(1956) Articles divers (1951-1956) « « Je vivais en ce temps-là… » (janvier 1956) » pp. 50-51

« Je vivais en ce temps-là… » (janvier 1956)z

Je vivais en ce temps-là, terminant mes études, dans la petite ville de Neuchâtel, et nous étions passionnément surréalistes, comme nos aînés avaient été d’Action française, ou encore anarcho-gidiens, avec un sérieux redoutable, — pensant au fond tout autre chose que ceux de Paris, et nous donnant le ridicule de vouloir vivre ces doctrines. Inquiétude et ferveur étaient les mots de l’époque. Âge d’or de la Littérature, qui triomphait dans le temps même que nous pensions la renier comme telle, au nom de l’Aventure, de la Révolution, ou de quelque règle de vie, mais subversive bien entendu. L’un des deux temples de ce culte (l’autre étant comme on pense la NRF ) se cachait derrière une vitrine très savamment discrète de la rue de l’Odéon.

Il n’était pas lieu de Paris que j’avais l’impression de mieux connaître, sans y être jamais entré. Boutique de gloire où fréquentaient nos Dieux ! Nous en connaissions la légende. Apollinaire avait discouru là, devant le jeune André Breton immobile et muet d’admiration, comme transfixé. Valéry venait y bavarder avec Fargue et Larbaud, peut-être même parfois avec l’homme du mystère dont l’improbable nom venait de s’inscrire au fronton d’un considérable poème. (Nous en avions appris par cœur de longs fragments, faute de pouvoir acheter l’édition rare.) Bon pour ceux qui n’y « croyaient » pas, d’entrer là sans façon ni vergogne pour acheter banalement un livre : alors que l’on risquait de se trouver tout d’un coup devant Gide, Claudel, ou James Joyce conversant comme de simples humains avec la desservante du sanctuaire, en robe de bure nouée d’une cordelette.

Tels étaient à nos yeux les prestiges de l’enseigne « à jamais littéraire » de la Maison des amis des livres. (Commerce en éloignait toute idée commerciale…) Bien des années plus tard, je devais découvrir que le culte des Lettres chez Adrienne Monnier était à la fois plus sérieux et plus aimable que tout cela, et ne se plaçait à vrai dire que sous la seule invocation « du grand saint San Sérémoni » célébré par Valery Larbaud. Je nous vois encore dans sa petite cuisine, en train de peler de fines patates pour un dîner improvisé. Je rentrais d’Amérique, je voulais tout savoir sur nos amis, leurs œuvres et leurs vies : j’avais couru tout droit rue de l’Odéon, comme à la source la plus fraîche et la plus sûre…

Qu’est devenue la série de photos en couleur qui furent prises à la veille de la guerre dans l’appartement d’Adrienne ? De l’ancêtre Claudel aux jeunes d’alors, tous ceux qu’elle estimait défilèrent un à un devant l’objectif — bien nommé — de Gisèle Freund. Ce choix des élus d’Adrienne, qu’on pourrait publier en album, ne ferait-il pas un bel hommage à sa mémoire ? Il faudrait y ajouter les descriptions vivaces, incisives et toujours amicales qu’elle donna de plusieurs des modèles dans son Navire d’argent et sa Gazette des amis des livres : autant de petits chefs-d’œuvre d’intelligence du cœur. Quel art ferme et subtil, quel familier respect du langage et de ses artisans, et quel savoureux naturel ! Aurions-nous perdu avec elle ce qu’elle a servi mieux qu’elle-même, et plus gracieusement que personne ?