : elles ne font qu’imiter le modèle de Moschos, que nous avons tenu à citer en entier parce qu’il figure en quelque sorte l’étymologie d’une tradition de l’Art qui traversera les siècles.

Mais les traits de cette gracieuse allégorie décorative — le songe du début mis à part — n’évoquent ou ne préfigurent aucune réalité historique ou psychologique. Rien de commun entre l’Idylle et le destin de l’Europe dans l’histoire à venir.

Il n’en va pas de même avec Horace. Bien qu’il adopte le décor traditionnel du mythe, il est le premier à lui donner son sens historique et mondial dans l’émouvante et solennelle apostrophe finale de Vénus :

… bene ferre magnum
Disce fortunam ; tua sectus orbis
Nomina ducet.

L’ode d’Horace
À Galatée

Ainsi Europe confia au taureau séducteur son flanc de neige, Europe, devant les monstres pullulant sur la mer et les pièges qui l’environnaient, pâlit de son audace.

Elle qui, naguère dans les prés, n’était occupée que des fleurs, et en faisait, habile ouvrière, une couronne vouée aux nymphes, maintenant, à la clarté douteuse de la nuit, elle ne voit rien que les astres et les flots.

Mais dès qu’elle eut atteint la puissante Crète aux cent villes : « Ô mon père, dit-elle, ô nom de fille que j’ai trahi, ô piété qu’a vaincue mon délire !

D’où suis-je venue, et où ? Une seule mort est trop légère pour la faute des vierges. Suis-je éveillée, pleurant un acte honteux ? ou bien, sans reproche, suis-je le jouet d’une image

Dont le vol trompeur, par la porte d’ivoire, m’amène un songe ? Valait-il mieux s’en aller à travers les flots immenses ou bien cueillir les fleurs nouvelles ?

Si quelqu’un, maintenant, le livrait à ma colère, ce taureau qui me déshonore, je voudrais, de toutes mes forces, déchirer, briser avec le fer les cornes du monstre tant aimé.

Sans pudeur, j’ai abandonné les pénates paternels, sans pudeur, je fais attendre Orcus. Ô Dieu (si quelqu’un des dieux entend mes paroles) fais que j’erre nue au milieu des lions !

Avant qu’une affreuse maigreur n’ait envahi l’éclat de mes joues, que cette proie, tendre et pleine de sève, se soit desséchée, je veux belle encore nourrir les tigres.

Méprisable Europe ! ton père absent te presse : que tardes-tu à mourir ? Tu peux, à cet orne, avec ta ceinture qui t’a heureusement suivie, suspendre et briser ton cou.

Ou bien, si tu préfères les roches, les écueils aiguisés pour la mort, allons, confie-toi à la bourrasque rapide, à moins que tu n’aimes mieux filer ta tâche d’esclave.

Toi, le sang des rois, livrée à une maîtresse des pays barbares. »

Ainsi elle se lamentait, mais à côté d’elle se tenait Vénus, souriant malignement, et son fils, l’arc détendu.

Puis, quand la déesse se fut assez divertie : « Trêve, dit-elle, de colères et de bouillantes querelles, quand l’odieux taureau viendra te donner ses cornes à déchirer.

Tu es, sans le savoir, la femme de l’invincible Jupiter. Laisse là les sanglots, apprends à bien porter une haute fortune : une part du globe recevra ton nom. »

Quatre siècles plus tard, voici le mythe attaqué et dénoncé — preuve qu’il est encore bien vivant — par les polémistes chrétiens. Les uns, comme Prudence, dénoncent son immoralité, les autres, comme Lactance, qui sera suivi par saint Jérôme, s’efforcent d’en évacuer le merveilleux :

Europe fut enlevée par les Crétois dans un navire dont l’insigne était un taureau.9

Cependant, Isidore de Séville, au viie siècle, se borne à résumer en deux lignes le récit primitif : il l’introduira de la sorte, grâce au succès durable de ses Étymologies, dans les écoles du Moyen Âge.

À l’inverse de Lactance et de Jérôme, qui avaient privé le mythe de son contenu religieux païen, le Moyen Âge tente parfois de lui rendre un contenu religieux chrétien, un peu comme Simone Weil, de nos jours, le fera pour d’autres mythes, celui de Prométhée notamment. En voici un exemple touchant : le moine Pierre Bersuire, au xive siècle, imagine que la rive phénicienne représente la vie du siècle, tandis que la Crète serait la vie contemplative. Le rapt d’Europe symbolise à ses yeux le passage de l’âme du temporel à l’éternel :

Cette pucelle Europe signifie l’âme… Jupiter signifie le fils de Dieu qui pour sauver l’âme se mua en taureau, c’est-à-dire qu’il prit une forme corporelle en prenant l’humaine chair. Comme l’un de nous il vint demeurer en ce monde terrestre plein de tribulations… l’âme dévote doit le suivre et se tenir à lui comme à un très ferme appui.

Pour le géographe Mercator, dont le célèbre Atlas parut en 1595, le dieu taurin « ne représente pas mal à propos le naturel des Européens ». Cet auteur croit moins à la fable divine qu’à la possible valeur ethnographique du mythe :

Aucuns, méprisants ces fables la disent (Europe) avoir été ravie et enlevée en un navire, portant en proue la figure d’un taureau. Et aucuns reconnaissent la nef, portant l’effigie de Jupin tutélaire et du taureau. Palephatus dit qu’un Candiot nommé Taurus enleva d’Italie ou région des Tyrrhènes, avec autres filles, Europe fille du roi prisonnière. Y en a qui disent, qu’il y eut une légion de gens de guerre, qui portait entre autres enseignes un taureau. Quelques-uns disent qu’elle fut ainsi appelée, à cause de sa beauté par la ressemblance de cette fille ravie. Le taureau certes, par lequel ils veulent qu’Europe fût portée, ne représente pas mal à propos les mœurs et naturel des Européens. Il est d’un courage un peu élevé, insolent, embelli par ses cornes, de couleur blanche, d’un gosier large, d’un col gras, guide et commandeur des haras ; de très grande continence, mais s’il est amené à sexe dissemblable, il se montre être de chaleur extrême, toutefois en après chaste et modéré. Tel est quasi le naturel des Européens, nommément les plus Septentrionaux.

Dès la Renaissance, cependant, le mythe ne sera plus qu’un « beau sujet », soit pour les peintres, soit pour les poètes. Rémy Belleau, Ronsard, André Chénier, Victor Hugo, en font une sorte d’exercice de description, dans le style de l’Idylle antique. Citons Hugo :

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe
Europe dont un dieu n’écoute pas la plainte.
Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,
Crie, et baissant les yeux, s’épouvante de voir
L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Seul, Leconte de Lisle retrouve un peu de l’accent d’Horace, dans le discours qu’il attribue à Zeus lui-même, non plus à Vénus :

Et quand la terre, au loin, se fut toute perdue
Quand le silencieux espace Ouranien
Rayonna, seul ardent, sur la glauque étendue,
Le divin Taureau dit : — Ô Vierge ne crains rien.
Viens ! Voici l’île sainte aux antres prophétiques
Où tu célébreras ton hymen glorieux,
Et de toi sortiront des Enfants héroïques
Qui régiront la terre et deviendront des Dieux !

Entre le mythe primitif et la réalité — le drame de l’Europe dans l’histoire — ces poètes ont mis toute la distance qui sépare l’archétype profond de la littérature décorative. Revenons au réel, c’est-à-dire à la relation entre le mythe, l’évolution religieuse qu’il symbolise et l’Europe naissant à l’histoire. Un de nos grands historiens contemporains, G. de Reynold, nous y aidera mieux que personne :

Europe nous est venue d’Asie, mère de toutes les grandes religions, génératrice de tous les grands mythes. Europe est une des formes prises par le premier de ces mythes, par le panthéisme primitif et informe : l’adoration de la terre et de la fécondité, la Grande Mère où tout est un et divers à la fois.

Dès que ce mythe arrive au bord de la Méditerranée orientale, il se rencontre avec une intense vie maritime, une vie de piraterie et de commerce, de conflits et d’échanges, une vie dont il se colore à tel point que l’on a longtemps cru facile de l’expliquer par l’histoire et par les mœurs.

Sitôt méditerranéen, le mythe Europe passe en Crète. Il y devient le symbole de toute une civilisation intermédiaire entre la Grèce et l’Asie.

État puissant par son organisation, ses lois, ses arts, ses richesses, État maritime et colonisateur, la Crète des Minos répand le culte d’Europe associé à celui de Zeus dans le monde égéen, dans la Grèce continentale. Et voici le moment où le génie grec s’en empare pour le faire entrer dans son polythéisme et pour l’humaniser. Alors, le principe mâle l’emporte sur le principe femelle, par une remise en place des valeurs qui est déjà européenne.

Qu’est-ce que l’Europe ?

Europe est venue d’Asie.

Elle a été enlevée à l’Orient par un dieu du Nord.


Zeus-Jupiter devient alors le dieu par excellence, le principe, la racine de tout le polythéisme grec. Il maintient l’unité entre toutes ces divinités qui se multiplient et toutes ces traditions locales qui se diversifient. En lui se termine et s’achève la longue et obscure évolution durant laquelle les énergies élémentaires, d’hypostase en hypostase, sont arrivées à se concrétiser, à s’humaniser. Mais avec lui commence une autre évolution qui mène des dieux aux hommes. Dans le Cronide Zeus apparaît le dieu-homme dont la mission est de dominer le monde et de le gouverner, afin que les hommes puissent y vivre. Il prendra pour première femme l’Océanide Métis, qui est la raison ; mais il l’absorbera en soi, dans la crainte d’en avoir un fils plus fort que lui-même, et il engendrera par la tête Athéné-Minerve, qui est l’intelligence inventrice, active et artiste, le symbole du génie hellénique. Sa deuxième épouse sera Thémis, la justice. Plus tard, il prendra pour femme Mnémosyne, la mémoire, et il en aura les Muses. Et la dernière, Junon la jalouse, Héra-Junon, sera la morale. Ces mythes ne font-ils pas de lui le symbole de la grande civilisation génératrice de toute la civilisation européenne ?


Au culte de Zeus, celui d’Europe est associé, mais comme une manifestation secondaire. Comment va-t-il évoluer ?

Nous verrons ce culte monter vers le nord, se répandre peu à peu dans l’Hellade entière. De Crète, il prend trois directions : vers Corinthe, la Thessalie, puis, à travers la Thrace, jusqu’à la partie septentrionale de l’Asie Mineure — vers la Béotie, la Locride, la Phocide, jusque dans cette Épire montagneuse dont Europe sera l’éponyme — ; enfin, par les îles et le long des côtes, jusque dans les régions syriennes et phéniciennes où le mythe retrouve son point de départ. Cependant, les légendes et les traditions s’embrouillent, se compliquent, s’effacent. Tandis que disparaît la déesse, paraît le continent.10

3.
Le Mythe de Japhet

S’il reste vrai que le mythe du rapt d’Europe se trouve traduire le mouvement général qui a porté d’Est en Ouest, du Proche-Orient sémitique vers le « continent sans nom » des peuplades colonisantes et des éléments de civilisation religieux et techniques, c’est à un autre mythe, moins connu de nos jours, que nous devons attribuer la persistance d’un concept de l’Europe comme continent distinct, même aux époques où le nom d’Europe n’éveillait plus, dans les esprits, que la seule idée géographique d’une des trois grandes régions de l’univers alors connu.

C’est à la Bible, interprétée par les premiers Pères de l’Église, qu’entend remonter, dès le ive siècle de notre ère, cette tradition indépendante de la Grèce : nous l’appellerons le Mythe de Japhet.

Selon saint Jérôme (346-420) dans son Liber hebraicarum questionum in Genesim, comme selon saint Ambroise (né en 340), les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, ont reçu en partage les trois parties du monde que sont respectivement l’Asie, l’Afrique et l’Europe.

Cette tripartition mythique de la terre va dominer toute la géographie du Moyen Âge. Elle se fonde sur les chapitres 9 et 10 de la Genèse, qui racontent comment les fils de Noé au sortir de l’Arche, reçurent de leur père l’ordre de remplir toute la terre de leur postérité. Ils ne furent pas traités également, car Sem et Japhet ayant couvert la nudité de Noé ivre furent seuls bénis par lui :

Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan (fils de Cham) soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! (Gen. 9, 26 et 27.)

Pour Ambroise, les fils de Sem sont bons, ceux de Cham mauvais, ceux de Japhet « indifférents », c’est-à-dire païens, « attachés aux biens de ce monde », mais capables de se convertir11.

Les commentateurs des siècles suivants comme Paul Orose et Philastre de Brescia reprennent et précisent la tripartition d’Ambroise. Pour saint Augustin, Japhet est l’ancêtre des peuples de l’Occident, qui comprend l’Europe et l’Afrique, tandis que Sem est l’ancêtre des peuples de l’Orient. Augustin voit dans Genèse 9, 27 une prophétie, prophetica benedictio, et l’interprète ainsi : les tentes de Sem représentent l’Église ; Japhet, par sa postérité « s’étendra » jusqu’au domaine de Sem, donc les peuples de l’Europe se convertiront au vrai Dieu. Le mot sur lequel insistent tous ces exégètes est celui que nous avons souligné dans le verset 27 cité : dilatet selon la Vulgate. Japhet (ou Yepheth, de phatah = se dilater, se répandre) signifie latitude, largeur, expansion. Ainsi l’expansion de l’Empire romain en Europe et dans tout l’orbis terrarum connu à l’époque, a pré-formé, selon Isidore de Séville, l’expansion de l’Église chrétienne. Le concept d’Europe reçoit ainsi un contenu religieux en même temps qu’un contenu géographique. Isidore fait entrer dans la postérité de Japhet les Cappadociens, Ciliciens, Ioniens, Thraces, Gaulois et Espagnols :

Tels sont les peuples de la lignée de Japhet, qui, du Mont Taurus dans l’Asie médiane jusqu’à l’Océan Britannique posséderont toute l’Europe (omnem Europam).

Jürgen Fischer cite une douzaine d’auteurs du ve au xve siècle qui rattachent à Japhet et à ses 23 ou 26 fils et petits-fils, les diverses « nations » ou familles qui peuplent l’Europe, avec leurs langues distinctes. Relevons en passant que certains de ces auteurs divisent le genre humain en trois classes : Les hommes libres, fils de Sem, les soldais, fils de Japhet, et les esclaves, fils de Cham.

Il n’est certes pas démontrable, mais possible, que la relation entre Japhet et l’Europe se soit vue confirmée dans l’esprit de ces auteurs par la traduction en grec de l’allégorie (biblique) : au latin latus (large, étendu) correspond le grec eurus, dont dérive la forme poétique europos, assimilée à « Europe » par homophonie.12

Un lien — problématique, il est vrai, et proche du calembour — serait ainsi établi entre la Genèse et la mythologie grecque. L’Europe ferait partie de l’économie du salut, serait donc un concept acceptable aux yeux des Pères. Et le mythe de Japhet, ainsi interprété, exprimerait assez bien l’état du continent dans la seconde moitié de notre premier millénaire : ce mélange originellement « indifférent » (à l’égard de la vraie foi) de païens et de convertis toujours plus nombreux, qui porte en bloc le nom d’Europe.

L’origine japhétique de l’Europe ne fut guère contestée jusqu’au xixe siècle. Joseph de Maistre encore, comme Bossuet, la tient pour un dogme établi. Vico spécule à partir d’elle sur la formation des langues. Campanella se demande si « l’expansion » de Japhet dans les tentes de Sem ne peut pas signifier « domination » de l’Europe sur le monde arabe… Mais Voltaire croit pouvoir réfuter la légende en affectant de l’interpréter littéralement jusqu’à l’absurde — l’un de ses procédés favoris :

Je laisse à de plus savans que moi le soin de prouver que les trois enfans de Noé, qui étaient les seuls habitans du globe, le partagèrent tout entier ; qu’ils allèrent chacun, à deux ou trois-mille lieues l’un de l’autre, fonder par-tout de puissans empires ; et que Javan son petit-fils peupla la Grèce en passant en Italie : que c’est de là que les Grecs s’appelèrent Ioniens parce qu’Ion envoya des colonies sur les côtes de l’Asie Mineure ; que cet Ion est visiblement Javan, en changeant I en Ja, et on en van. On fait de ces contes aux enfans, et les enfans n’en croient rien.13

Mais les enfants parfois sont mauvais juges et la gaminerie de Voltaire a tort en l’occurrence. L’émigration des Sémites « phéniciens » vers l’Ionie, patrie d’Homère (certains ayant passé par la Boétie de Cadmus) est aujourd’hui bien attestée14.

Mais si l’on songe à l’immense popularité de la légende de Japhet chez les clercs de tout rang, pendant quatorze siècles, on s’étonne d’observer que deux ou trois humanistes seulement aient osé suggérer que cette tradition étant celle de la chrétienté, la logique eût voulu que notre continent fût nommé Japhétie plutôt qu’Europe. Ainsi Guillaume Postel, au xvie siècle :

Non, est, quod repetatur, eam partem terræ, quam fabulæ Europam dixere, Japetiam debere dici, ob primum ilium Japetum non tantum illius, sed universi orbis principem institutum.15

4.
Cadmus ou la quête d’Europe

Les légendes et l’archéologie révèlent une autre zone de contact ou de contamination entre les deux mythes, le grec et le biblique. Voyons d’abord les légendes grecques.

Agénor, roi de Tyr venu de la région du Delta pour habiter le pays de Canaan, est le père de cinq fils et d’une fille : Europe. Cette dernière ayant été enlevée par le taureau divin (ou par le roi de Crète Taurus), les cinq fils d’Agénor partent à sa recherche, sur l’ordre de leur père. Comme ils ignorent où est allé le taureau, ils prennent chacun une direction différente. Phœnix se dirige vers l’ouest, dépasse la Libye, atteint la future Carthage, où il donne son nom aux Punici (de Pœni) puis revient en Canaan, qui sera rebaptisé Phénicie en son honneur. Cilix va en Cilicie, Phineus aux Dardanelles, Thasus à Olympie puis à l’île de Thasos. Enfin Cadmus, le plus célèbre des cinq frères va d’abord à Rhodes, puis en Thrace et de là, à Delphes. Il interroge l’oracle pour savoir où il trouvera Europe. La Pythie lui conseille d’abandonner sa Quête, et de suivre plutôt une vache : là où cette vache tombera de fatigue, Cadmus devra bâtir une ville. Il achète donc une vache marquée d’une pleine lune blanche sur chaque flanc, la chasse devant lui sans répit à travers toute la Béotie, jusqu’à ce qu’elle s’effondre, épuisée, au lieu où s’élèvera la ville de Thèbes.

On voit donc que la Quête d’Europe — selon ce groupe de légendes rapportées notamment par Pausanias — se confond avec les voyages historiques des Phéniciens. On voit aussi combien, dès ces débuts fabuleux, il paraît difficile de « retrouver Europe » ! C’est la poursuite de son image mythique qui fait découvrir aux cinq frères sa réalité géographique, et fait bâtir une ville au plus actif d’entre eux. Voilà qui est plein d’enseignements. Rechercher l’Europe c’est la faire ! En d’autres termes : c’est la recherche qui la crée.

Mais venons-en à la confluence des deux mythes. Selon Robert Graves16, Agénor est le héros phénicien Chnas, qui apparaît dans la Genèse sous le nom de Canaan. Nombre de coutumes cananéennes indiquent une provenance est-africaine, et les Cananéens pourraient être venus de l’Ouganda par la vallée du Nil et le Delta. La dispersion des fils d’Agénor rappellerait, selon Robert Graves, la fuite vers l’ouest des Cananéens, au second millénaire av. J.-C., sous la pression des envahisseurs aryens. Elle correspond en tout cas à la grande aventure de ces premiers descubridores que furent les Phéniciens. Voici comment Victor Bérard ramasse en une page étonnante tout cet ensemble de symboles et de réalités historiques que sa thèse « phénicienne » nous rend intelligibles :

Les Phéniciens, dans la Méditerranée anté-homérique, s’étaient lancés pareillement à la quête d’une Terre occidentale, qu’en leur langue, ils devaient nommer la « terre du Couchant », Eréba. Ils tenaient de leurs maîtres égyptiens la notion de cette « belle Amenât », de ce Couchant mystérieux où l’Égypte plaçait le séjour éternel et bienheureux de ses morts. De cette quête de l’Eréba, les Hellènes firent leur légende de la belle Europé, « l’Occidentale », poursuivie par son frère Cadmos, « l’Oriental », que leur père Agénor, roi de Tyr, avait envoyé à la recherche : de Phénicie en Crète, en Béotie, en Illyrie, Cadmos avait marché vers cette terre du soir, — Hespéria, dirent les Grecs.

Amentit-Europe-Hespérie, trois noms équivalents pour cette Terre du Couchant, que les gens de Tyr-Sidon se figuraient sans doute à l’origine comme une masse compacte, un continent « prodigieux », semblable à l’un de ceux qu’ils pouvaient connaître en leur voisinage, Asie et Libye…

Combien fallut-il d’années aux découvreurs de passes pour découper cette masse en îles, presqu’îles et territoires médiocres et finir, après avoir cru la trouver en Crète, puis en Italie, par la restreindre à la péninsule espagnole ?

Encore certains des Anciens ne purent-ils jamais se résoudre à cette déconvenue : ils voulurent pousser plus loin la recherche de Cadmos et reculer toujours le gîte de cet autre monde : quand, au-delà de Calypso et des Colonnes d’Hercule, s’ouvrit devant eux l’Océan sans bornes, ils soutinrent qu’Espéris, fille d’Atlas, — l’Atlantide — s’était effondrée dans ces eaux, où quelques-uns de nos navigateurs modernes ont pensé la retrouver, où certains de nos géographes et géologues s’entêtent encore à l’entrevoir.17

Mais la pleine signification de la légende de Cadmus est encore loin d’être épuisée par ce rappel de la découverte du Couchant. En effet, et toujours selon Victor Bérard, « l’Antiquité presque unanime attribuait à Cadmus l’introduction de l’alphabet en Grèce, et plaçait la venue de Cadmus au début du xve siècle ». Or les trouvailles récentes de l’archéologie confirment cette date. Par la Crète, l’alphabet nous vient des Phéniciens ; ceux-ci colonisèrent la Béotie et y firent souche et de leurs nobles dynasties des « Cadméens » procèdent nombre des lettrés qui, comme Bias et Thalès de Milet, deux des Sept Sages, fondèrent plus tard en Ionie, patrie d’Homère, la prose grecque et la philosophie. Qu’on n’oublie pas non plus qu’Hésiode, le premier à nommer Europe, était né et avait vécu en Béotie…

Relevons enfin deux autres éléments de parenté mythologique.

Si Agénor, père d’Europe, est Canaan, il serait, selon la Genèse, ce fils de Cham promis à l’esclavage. Le mythe gréco-phénicien et la légende de Japhet se recouperaient donc en ce point, non sans qu’il en résulte de nouvelles incertitudes et complexités, puisque Europe descendrait ainsi de Cham selon la légende classique et son interprétation phénicienne, tandis que selon la tradition biblique, c’est aux descendants de Japhet qu’aurait été promis le continent occidental.

Non moins curieux est le rapprochement qui saute aux yeux, mais déconcerte, entre le Japhet de la Genèse, fils de Noé, et le Japet de la mythologie, ce Titan père de Prométhée, et donc grand-père de Deucalion, qui fut précisément le Noé des Grecs… L’Antiquité tenait Japet pour l’ancêtre du genre humain. Audax Japeti genus, écrit Horace… La tradition occidentale a tranquillement assimilé ces deux ancêtres. Ainsi Bossuet 18 :

Japhet, qui a peuplé la plus grande partie de l’Occident, y est demeuré célèbre sous le nom fameux d’Iapet.

Nous allons voir comment s’explique cette apparente confusion.

5.
Les étymologies

L’étymologie, trop souvent, nous est donnée pour science par ceux qui la pratiquent sans art. À travers des filiations de signes et de sons qu’il est parfois possible d’établir sans équivoque, elle se propose de rechercher des significations, tenant les primitives pour plus authentiques que les actuelles, qui en seraient dérivées. En tant que science, elle n’en trouve guère, et recense surtout des erreurs, rapprochements abusifs, calembours, pataquès ; en tant qu’art, elle n’en trouve que trop et c’est alors son choix qui est significatif. Elle décrit donc les préférences de celui qui découvre une « vraie » racine, plutôt qu’elle ne statue sur le « vrai » sens d’un mot. Et c’est pourquoi il est intéressant de rappeler ici quelques-unes des « origines » retenues par diverses époques pour expliquer ce nom d’Europe, dont Hérodote pensait que nul mortel ne saurait espérer découvrir le vrai sens.

a) Voici d’abord l’interprétation pittoresque proposée par un médecin brabançon du xvie siècle, Johannes Goropius. Elle se fonde sur la double croyance traditionnelle que le nom d’Europe vient de l’hébreu et que notre continent fut la part de Japhet. (Il s’agit donc, comme on l’a vu plus haut, de donner une racine biblique à ce nom qui, autrement, rappellerait fâcheusement les coupables amours du roi des dieux païens et d’une fille de Tyr, cette ville cent fois maudite par les Prophètes.) Goropius écrit, selon Mercator :

Nous voyons qu’à Japhet est promise dilatation, ou, comme d’autres l’interprètent, joie, laquelle il devait obtenir lorsque le Christ nous aurait rachetés par sa mort. E donc signifie un mariage légitime ; Ur, excellent, Hop, espoir : d’où réussit Europ soit espoir excellent d’un mariage légitime, lequel a été propre de cette portion des terres, laquelle Noé donna à Japhet pour sa demeure. Car combien que la postérité de Sem a été plusieurs siècles alliée avec Dieu en la race d’Abraham, si a elle toutefois répudiée. Mais le mariage, par lequel le Christ s’est adjoint l’Europe son Église, ne sera jamais rompu : de sorte qu’à bon droit la portion de Japhet est dite Europe.

b) Après l’étymologie fantaisiste, voici la celtique : dans leur Atlas de géographie ancienne et moderne publié en 1829, Lapie père et Lapie fils font dériver Europe du celtique wrab, qui veut dire occident. Reynold, qui les cite, ajoute : « Leur excuse est qu’ils vivaient en un temps où l’on croyait encore qu’Adam parlait bas-breton, au moins depuis son expulsion du paradis terrestre. »

c) L’étymologie sémitique, dérivant Europe de Ereb 19, qui veut dire soir, couchant, paraît s’imposer tout d’abord par des raisons… d’orientation ! Ainsi l’historien roumain Nicolas Jorga écrivait en 1932 :

Pour les anciens peuples orientaux qui vivaient dans les pays d’où se lève le soleil, c’est-à-dire en Asie, par le mot Europe, on entendait le pays où le soleil se couche. De leur côté, la lumière ; du nôtre, l’obscurité, les ténèbres, l’Arip, mot que l’on doit mettre à côté du sombre Érèbe de la mythologie grecque. En effet, ne pouvant pas déplacer encore davantage vers l’Occident le soleil dans son déclin, il n’y avait qu’à le faire descendre sous terre, dans l’obscurité absolue des fantômes humains et des condamnations éternelles.

Du point de vue historique, tout ce qu’on a rappelé plus haut sur les origines « phéniciennes » du mythe d’Europe vient renforcer la vraisemblance de l’étymologie ereb. Mais voici, de surcroît, un argument immédiatement tiré de la phonétique. On sait qu’en hébreu, ce sont les consonnes qui comptent, les voyelles étant variables et souvent ajoutées par reconstitution. Or les deux consonnes R et B désignent régulièrement le couchant, tant en hébreu qu’en arabe. L’Algarve est la province la plus occidentale du Portugal, or Algarve = El Gharb = pays du couchant, en arabe. Les mêmes consonnes se retrouvent dans Maghreb = ereb ; en hébreu dans M’arab, maarab et maarabah, aspects divers du même nom.

La série : eReB

aRaBe20

magReB

euRoPe

paraît donc hautement plausible.

G. de Reynold, qui tient pour l’étymologie grecque, nous signale toutefois une raison supplémentaire en faveur de l’origine sémitique :

On a cessé de croire à la parenté d’Erèbe et d’Europe, par quoi entendre une parenté directe, comme celle du frère et de la sœur. Cependant, il y a un lien indirect, et c’est encore la mythologie qui nous l’explique :

Erebos, en mythologie, c’est le fils du Chaos et le frère de la Nuit. Le Chaos — l’Abîme, selon la Théogonie d’Hésiode — engendra donc la Nuit. Et la Nuit engendra de terribles enfants : la Détresse, le Trépas, la Mort, les Parques, Némésis, et tout ce qui cause la peine et la détresse des hommes ; mais encore, « seule et sans dormir avec personne », le Sommeil, les Songes ; mais enfin, de son frère Erèbe lui-même, l’Éther et la Lumière du jour, cette lumière victorieuse qui naît de la nuit pour la tuer. Puis Erèbe prit un sens dérivé : les profondeurs ténébreuses sous la terre, le « fond des morts », comme dit Hésiode. Erebos a pour origine le verbe erephô, couvrir, ombrager, ou encore era, qui est un terme poétique pour désigner la terre. Il est donc possible qu’il soit venu, directement ou indirectement, du sémitique ereb, soir.

d) Reste notre nom grec, celui de la fille d’Agénor. Ici, nous invoquerons de nouveau G. de Reynold21 :

Europe est dans son premier sens un adjectif féminin : eurôpé. Cet adjectif est le pendant du masculin euruopa ou, plus rarement euruopè, une des épithètes homériques de Zeus. Euruopa se relève plusieurs fois dans l’Iliade et l’Odyssée : euruopè ne se trouve que deux fois chez des mythographes relativement récents. Ces formes sont des vocatifs. Celle d’euruopa est également employée comme nominatif éolien ou bien comme accusatif. Régulièrement, le nominatif devrait être : euruopès, ou euruops ; mais ces deux formes sont hypothétiques : autrement dit, on ne les trouve nulle part dans les textes. On les a déduites par déclinaison. Quant à l’étymologie, elle est facile. Nous avons là des composés de deux autres mots grecs : l’adjectif eurus, large, ample, spacieux ; le substantif ops, terme poétique pour œil, regard et, par extension, face, visage. Zeus euruopè, c’est Zeus qui voit au loin. Eurôpè, c’est une femme aux larges yeux, au beau regard, au beau visage. La parenté d’Europe avec l’épithète homérique de Zeus est ainsi évidente.

Eurôpè, de son côté, n’a point tardé à produire son masculin eurôpos. « Zeus qui voit loin » a sa cité divine sur l’Olympe : dans le massif de l’Olympe, le Pénée prend sa source, et il a pour affluent l’Europos.

Le fait qu’« europe » est un qualificatif de Zeus amène à se demander s’il ne se serait pas produit un dédoublement, si l’adjectif ne se serait point séparé du substantif pour devenir lui-même un substantif. Et voilà qui nous oblige à consulter la mythologie.

e) Ces précisions épuisent-elles le sujet ? Pas tout à fait, car l’étymologie grecque ménage à son tour des possibilités diverses. Voici l’une d’elles, explorée par Robert Graves22, dans les notes jointes à son chapitre sur Europe et Cadmus. Le foisonnement des correspondances étymologiques signalées par cet auteur donnera quelque idée de l’extrême complexité du thème :

Europe signifie « large face », synonyme de pleine lune et l’un des titres des déesses-Lune, Demeter à Labadie et Astarté à Sidon. Si toutefois le mot ne se lit pas eur-ope mais eu-rope (par analogie avec euboea) il peut aussi signifier « bon pour les saules » c’est-à-dire « bien irrigué ». Le saule régit le cinquième mois de l’année sacrée23 et il est associé à la magie et aux rites de fertilité dans toute l’Europe… Le rapt d’Europe par Zeus, qui rappelle une très longue occupation de la Crète par les Hellènes, a été tiré d’images préhelléniques de la Prêtresse lunaire chevauchant triomphalement le taureau solaire, sa victime. La scène est dépeinte par huit plaques moulées de verre bleu, trouvées dans la cité mycénienne de Midea : il semble qu’elle fasse partie d’un rituel de fertilité au cours duquel la guirlande de Mai d’Europe était portée en procession. Quant à la séduction d’Europe par Zeus changé en aigle24, elle rappelle la séduction d’Héra par Zeus changé en coucou ; et selon Hésychius, Héra portait le titre d’Europia.

Le nom crétois et corinthien d’Europe était Hellotis, qui évoque Helice (saule) ; Hellé et Hélène sont un seul et même personnage divin. Callimaque, dans son Épithalame pour Hélène indique que le plane était aussi tenu pour l’arbre sacré d’Hélène. Sa sainteté s’explique par les cinq pointes de sa feuille, représentant les cinq doigts de la déesse…

Faut-il rappeler au surplus que Hellén — masculin d’Hélène et ancêtre éponyme de tous les Hellènes — était le fils de Deucalion ? Que celui-ci est le Noé de la mythologie grecque, seul rescapé avec Pyrrha sa femme (grâce à l’Arche en demi-lune que Prométhée son père lui a fait construire) d’un déluge dont une colombe lui annonça la fin ? Hellén est donc l’arrière-petit-fils du Japet grec, tandis que Japhet était le fils du Noé biblique. La mère de Hellén, Pyrrha, serait la même que la déesse Ishtar, qui selon la mythologie babylonienne aurait provoqué le Déluge au 3e millénaire av. J.-C. ; et qui est aussi la déesse des Philistins, peuple venu de Crète en Palestine vers 1200 av. J.-C. (Ishtar = Esther = Astarté.)

Vertigineuse réfraction des symboles et des mythes ! On n’en finirait pas de les préciser, de les distinguer, de les contraster — jusqu’au moment où ils apparaîtraient, peut-être, comme autant de récits véridiques d’une seule et même histoire, vue par divers témoins.

6.
Le concept géographique

On a coutume d’attribuer à Paul Valéry la remarque que l’Europe n’est qu’un cap ou « un appendice de l’Asie ». Voici son texte le plus souvent cité à ce sujet :

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?25

Ailleurs encore Valéry nomme l’Europe

une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie.

Cela fit naguère sensation. Il s’agit en réalité d’un lieu commun des géographes depuis des siècles. Citons-en quelques-uns, d’après G. de Reynold :

L’Europe est une grande presqu’île.26

Cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain.27

L’Europe n’est à proprement parler qu’une grande péninsule qui termine à l’ouest le vaste continent asiatique.28

L’Europe ne constitue pas à proprement parler un tout indépendant. Ce n’est qu’une péninsule de l’Asie, l’extrémité, la pointe du continent asiatique.29

Et, dans les mêmes termes, Élisée Reclus, Auguste Himly, Raoul Blanchard, tous auteurs d’Atlas et de manuels classiques.

Mais une comparaison non moins traditionnelle fait de l’Europe une Grèce agrandie30 :

On a souvent dit que l’Europe était à l’égard de la terre ce que la Grèce fut jadis à l’égard de l’Europe. La Grèce a le sol médiocrement fertile, la surface variée et coupée, des limites naturelles ; entourée de mers, baignée de golfes profonds, elle tenait un heureux milieu entre l’hiver de la Scythie et les ardeurs de l’Égypte. Elle dominait alors les mers les plus connues. Mais ce parallèle entre l’Europe et la Grèce doit être étendu à des rapports plus nobles que ceux de la nature corporelle. Le jeu mutuel de plusieurs caractères nationaux différents et même opposés ; l’esprit de liberté tant civil que politique : voilà les deux grands points de ressemblance.

Pourtant ce ne sont pas les Grecs qui ont « découvert » l’Europe, mais bien les Phéniciens, étendant leurs comptoirs de commerce, leur piraterie et leurs explorations maritimes à toute la Méditerranée, puis au-delà des Colonnes d’Hercule jusqu’aux Canaries, à la Bretagne, aux Îles Britanniques et à la mer du Nord, où le Monde cesse… De Carthage, colonie de Tyr (fondée nous l’avons vu, par Phœnix, l’un des frères d’Europe), Hannon était allé jusqu’au Sénégal dès le Ve siècle avant notre ère. C’est un autre amiral carthaginois, Himilco, qui, selon Pline, reçut un siècle plus tard la mission de remonter les côtes atlantiques de l’Europe :

Sicut ad extera Europæ noscenda missus eodem tempore Himilco.

Un poète de la décadence, Rufius Festus Avenius, devait mettre en vers latin, vers 370, le récit du périple d’Himilco :

Au-delà des Colonnes, sur les plages d’Europe, les Carthaginois eurent autrefois des établissements et des villes. Leur coutume était de construire des navires à carène plate, propres à glisser sur une mer peu profonde. Himilco rapporte qu’en dehors des Colonnes, à l’Occident de l’Europe, s’étend une mer sans limites ; l’océan s’y déploie vers des horizons sans fin. Nul n’a jamais pénétré dans ces eaux inconnues. Nul n’y a dirigé ses navires dont un vent propice ne soulèverait jamais la poupe ; jamais le vent du ciel ne gonflerait la voile. Aussi l’air y est-il enveloppé comme d’un manteau de brouillards ; une brume épaisse cache en tout temps les flots, et de sombres vapeurs y voilent la clarté du jour.

Cependant les Grecs ont été les premiers à donner à ce continent le nom de la princesse enlevée par leur dieu aux Phéniciens, précisément : d’après Eustache, écrivain byzantin du xiie siècle, c’est le savant Hippias d’Élis, inventeur allégué de la mnémotechnie, qui aurait le premier nommé les parties du monde d’après Asie et Europe, les Océanides. Hippias vivait au ve siècle avant notre ère. Avant lui, Hécathée de Milet, né vers 540 av. J.-C., avait écrit une Description de la Terre en deux livres, dont l’un consacré à l’Europe, l’autre à l’Asie. Que pouvait-il entendre par Europe ? Dans son Prométhée joué en 472, Eschyle fait dire à l’un de ses héros décrivant un voyage qui implique la traversée du Bosphore :

Dès lors, laissant le sol d’Europe, tu prendras pied sur le continent d’Asie.

Anaximandre pense de même31. Mais à partir de là, tous les auteurs antiques jusqu’à Strabon nous donnent la même définition : l’Europe va des Colonnes d’Hercule (c’est Gibraltar) jusqu’au Phase — ou Rioni — petit fleuve qui se jette dans la mer Noire. Ainsi Platon fait dire à Socrate :

Je suis de plus en plus convaincu que la terre est très vaste et que nous qui habitons du Phase aux Colonnes d’Hercule, nous n’en habitons qu’une petite partie, vivant tout autour de la mer, comme des fourmis et des grenouilles autour d’un marécage, et qu’il y a par ailleurs divers et nombreux peuples qui habitent beaucoup d’autres contrées semblables.

C’est ici le lieu de rappeler que Socrate fut le premier philosophe à dire que sa patrie était « le genre humain », non point sa seule cité natale. Quoi de plus Européen que cet universalisme ?

Mais venons-en aux textes grecs. G. de Reynold32 distingue trois étapes dans le passage de la conception mythique et géographique au plan politique et « culturel » : l’étape d’Hippocrate, celle d’Aristote et celle d’Isocrate. Voici les textes :

Vers la fin du Ve siècle av. J.-C., Hippocrate (ou l’un de ses disciples), dans son Traité des airs, des eaux et des lieux fait au chapitre V le premier parallèle (ou contraste) connu entre l’Asie et l’Europe33 :

§ 18. Je vais maintenant exposer dans un aperçu sommaire les différens phénomènes qui, par leur dissemblance de caractère, font distinguer l’Asie de l’Europe. Dissemblance qui s’étend à tel point à certains peuples qui habitent ces deux parties du monde, qu’ils contrastent entre eux d’une manière étonnante. Comme il serait trop difficile de traiter ces phénomènes dans tous leurs développements, je me bornerai à l’exposition des plus frappans, et à en dire mon sentiment.

J’avance donc que l’Asie diffère considérablement de l’Europe, non seulement en ce qui est particulier aux hommes, mais encore en ce qui est relatif à toutes les productions de la terre. Tous les caractères des différens phénomènes sont donc communément plus beaux et plus parfaits en Asie qu’en Europe, parce que la température la plus habituelle en est plus douce ; d’où il suit encore que les peuples qui l’habitent sont d’un naturel plus doux et d’un esprit plus pénétrant…

§ 21. Si donc les Asiatiques sont pusillanimes, sans courage, moins belliqueux et d’un caractère plus doux que les Européens, c’est encore dans la nature des saisons qu’il faut chercher la principale cause. En Asie, loin d’éprouver de fortes tribulations, celles-ci ont à peu près les mêmes caractères, passant du froid au chaud d’une manière insensible ; de sorte que dans une telle température la faculté organique n’éprouve point les secousses vives dont les changemens violens des corps sont les résultats, et qui impriment enfin à l’homme un caractère plus farouche, plus indocile et plus fougueux que s’il vivait dans une température toujours égale ; car ce sont les passages rapides d’un extrême à l’autre qui stimulent les esprits de l’homme, et font naître les idées de s’arracher à son état d’inertie et d’insouciance.

Mais, non seulement, je pense que c’est au défaut de pareils changemens qu’il faut attribuer la pusillanimité des Asiatiques, il faut encore l’attribuer à la nature des lois auxquelles ils sont soumis. La plus grande partie de l’Asie étant gouvernée par des rois, il en résulte que partout où les hommes ne sont ni maîtres de leurs volontés, ni gouvernés par les lois qu’ils se sont données, mais au contraire, soumis à des volontés absolues, ils sont bien loin de s’occuper du métier des armes, ils ont même grand soin de ne point paraître avoir l’inclination guerrière, par la raison que les dangers (ou les intérêts) ne sont pas également partagés. Sous de tels gouvernements les sujets sont forcés d’aller à la guerre, d’en supporter toutes les peines, et de mourir même pour leurs maîtres, loin de leurs enfans, de leurs femmes et de leurs amis. Leurs exploits ne servent donc qu’à augmenter et à propager la puissance de leurs tyrans, lorsque les dangers et la mort sont les seuls fruits qu’ils recueillent de leur bravoure. Ajoutez à cela que sous de tels hommes la terre reste encore sans culture, autant par l’inertie de leur tempérament, que par la crainte des ravages de la guerre ; de sorte que, quand même il se trouverait parmi eux des hommes braves et courageux, la nature de leurs lois doit s’ajouter à la répugnance de donner essor à leur courage.

§ 23… Ce qu’on vient d’observer à l’égard du caractère du physique, peut aussi s’appliquer aux caractères moraux. Aussi voit-on les Européens être d’un naturel plus sauvage, insociable, emporté, par cela même que vivant sous un ciel où l’esprit éprouve continuellement des secousses, celles-ci rendent l’homme agreste, et dépouillent ses mœurs de douceur et d’aménité. Par la même raison, je les regarde donc comme plus courageux que les Asiatiques, car de l’influence d’une température uniforme naît l’insouciance et la paresse, ce qui est le contraire dans une température très variée. Dans cette dernière, le corps et l’esprit sont plus disposés à l’action, ce qui fortifie le courage et le génie, comme l’uniformité dispose à la lâcheté. Telles sont donc les causes du caractère plus belliqueux des habitants de l’Europe que des Asiatiques. Mais il n’en est pas moins certain que la forme du gouvernement y contribue aussi, les Européens n’étant point gouvernés par des rois, comme les Asiatiques, car j’ai déjà observé que partout où les peuples sont soumis à des rois, ils sont nécessairement très-lâches, en raison de ce que l’âme asservie ne peut avoir aucune envie de risquer sa personne, sans autre intérêt que celui d’augmenter la puissance de qui l’opprime.

Le passage essentiel d’Aristote (384-322 av. J.-C.) sur l’Europe se trouve au livre VII, chapitre 6, de la Politique :

Les peuples qui habitent les pays froids et les différentes contrées de l’Europe sont généralement pleins de courage, mais ils sont inférieurs sous le rapport de l’intelligence et de l’industrie. C’est pour cette raison qu’ils savent mieux conserver leur liberté, mais ils sont incapables d’organiser un gouvernement et ils ne peuvent pas conquérir les pays voisins. Les peuples de l’Asie sont intelligents et propres à l’industrie, mais ils manquent de courage, et c’est pour cela qu’ils ne sortent pas de leur assujettissement et de leur esclavage perpétuels. La race des Grecs, occupant les contrées intermédiaires, réunit ces deux sortes de caractères, elle est brave et intelligente. Aussi demeure-t-elle libre : elle conserve le meilleur des gouvernements, et même elle pourrait soumettre à son obéissance toutes les nations, si elle était réunie en un seul État.

Après cette étape « hégémonique » vient l’étape de « l’adoption ». Elle est caractérisée par la phrase célèbre d’Isocrate, contemporain de Platon (ve au ive siècle av. J.-C.) et ancêtre de tous les « confédéralistes » ou « unionistes » européens :

On appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont une même origine que nous.34

Reprenons maintenant la généalogie des descriptions géographiques de l’Europe, d’Hérodote à saint Augustin.

Hérodote, écrivant au ve siècle av. J.-C., définit l’Europe comme une région nordique assez mal distinguée de la Scythie, qui est la plaine russe. Il lui donne pour axe le Danube, qu’il nomme Ister :

L’Ister est le plus grand des fleuves que nous connaissions… On ne doit pas s’étonner que l’Ister reçoive tant de rivières puisqu’il traverse toute l’Europe. Il prend sa source dans le pays des Celtes… Et après avoir traversé l’Europe entière, il entre dans la Scythie par une de ses extrémités.

Cependant, Hérodote se demande

pourquoi la Terre étant une on lui donne trois noms différents, qui sont des noms de femmes.

En effet, selon Strabon :

Du temps d’Homère, ni l’Europe, ni l’Asie n’avaient reçu leurs noms respectifs ; l’œcoumène ou terre habitée n’avait pas encore été partagée en trois continents distincts, fait trop marquant qu’il n’eût certes pas négligé de mentionner.

Et pourtant, il semble qu’Homère ait eu la notion de l’Europe. On lit au chant XIV de l’Iliade, à propos d’Hypnos et d’Héré :

Tous deux allèrent sur le continent, et le haut des forêts s’agitait sous leurs pieds.

Strabon, Grec du Pont, écrivant sous les règnes d’Auguste et de Tibère, nous donne un premier grand tableau géographique de l’Europe, continent supérieur aux deux autres, nous dit-il, à cause

des conditions éminemment favorables dans lesquelles la nature l’a placé pour le développement moral et social de ses habitants… Car même dans les régions montagneuses, leur intelligence et leur ingéniosité ont vaincu la nature et permis à leur civilisation de se développer.

Suit une théorie des climats, qui rappelle l’école d’Hippocrate et qui fera fortune jusqu’au xixe siècle ; on la retrouve en effet dans Taine :

C’est ainsi que les Grecs ont réussi à faire des montagnes et des rochers où ils étaient confinés un beau et agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à leur goût pour les arts et à leur parfaite entente de toutes les conditions de la vie matérielle. Les Romains, de leur côté, après avoir incorporé à leur empire maintes nations restées jusque-là sauvages par le fait des pays qu’elles occupaient et que leur âpreté naturelle, leur manque de ports, la rigueur de leur climat ou telle autre cause rendaient presque inhabitables, sont parvenus à les tirer de leur isolement, à les mettre en rapport les unes avec les autres, et à ployer les plus barbares aux habitudes de la vie sociale. Mais dans le reste de la partie habitable, là où le sol de l’Europe est uni et son climat tempéré, la nature semble avoir tout fait pour hâter les progrès de la civilisation. Comme il arrive, en effet, que dans les contrées riantes et fertiles, les populations sont toujours d’humeur pacifique, tandis qu’elles sont belliqueuses et énergiques dans les contrées les plus pauvres, il s’établit entre les unes et les autres un échange de mutuels services, les secondes prêtant le secours de leurs armes aux premières qui les aident à leur tour des productions de leur sol, des travaux de leurs artistes et des leçons de leurs philosophes. En revanche, on conçoit tout le mal qu’elles peuvent se faire pour peu qu’elles cessent de s’entraider ainsi, l’avantage dans le cas d’un conflit, devant être, à ce qu’il semble, du côté de ces populations toujours armées et toujours prêtes à user de violence, à moins pourtant qu’elles ne succombent sous le nombre. Eh bien ! à cet égard, là encore, l’Europe a reçu de la nature de grands avantages. Comme elle est, en effet, toute parsemée de montagnes et de plaines, partout les populations agricoles et civilisées y vivent côte à côte avec les populations guerrières, et les premières, j’entends celles qui ont le caractère pacifique, étant les plus nombreuses, la paix a fini par y prévaloir universellement, d’autant qu’on peut dire que les conquêtes successives des Grecs, des Macédoniens et des Romains n’ont fait elles-mêmes que la servir et la propager. Il s’ensuit aussi qu’en cas de guerre, l’Europe est en état de suffire à elle-même, puisque, à côté d’une population nombreuse de cultivateurs et de citadins, elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre de ces avantages, c’est qu’elle tire de son sol les produits les meilleurs et les plus nécessaires à la vie, et de ses mines les métaux les plus utiles. Restent donc les parfums et les pierres précieuses qu’elle est obligée de tirer du dehors, mais ce sont là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela une existence plus misérable que ne l’est en somme celle des peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu’elle nourrit une très grande quantité de bétail et fort peu de bêtes féroces, et nous aurons achevé de donner de la nature de ce continent une idée générale.

Dira-t-on que tous ces auteurs grecs confondent l’Europe avec la seule province de Thrace qui porta en effet ce nom, ou avec la Grèce, comme c’est le cas d’Eschyle ? Mais on s’expliquerait mal qu’ils aient éprouvé le besoin de désigner la Grèce par un terme plus général, s’ils n’entendaient vraiment parler que d’elle. On a vu, dans la page citée plus haut de Victor Bérard qu’il existait dès la plus haute époque une « utopie » de l’Europe continentale, très comparable à l’utopie qui animera Christophe Colomb, prenant pour un très vaste continent à découvrir les premières îles où il aborde. Quelques siècles plus tard, il apparaît clairement que la Grèce n’est qu’une « petite partie » de l’Europe. Cicéron (Pro Flacco, XXVII), dit de la Grèce :

Parvum quendam locum Europætenet.

Saint Augustin, dans La Cité de Dieu, pense que le monde est partagé en deux moitiés, l’Asie occupant l’une, l’Europe et l’Afrique l’autre. Paul Orose, son disciple et continuateur, délimite et décrit une Europe assez proche des réalités modernes :

Et maintenant je vais parcourir de la plume l’Europe en tant qu’elle est connue des hommes. Elle commence donc aux monts Riphées, puis au fleuve Tanaïs35 et aux marais Mæotis, qui sont à l’orient. Elle se continue par le rivage de l’océan septentrional jusqu’à la Gaule Belgique et au fleuve Rhin qui descend de l’occident, puis jusqu’au Danube, que l’on appelle aussi l’Ister, qui se dirige du midi à l’orient dans la direction du Pont-Euxin. À l’orient, il y a le pays des Alains, au milieu celui des Daces et des Goths, enfin la Germanie dont les Suèves occupent une grande partie. Et tout cela ensemble représente cinquante-quatre nations.

Sautons de là au xive siècle de notre ère. Dans son Commento alla Comedia 36, Giovanni Boccace (1313-1375) reprend la division tripartite du Monde, et insiste d’une manière significative sur la position centrale de la Crète, où Zeus avait fait Europe reine :

Il n’y a au monde aucune partie qui puisse se dire commune à toutes les nations si ce n’est l’île de Crète… Les anciens se plurent à diviser le monde habitable de notre hémisphère supérieur en trois parties, qu’ils nommèrent l’Asie, l’Europe et l’Afrique… Et ainsi l’île de Crète paraît être située aux confins de ces trois parties du monde.

Les géographes qui ont délimité l’Europe font passer ses frontières du côté du Levant : par l’extrémité de la mer Égée, l’Hellespont, la mer appelée Propontide, le cours du fleuve Tanaïs ; du côté de la Tramontane (le Nord) : par l’océan Septentrional qui, déclinant vers l’Occident, baigne la Norvège, l’Angleterre et les parties occidentales de l’Espagne jusqu’à l’endroit où commence la mer Méditerranée ; ensuite du côté méridional : ils ont dit que l’Europe était délimitée par la mer Méditerranée, qui se continue par la mer que nous appelâmes Africaine ; et ainsi les géographes la nommèrent Européenne, laquelle s’étend jusqu’à l’île de Crète.

Sébastian Münster écrit dans sa Cosmographie :

Europa est un pays merveilleusement fertile et a un air naturellement tempéré, un ciel doux, et n’y a dedans nulle pénurie de vin et d’arbres fruitiers. En sus, c’est un beau pays, bien orné de villes, châteaux, villages, et a un peuple viril, qu’elle surpasse Asia et Africa. Elle est partout habitée par les hommes, excepté une petite partie où à cause du froid on n’aime pas volontiers à demeurer, du côté de minuit. Il y a aussi des régions occupées tout à la ronde par d’âpres montagnes, et là c’est dur de rester. Mais là où c’est plat, c’est un bon pays, et y croissent toutes choses avec une telle abondance qu’on peut avec cela venir au secours des gens qui sont dans les montagnes.37

En 1679, Robbe, ingénieur et géographe de Louis XIV, fait imprimer à Paris une Méthode pour apprendre facilement la géographie. On y lit :

On ne peut pas nier que l’Europe ne soit la moins étendue des trois parties qui composent l’Ancien Monde ; mais il faut avouer en même temps que, dans sa petitesse, elle est la plus grande en qualité… Si l’Asie se vante d’avoir vu former le premier homme par les mains mêmes du Créateur du ciel et de la terre, et d’avoir été honorée de la naissance et de la présence du Sauveur du monde pendant le cours de sa vie mortelle : l’Europe dira que c’est une grâce singulière, à la vérité, qu’elle a reçue de la Sagesse éternelle ; mais que la gloire en est empruntée pour l’Asie qui n’a reçu ce bienfait que par préférence ou par bonheur. Mais l’Europe, sans des bienfaits si extraordinaires, fait elle-même toute sa gloire et ses enfants seuls la rendent illustre.

Même idée dans le Dictionnaire de Moreri :

Quoique l’Europe soit la moindre des trois parties de continent, elle a pourtant des avantages qui la doivent faire préférer aux autres. L’air y est extrêmement tempéré, et les provinces très fertiles, si l’on excepte celles qui sont sous le continent. Elle est abondante en toutes sortes de biens, et les peuples y sont ordinairement doux, honnêtes, civilisés et très propres pour les sciences et les arts.38

Même idée encore, et mêmes termes presque, dans la Géographie universelle de Mantelle et Malte Brun, parue à Paris en 1816 :

En sortant des mains de la nature, notre partie du monde n’avait reçu aucun titre à cette glorieuse prééminence qui la distingue aujourd’hui. Petit continent, qui possède le moins de richesses territoriales… nous ne sommes riches que d’emprunts. Tel est néanmoins le pouvoir de l’esprit humain. Cette région, que la nature n’avait ornée que de forêts immenses, s’est peuplée de nations puissantes, s’est couverte de cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain.

Ainsi d’Hérodote et d’Hippocrate jusqu’à nos jours, l’Europe physique n’a pas cessé d’être conçue comme un ensemble caractéristique, diversifié mais distingué par cela même des autres continents massifs. Quoique divisée, selon Paul Orose, en « 54 nations » (dans un autre passage, il n’en trouve que 34), quoique indéterminée à l’Est — elle l’est encore au xxe siècle — elle n’en forme pas moins aux yeux des géographes « un seul corps ». C’est tout cela que résume l’historien que nous avons pris pour guide dans ce dédale crétois, Gonzague de Reynold :

Physiquement, l’Europe, qui est le seul continent articulé, semble déjà l’œuvre de l’intelligence plus que de la nature. L’Europe, c’est le continent qui doit se projeter hors de soi-même, celui de l’expansion et de la conquête, de la découverte et de la colonisation. L’Europe est née impériale. Elle a été créée pour être le globe. Voyez sa ligne de force sortir de l’Asie pour se tendre vers l’infini par-dessus l’océan. Les autres continents sont lourds et immobiles. Même sur la carte, l’Europe semble bouger. Son dessin est évocateur. Strabon la comparait à un dragon ; Camoëns, à un corps humain dont la péninsule ibérique serait la tête avec le Portugal pour front.

D’autres la représentaient comme une femme assise. Postel, nous dit Moreri à l’article Europe, la représente ainsi en l’honneur de Charles-Quint : « L’Espagne était la tête de cette femme ; le col, les provinces de Languedoc et de Gascogne ; le reste de la Gaule, la poitrine ; les bras, l’Italie et la Grande-Bretagne ; le ventre, l’Allemagne ; la Bohême, le nombril ; et tout le reste de son corps, les autres royaumes et provinces. »

Mais la représentation la plus symbolique est encore celle de quelques anciens géographes. Ils voyaient dans l’Europe l’image de la Vierge : une Vierge couronnée, pour tête l’Espagne, pour cœur la France, pour bras et mains la Grande-Bretagne et l’Italie, l’une avec le globe, l’autre avec le sceptre ; une Vierge dont la plaine russe se perdant au fond de l’Asie obscure, représentait la robe aux vastes et vagues plis.

La Vierge chrétienne qui a conçu par l’Esprit.

7.
De la géographie à l’histoire

Des pages qui précèdent, deux conclusions se dégagent : le concept géographique d’Europe est beaucoup plus ancien, et les mythes grecs et sémitiques beaucoup moins éloignés de la réalité qu’on ne l’imagine généralement de nos jours.

Mais la conscience politico-historique d’une entité européenne, c’est-à-dire d’une communauté de destin des peuples habitant l’Europe telle qu’Hérodote ou Strabon la décrivent, peut-elle être attestée par les textes à des dates aussi reculées ? On en relèvera quelques traces dans les comparaisons globales entre le destin des peuples de l’Europe et de l’Asie, esquissées par Hippocrate et Aristote. Mais ces deux grands génies n’étaient pas l’expression d’une opinion courante ou d’une conscience populaire : celles-ci ne pouvaient exister, de leur temps, que dans la croyance religieuse et dans les mythes.

Pendant l’ère romaine, l’idée d’une Europe politique est tout naturellement refoulée par celle de l’unité impériale commune à l’Orient et à l’Occident, moitiés géographiques et administrativement distinctes d’un seul et même État : utraques pars, pars orientalis et pars occidentalis. Il arrive que l’Europe soit nommée en lieu et place de la moitié occidentale de l’Empire, l’Asie en lieu et place de la moitié orientale : ainsi dans l’inscription de l’an 7 av. J.-C., trouvée sur l’île de Philae, en Égypte, et désignant Auguste comme Seigneur de l’Europe et de l’Asie 39. Ce ne sont là ni l’Europe réelle ni encore moins l’Asie dans toute son extension, mais plutôt des désignations allégoriques.

C’est ici le lieu de remarquer que les termes d’Orient et d’Occident ont subi au cours des siècles antiques et modernes des fluctuations beaucoup plus fortes que le terme d’Europe : tantôt moitiés administratives de l’Empire (Arcadius et Honorius), tantôt moitiés théologiques de l’Église (Rome et Byzance), ou enfin vastes et vagues désignations mystiques — l’Orient résumant et symbolisant toutes les qualités lumineuses et spirituelles, l’Occident la nuit de la matière.

Relevant les caractères régulièrement attribués à cet Orient et à cet Occident mystiques par les métaphysiciens de la Grèce présocratique, puis de la Perse avicenienne, et enfin par tous les auteurs européens jusqu’à nos jours qui déclarent s’inspirer de « la Tradition », D. de Rougemont donne le tableau suivant formé de quatorze antithèses40 :

Orient : l’aurore, le matin, le haut, la droite, l’extrême raffinement, la lumière, l’Ange de la Révélation, le but dernier, l’âme, l’initiation, la sagesse, la régénération, la connaissance libérée par l’illumination, la patrie originelle.

Occident : le couchant, le soir, le bas, la gauche, l’épaisseur opaque, la pénombre, le démon de l’utilitarisme et de la puissance aveugle, l’oubli des buts de l’âme, le corps et la matière, l’activité désordonnée, la passion, la dégradation, la connaissance égarée et obscurcie par les liens matériels et passionnels, le lieu d’exil.

Cette unanimité dans l’interprétation, uniquement favorable à l’Orient, de nos deux termes symboliques ne peut manquer d’impressionner. On ne saurait la réduire à rien d’accidentel, de physique ou d’anecdotique. Car si le soleil se lève à l’Orient pour les Grecs, il en va de même pour les Hindous, et ceux-ci ne figurent pas pour autant l’Occident de la Chine41 ou de la Malaisie, ni le Japon, l’Occident de l’Amérique ! Elle révèle donc une forme de l’âme, une pente de l’âme, voire une « orientation » de la psyché occidentale42.

Ajoutons à tout cela l’influence de plusieurs passages des psaumes, des prophètes et des évangiles célébrant l’Orient comme le lieu d’où vient le salut. Ainsi Matthieu 24, 27 :

Comme l’éclair part de l’Orient et se montre jusqu’en Occident, ainsi sera l’avènement du Fils de l’Homme.

Ce thème de l’ex oriente lux est si puissant, que la Vulgate traduit presque toujours par oriens des mots que nos versions modernes rendront par « ciel » ou « soleil levant », voire par « germe » ! (ainsi Zacharie 6, 12). Le prestige de l’Orient biblique, métaphysique et occultiste empêchera longtemps que l’Europe (plus ou moins synonyme d’Occident) prenne un sens autre que géographique, c’est-à-dire prenne le sens d’une entité historique et spirituelle que l’on puisse opposer à l’Asie, et qui devienne acceptable pour les apologètes.

Il faut attendre le début du Ve siècle de notre ère pour voir reparaître — et c’est la première fois depuis Hérodote43 — l’autonomie historique de l’Europe. Un poème latin de Claudius Claudien (né à Alexandrie vers 365, et demeuré païen) désigne en effet les « ennemis » de l’Europe : le maure Gildon et le barbare Alaric :

… Duo namque fuere
Europæ Libyæque hostes : Maurusius Atlas
Gildonis furias, Alaricum barbara Peuce
Nutrierat…44

Au iie siècle de notre ère — donc 200 ans après l’inscription de Philae : notons ce long silence — c’est un polémiste antichrétien, Celse, qui nomme pour la première fois « les Européens » dans un passage où il repousse toute possibilité que les Asiates, les Européens et Libyens, les Hellènes ainsi que les Barbares, se mettent jamais d’accord pour reconnaître une même Loi 45. Cette loi serait le monothéisme chrétien, qui, selon Celse, détruirait les diversités politiques des peuples de la Terre, voulues et garanties par les dieux païens ! Pour cet ancêtre du nationalisme, qui ne manque pas de lucidité, l’ennemi juré c’est l’universalisme des chrétiens. Mais ceci n’est qu’une parenthèse.

Avec Sulpice Sévère, écrivain ecclésiastique né en Aquitaine vers le milieu du ive siècle et mort vers 410, l’Europe trouve enfin sa place dans « l’économie du salut », et c’est à ses saints qu’elle le doit. Sulpice Sévère est en effet le biographe de saint Martin de Tours, qui passera pour « le plus grand ascète de toute l’Europe » pendant les siècles à venir. Et ce seul saint, selon son laudateur, vaut bien tous ceux dont se vante l’Orient :

Quand tu iras jusqu’en Égypte, quoique celle-ci s’enorgueillisse du nombre et des vertus de ses saints, il ne sera pas mauvais de lui faire entendre que l’Europe ne le cède pas à toute l’Asie, et cela grâce au seul Martin.46

À Martin de Tours s’ajoutent bientôt d’innombrables saints européens : Vital de Ravenne, Gervais et Ambroise de Milan, Justine de Padoue, Eulalie de Rome, Cécile de Sicile, et finalement tous ceux de la Légion Thébaine, saint Maurice à leur tête, sacrifiés pour leur foi à Agaune, après avoir, selon les chroniqueurs du temps, fait le tour de presque toute l’Europe : omne … fere Europa circuita.

C’est donc à ses saints que l’Europe doit de se distinguer enfin de « l’Occident » — si mal vu par les spirituels — et de revêtir une dignité qui la rapproche de « l’Orient » des mystiques.

Dès lors, le nom d’Europe et le concept d’Europe vont revenir avec une insistance croissante, jusqu’à l’Empire de Charlemagne, dans les textes solennels des apostrophes au pape, dans les panégyriques ecclésiastiques, dans les chroniques en vers ou en prose, et dans les vies des saints.

L’évangéliste irlandais Colomban, vers l’an 600, s’adresse au pape Grégoire comme à la fleur de toute l’Europe, puis en 615 au pape Boniface IV comme

au chef de toutes les Églises de toute l’Europe (omnium totius Europæ ecclesiarum capiti).

Dans les Annales burgondes d’Avenches (milieu du viie siècle) on lit à plusieurs reprises le nom de Eurupa, désignant à la fois les peuples francs et le continent arrosé par le Rhin et le Danube. Isidore de Séville, dans son Histoire des Goths, montre

tous les peuples de l’Europe tremblant devant eux (Hos Europæ omnes tremuere gentes).

L’auteur de la Vie de Gertrude, parlant de la fille de Pépin de Landen, déclare que tout un chacun en Europe (quisnam in Euruppa habitans) connaît son nom et la gloire de sa race ; tandis que l’auteur de la Vie de Landibert écrit :

En ce temps-là, Pépin était le prince de nombreuses régions et cités d’Europe. (Il orthographie Eoruppa.)

Mais voici le texte capital, que l’on peut tenir pour l’acte de naissance de l’Europe historique et politique : on le trouve dans une suite à la fameuse Chronique d’Isidore de Séville, rédigée un siècle plus tôt. Le continuateur anonyme (Isidor Pacensis, ou Isidore de Badajoz ou de Beja ? on ne sait, et l’on appelle aujourd’hui ce texte la « chronique mozarabe de 754 ») décrit la bataille de Poitiers, gagnée par Charles-Martel sur les Arabes en 732. Il a certainement été mêlé de près à l’événement, qu’il rapporte en détail quelques années plus tard, écrivant semble-t-il en Espagne. La bataille, selon lui, dura sept jours, au terme desquels « les Européens » (soldats des contrées diverses allant de l’Aquitaine à la Germanie et formant l’armée du Maire du Palais) virent au petit jour les tentes du camp ennemi :

diluculo prospiciunt Europenses Arabum temtoria ordinata et tabernaculorum ut fuerant castra locata…

Mais les tentes des Arabes sont vides ; les guerriers de Charles-Martel, après le pillage, n’ont plus qu’à s’en retourner, joyeux, chacun dans son pays :

Europenses vero… spolias tantum et manubias decenter divisas in suas leti recipiunt patrias.47

Ainsi le terme d’Européens, pour la première fois dans notre ère, désigne une communauté continentale, celle qui englobe dans un même destin de défense contre un même ennemi les peuples vivant au nord des Pyrénées et des Alpes. Il se peut que les historiens qui ramènent la bataille de Poitiers à un « mythe » ou à « un incident sans importance » aient raison sur le plan militaire. Et il semble bien que les Arabes n’aient qu’à peine enregistré la défaite d’Abdarrahmân : selon leurs historiens de l’époque, elle n’aurait marqué que l’issue malheureuse d’une razzia de plus chez les Francs. Le recul de l’islam à partir de cette date serait dû à une crise intérieure du monde arabe, et surtout à la défaite subie par la flotte musulmane devant Byzance, dès 71848. Mais il y a cette chronique de l’anonyme espagnol, il y a ce mot Europenses qui suffit à lui seul pour que Poitiers marque une date décisive dans notre histoire. La preuve est là, qu’au viiie siècle, ceux qui défendent ce continent se voient naturellement décrits non comme les défenseurs d’une Romania devenue mythique, ni de l’Occident en général, ni de la papauté, ni de leur « nation » ou patrie particulière, mais bien comme les membres d’une même famille de peuples.

8.
« Europa vel regnum Caroli »

Cette conscience commune de l’Europe — remplaçant de plus en plus le concept déprécié ou dépréciatif d’Occident — va s’affermir et se préciser avec les conquêtes de Charlemagne, de 768 à 814.

Selon Bède le Vénérable (675-755), historien des Anglais et chroniqueur « Des six États du monde », l’Europe était essentiellement composée de la Gaulle, de la Germanie et de l’Espagne, l’Italie s’y joignant plus tard. (L’Angleterre et la Scandinavie, notons-le, s’en voyaient dès cette date exclues… par un Anglais !) Or Charlemagne conquiert les Lombards, ajoute le titre de roi d’Italie à ceux de roi de Neustrie, d’Aquitaine et d’Austrasie, déborde largement l’ancien limes à l’est et au nord, ainsi que les Pyrénées à l’Ouest : comment nommer l’empire qu’il fonde, — sinon l’Europe ? C’est bien ce que font les chroniqueurs et les panégyristes du temps, presque malgré Charles, semble-t-il : car il reste attaché à l’idée à la fois romaine et chrétienne, impérialiste et universaliste, d’un impossible imperium mundi.

Voici le prêtre Cathwulf qui loue Charles, en 775, d’avoir été choisi par Dieu pour être élevé au rang de « gloire de l’empire d’Europe » :

quoi ipse te exaltavit in honorem gloriæ regni Europæ.

Voici le poète de la cour, Angilbert, gendre de l’empereur, qui décerne à Charles, en 799, les titres de « tête du monde…, cime (ou tiare) de l’Europe, … père suprême » et ce sont là titres mêlés et conjugués d’imperator et de pontifex :

Rex Carolus caput orbis, amor populique, decusque
Europæ venerandus apex, pater optimus, heros
Augustus…

Plus loin, il le salue « père de l’Europe »49 :

Rex, pater Europæ…

Cette « Europe ou règne de Charles », Europa vel regnum Caroli comme la nomment les Annales de Fulda (fin du ixe siècle), est donc un seul empire chrétien, né hors de Rome, à domination franque incontestée — nous dirions franco-germanique. Ce n’est donc plus seulement l’une des trois parties de la carte du Monde traditionnelle (l’Europe, la Libye ou Afrique, l’Asie), mais une existence autonome et dotée de vertus spirituelles. Selon Alcuin (735-804), maître de l’école du palais, éducateur, théologien et rhéteur de cour, elle est le continent de la foi. En tant que telle, l’Europe de Charles se trouve plus près de « l’Orient », qui est Jésus-Christ, que de « l’Occident » classique, mauvaise moitié du monde… C’est ici le premier épanouissement d’une véritable idée européenne, d’une conscience commune attestée par d’innombrables expressions exclamatives et par des fêtes communes50. Hélas ! printemps prématuré.

Tôt après Charlemagne, en effet, la grande image d’un « règne européen » s’estompe. Déjà, sous Louis le Pieux, son fils — le partage de l’empire vient d’être consommé — on note un changement bien typique dans les formules des panégyristes. Au lieu de regnum Europæ — empire unique —, voici dans un poème de l’Espagnol Theowulf (après 814) l’expression de regna, ou royaumes d’Europe :

Tu pius Europæ regna potenter habes51.

L’idée du regnum Europæ se détache de l’idée d’un empire terrestre — qui déjà ne se compose plus que de regna, c’est-à-dire d’une multiplicité de royaumes distincts — pour se rapprocher de l’idée médiévale d’un empire sur les âmes, c’est-à-dire au concret : d’une chrétienté papale. Au lieu de l’Europe unie de Charlemagne, règne sacerdotal et impérial tout à la fois, une confédération de princes occidentaux se dessine vaguement dans l’ombre des intrigues pré-nationales, et sera le champ de l’ambition « romaine » des empereurs « de nation germanique » ; tandis que l’unité spirituelle deviendra l’autre pôle, celui de la papauté. Dès 843, Léon IV s’oppose au Patriarche de Constantinople, en invoquant toutes les Églises d’Europe contre l’Empire romano-byzantin.

Empire et papauté, dans les siècles à venir, qui seront notre Moyen Âge, vont remplir les chroniques de leurs luttes, refoulant le concept d’Europe dans le domaine du mythe et de l’allégorie, ou dans la nostalgie du grand passé carolingien.

Parfois, cependant, le nom d’Europe affleure et brille encore pour un instant. Notker le Bègue, chargé par Charles le Simple de rédiger les Gesta Caroli dès 883, célèbre la construction du pont de Mayence comme une démonstration du pouvoir des Européens, « grands et petits », s’ils sont unis :

… Comme en témoignent les arches du pont de Mayence, que toute l’Europe édifia par une œuvre commune certes, mais grâce à une division du travail des mieux ordonnées (ordinatissimæ participationis).

De cette fin du ixe et de tout le xe siècle, Jürgen Fischer nous cite plusieurs dizaines d’auteurs qui parlent encore de l’Europe, mais le sens du nom n’est plus que rhétorique (souvenir de Charles) ou simplement géographique ; tout cela, le plus souvent, dans un latin douteux.

Après le règne agité d’Othon III, « imperator » d’imitation, l’idée revit d’un « peuple européen » : des expressions telles que populus Europæ, ou totius Europæ populo acclamante reviennent pendant quelques années sous la plume des annalistes : c’est que l’utopie tenace d’une rénovation de l’Empire romain a provisoirement reculé.

Derniers rayons furtifs, mais les plus émouvants, du long couchant carolingien, sous Henri II. L’empereur saxon, fuyant la peste qui ravage l’Italie en 1022, remonte vers les Allemagnes, accompagné seulement, nous dit le récit de l’époque52, par très peu de soldats, c’est-à-dire :

… soutenu par ceux-là seuls que la mère Europe avait envoyés à son aide (… exceptis his quos sibi mater Europa occurendo admiserat).

Sur le manteau constellé de l’empereur était brodée cette inscription :

O decus Europæ Cæsar Heinrice beate — Annuat imperii tibi rex qui régnât in ævum. (Ô toi, honneur de l’Europe, César Henri, bienheureux ! Que celui qui règne en éternité augmente ton empire.)

Lorsque mourut ce prince qui allait devenir saint Henri II, un chant funèbre, rimé par un poète rhénan, clama la fin de l’idée carolingienne de l’Europe : « Pleure l’Europe décapitée ! » :

Ploret hunc Europa iam decapitata.

Et commença l’éclipse médiévale de la conscience — non certes de la réalité — européenne.

Il faudra les menaces mongole et turque pour réveiller, avec la chrétienté, l’idée de l’Europe.

Ici donc prend fin notre enquête sur les origines attestées.