(1969) Articles divers (1963-1969) « « Il faut donner aux gens le goût des belles choses » (15 février 1969) » p. 5

« Il faut donner aux gens le goût des belles choses » (15 février 1969)z

Vous avez écrit : « N’habitez pas les villes » et peut-être est-ce pour cela que vous êtes venu vous installer dans le pays de Gex. Que pensez-vous de la transformation que subit notre région ?

J’adore cette maison, ce village… mais toutes les belles régions de France sont dilapidées. Le problème n’est pas particulier à Ferney-Voltaire.

Ce qui me frappe, c’est l’extrême laideur de tout ce que l’on construit, une laideur irréversible.

En Hollande, dans le Sud du Portugal, toutes les maisons sont belles, sans être plus luxueuses. C’est une fête de voir ça.

Denis de Rougemont illustre ses propos de quelques photographies :

Voyez-vous, on a su, dans ces pays, créer une atmosphère, un style.

Mais n’était-il pas urgent de construire des logements ?

On aurait pu faire, plus loin, dans ces immenses champs, un joli village avec une place, une église, des cafés… C’est ce qui a été fait à Meyrin et Meyrin est vivant à cause de cette place où les gens se voient, se rencontrent.

En France, aucun plan d’ensemble n’existe, on pare au plus pressé. J’ai pu le constater à propos d’un petit village du Midi où je possède une maison. On y a tué la poule aux œufs d’or car on n’a pas pensé que l’on détruisait ce qui faisait l’attrait du pays. On a l’impression que le seul souci qu’on ait soit la spéculation. Il faut construire vite parce que cela coûte moins cher...

Pourquoi ce secret jaloux ?

Savez-vous que dans le pays de Gex, plus de deux-mille logements seront construits dans les cinq années à venir ?

Il est heureux qu’une enquête telle que la vôtre le révèle, car autour de tout ceci, on garde un secret jaloux. Une telle transformation devrait faire l’objet d’un débat public. La vraie démocratie, ce serait que les gens puissent discuter des projets car c’est leur vie qui va être modifiée. Il faut rendre les gens attentifs à l’importance du cadre dans lequel ils vivent. Cela est plus important que de savoir si l’on est de droite ou de gauche.

Une telle discussion ne risque-t-elle pas de faire obstacle à tous les projets ?

Je ne suis pas partisan d’une stagnation complète. Il faut éduquer les gens, les rendre sensibles à la beauté. C’est un immense problème d’éducation qui doit se traiter au niveau des écoles.

Mais des usines nouvelles se créent. Où les construire ?

Il faut les édifier loin des villes et loger le personnel dans des cités nouvelles où puisse naître un esprit de communauté, et non pas dans des casernes accrochées à de vieux villages que cela détruit.

Un grand espoir : « la régionalisation »

Vous semblez bien pessimiste ?

Il existe un grand espoir, c’est la régionalisation, si elle se réalise véritablement. On arrivera, sur des régions plus petites, plus homogènes, à créer un style.

Mais n’y aurait-il pas un grand bouleversement, dans tous les domaines ?

Il faudra « s’équilibrer dans le chaos ». C’est ma conclusion du Journal d’une époque .