(1988) Inédits (extraits de cours) « Révolution » pp. 205-214

Révolutiono

1. Définitions

12 juin 1970

La révolution est essentiellement mouvement. Le concept de révolution évoque tout de suite deux choses : explosion et mouvement. C’est la relativisation de toutes choses.

L’État, par ses excès, a amené la révolution politique. La révolution est explosive, expansive, innovatrice, aventurière, et surtout, elle provoque un changement de centre et un changement de hiérarchie des valeurs conséquemment.

12 juin 1970

Si l’État-nation se veut porteur et garant de toutes les valeurs, la révolution est au contraire un acte de réévaluation de toutes les valeurs.

Tout ce qui dépend de l’État tend à la stabilité, et c’est le besoin de stabilité, de sécurité, qui explique son triomphe (État : status, stare, stabilité, établir, et fixer : bornes, frontières, institutions, poids et mesures, police). La révolution relève de l’ensemble de concepts contraires : mouvement, changement, innovation, relativisation de toutes choses.

L’État s’est institué en Europe en réaction au vertige, à la décentration, à la déstabilisation caractéristique de la Renaissance. Il a été rassurant, sécurisant, ordonnateur, cadre fixe — et finalement oppression, prison, sclérose.

La révolution prolonge au contraire le mouvement explosif, expansif, innovateur, aventurier de la Renaissance, mais surtout traduit une décentration du monde — un changement de centre, un regroupement des planètes autour du Soleil, du cosmos autour de l’homme. Au début, « révolution » n’a eu qu’un sens astronomique : mouvement de la terre et des planètes autour du Soleil. Mais cela est symbolique de toutes les autres transformations : Galilée, qui est le véritable héros de ce qu’on nomme la « révolution copernicienne », est le symbole de l’homme découvrant un nouvel ordre, un centre plus « vrai » autour duquel réalités cosmiques, philosophiques, religieuses, politiques et civiques se réordonnent d’une manière plus significative, laissant tomber l’ordre traditionnel, périmé, trop étroit, mal ajusté au réel.

Mais changer de centre, c’est aussi changer de valeurs, de critères, de hiérarchie. C’est tout changer. Cela renvoie à un concept bien plus ancien que Copernic : c’est l’équivalent de la conversion des chrétiens.

26 juin 1970

La révolution est une traduction collective de la conversion chrétienne, avec les mêmes caractéristiques : soudaineté du phénomène, succédant à une longue maturation intérieure, et explosion, ainsi que changement complet de hiérarchie. Cela peut réussir pour un individu, mais il est difficile de faire changer complètement toute la hiérarchie des valeurs, d’une manière instantanée, pour une société. Une société est beaucoup trop lourde, formée de trop d’inerties, pour être retournée d’un seul coup — sauf s’il y a une très longue préparation, ce qui n’est généralement pas le cas dans une révolution. À cause de ce poids d’inertie que la société oppose à une volonté de changement révolutionnaire, la révolution est violente. Elle traduit ainsi son manque de maturation. D’où l’échec de toutes les révolutions connues.

19 juin 1970

L’élément de soudaineté et de violence dans la conversion individuelle transposé au niveau collectif donne la violence révolutionnaire, parce que vouloir tout changer dans un corps immense comme la société, c’est tenter quelque chose qui est impossible. Une conversion individuelle peut être brusque parce qu’il y a une longue préparation intime dans la psychologie de l’individu. Mais une société, c’est une quantité énorme d’inerties, de choses lourdes à mouvoir ; poids et lourdeur auxquels se heurte l’idéologie révolutionnaire, ce qui aboutit au recours à la violence comme signe que l’on n’a pas suffisamment préparé le milieu.

De là viennent les échecs constants de toutes les révolutions politiques en Europe. Il n’y a pas d’exemple d’une révolution qui ait réussi ce qu’elle voulait faire. Aucune n’a abouti à plus de liberté à court ou à moyen terme.

Ces échecs réguliers des révolutions en Europe s’expliquent aussi par le fait qu’elles ont toutes été mal préparées. Dans le groupe l’Ordre nouveau, dès 1932, nous avions mis au point la théorie suivante : une révolution est sanglante dans la mesure où elle est mal préparée (mal organisée, improvisée, ou dans la mesure où elle dépasse et échappe à ses initiateurs). Mal préparées, les révolutions européennes ont dû se laisser aller à des violences qui ne pouvaient aboutir qu’au triomphe de l’armée et de la police.

28 février 1969

Les libertaires (ceux de l’Europe de l’Est, comme Kossuth ou Mickiewicz) ou les nationalistes (comme Gioberti, Michelet, Heine, Mazzini) ont provoqué 1848, que j’appelle, plutôt qu’une révolution, une première grande contestation — car j’appelle « révolution » la substitution d’un ordre nouveau à un désordre établi. 1848 a surtout été de l’agitation négative ou une reprise d’idées un peu anciennes, celles des romantiques, ce qui explique l’échec total du mouvement, qui n’a abouti finalement qu’à un progrès spectaculaire du nationalisme.

14 janvier 1972

L’idée de révolution est née du christianisme, et l’on peut vérifier qu’elle a la même extension que la foi chrétienne — je veux dire : que la zone d’influence du christianisme, de ses Églises, de ses théologies, de sa morale sociale. La révolution est la transposition au plan social de la conversion individuelle. Elle gardera de cette origine le caractère de soudaineté, donc d’effroi (ou terreur) — violence signifiant d’abord, sur le plan spirituel, l’intensité du contraste entre valeurs anciennes et finalités nouvelles.

Ce processus, peu à peu, sera transposé au niveau collectif, et c’est là qu’apparaîtra enfin la finalité d’une civilisation, d’une société, liée aux idées d’histoire, de progrès, de révolution.

Il y a finalité déclarée dès que l’homme cherche le progrès (au lieu de l’exacte conformité à la tradition), dès qu’il cherche le salut par le changement radical (c’est-à-dire la conversion) et non par l’obéissance méticuleuse aux rites, ou aux décrets de la puissance du roi (prêtre), ou aux lois constituant l’ordre du monde.

Il y a finalité dès qu’il y a aventure, risque, liberté et responsabilité, et enfin droits individuels, valeurs chrétiennes liées à l’idée de vocation personnelle.

19 juin 1970

Le progrès est intimement lié à la révolution, en ce sens que c’est une version étalée dans le temps de la révolution — ce qui se dit : évolution. La différence étant donc uniquement le facteur temps, le remplacement de la soudaineté, de l’instantanéité de la conversion par la durée — d’où la substitution d’un effort prolongé à la violence — qui rend l’évolution moins populaire chez les jeunes.

2. Révolution et État-nation

12 juin 1970

Le concept de révolution, profondément important, typique de l’ensemble culturel européen, s’oppose au concept d’État-nation.

L’État-nation voulait être le porteur et le garant de toutes les valeurs. Il y a donc dans l’État une idée de stabilisation. Au contraire, la révolution est un acte de « réévaluation » de toutes les valeurs (formule de Nietzsche).

Tout ce qui dépend de l’État tend à la stabilité, mais les excès, l’absolutisation de l’État, ont provoqué le système de valeurs contraires qu’est la révolution.

27 mai 1977

Pendant huit siècles, « nation » n’a pas voulu dire autre chose que cela : un peuple parlant une certaine langue. Avec la Révolution française, avec le fameux cri de Valmy « Vive la nation » qui a au fond donné la victoire aux troupes françaises, c’était la première fois qu’on voyait des gens à peine armés, qu’on appelait les sans-culottes et qui étaient d’ailleurs de bons bourgeois de Paris, vaincre les meilleures troupes d’Europe qui étaient celles de Brunswick, par ce cri et par cette manière absolument non conformiste de livrer une bataille ! Goethe, qui était témoin, a été si stupéfait qu’il a noté dans son carnet, le même soir : « De ce jour, de ce lieu une ère nouvelle va naître. »

« Vive la nation », ça ne voulait pas dire ce jour-là « Vive la France » ; ça voulait dire : Vive ce nouveau type de communauté qui instaure la révolution. C’était exactement l’équivalent du cri de « soviets partout » en 1917 et 1918, lequel ne voulait pas du tout dire « la Russie partout ». Avant cela, il y avait eu un autre exemple de ce genre de slogans, c’était le cri de « Ligua, Ligua » qu’on poussait dans les cités italiennes qui devenaient des communes contre les seigneurs environnants : il désignait, comme le mot « nation », une espèce de symbole de la nouvelle communauté que l’on recherchait. Avec la Révolution française, la guerre déclarée à presque toute l’Europe par les girondins, faite par les jacobins ensuite, a naturellement durci les positions, si bien que le cri « Vive la nation » est devenu très vite « Vive la France révolutionnaire » et puis ensuite « Vive la France de Napoléon » : c’est devenu le slogan nationaliste et impérialiste.

21 janvier 1972

L’État a pris une importance croissante en s’isolant, en s’absolutisant, et en se subordonnant toutes les autres finalités. C’est au xviie siècle que cette finalité nouvelle s’impose, avec Richelieu puis Louis XIV. Elle impose à tous les esprits la notion du pouvoir absolu de l’État, de la « majesté de l’État », de sa toute-puissance sur la vie quotidienne de chaque sujet du royaume, non seulement la vie sociale, mais la vie privée et la conscience (comme le démontrent la révocation de l’édit de Nantes et les persécutions religieuses dans toute l’Europe). La conséquence de cette croyance générale et superstitieuse en la toute-puissance du pouvoir étatique va être la révolution. En effet, si l’État peut tout, et si on souffre de son pouvoir, comme il est absolu et qu’il n’y a pas de recours possible contre lui, il faudra donc s’en emparer par la force : alors, on sera tout-puissant, on pourra réaliser tout ce qu’on désire. S’emparer du pouvoir royal, de l’État, voilà qui a dominé en fait l’action des députés aux états généraux.

Et après, comme on découvre que cela ne suffit pas, on rejette la faute sur l’opposition, la réaction, les « factions » ; on parle de trahison, on exclut, on épure, on décapite, on veut toujours plus de rigueur, de pureté.

3. De la révolution personnaliste à la révolution aujourd’hui

15 janvier 1965

Les mouvements d’Esprit et de l’Ordre nouveau se proclamaient révolutionnaires, en précisant que la révolution dont ils étaient les avocats était à la fois anticapitaliste et antitotalitaire, qu’il s’agisse de totalitarisme communiste, fasciste ou nazi. Ce qu’ils voulaient, en revanche, selon un de leurs slogans, c’était une société « à hauteur d’homme », des institutions « à hauteur d’homme », dont le module serait la personne, le module et le but final. Je m’explique : ces groupes étaient à la fois contre l’individualisme, contre l’individu isolé qu’avait si bien critiqué Marx au xixe siècle, et que critiquaient d’autre part des penseurs de droite comme Maurras, ils étaient contre cet individualisme « atomisé », mais ils étaient également contre le collectivisme, contre ce que Hitler appelait le « soldat politique », idéal totalitaire du citoyen complètement embrigadé, qui n’avait plus aucune liberté, qui était purement au service de la collectivité ; tandis que l’individualiste de nos démocraties de l’Ouest était, lui, trop libre, engagé dans rien du tout. Ces groupes demandaient que l’homme, le citoyen, soit à la fois — c’est une des formules qui revenaient le plus souvent — « libre et responsable », libre parce que responsable et responsable parce que libre (formule qui sera reprise après la guerre par Sartre, Sartre sachant d’ailleurs très bien où il l’avait prise). Ils étaient pour une morale civique communautaire.

19 juin 1970

Je pense qu’il n’y a qu’un point d’application à une véritable révolution aujourd’hui, c’est le dépassement de l’État-nation.

Tant que l’État-nation persistera, toute une série de changements souhaitables ne pourra pas être réalisée. On ne pourra pas établir la paix tant qu’il y aura des États-nations qui se prétendent souverains, indépendants et qui sont armés : c’est du gangstérisme transposé au niveau international. Si on veut supprimer la guerre, il faut défaire les États-nations, créer des régions en dessous de l’État-nation et des fédérations continentales au-dessus.

Sur un plan plus moral, un changement de la hiérarchie des valeurs consisterait à dire : est-il vrai que le but de l’humanité consiste à élever continuellement le niveau de vie du plus grand nombre possible de gens (PNB, taux de croissance, qui sont le sacré des hommes politiques d’aujourd’hui) ? L’attitude révolutionnaire serait de mettre le niveau de vie en question et de lui opposer le mode de vie. S’il se trouvait soudain une majorité de gens pour penser que, dans les cas où il y a conflit entre le niveau de vie matériel et le mode de vie qualitatif, on décide que le mode de vie doit triompher et le niveau de vie être un peu sacrifié, il y aurait une révolution.