(1973) Articles divers (1970-1973) « Europe divisée ou Europe fédérée ? (1972) » pp. 169-199

Europe divisée ou Europe fédérée ? (1972)aa

La participation aux responsabilités sociales, civiques et politiques

Participer (de pars, partie, et capere, prendre), c’est « prendre part » à un ensemble. Au sens le plus actif, c’est « tenir sa partie », jouer son rôle, entrer dans un gouvernement, dans la gestion d’une entreprise. Au sens le plus passif, c’est « faire partie », être inclus dans une classe ou un tout quelconque. La participation désigne toujours le fait d’être « dans le coup », d’être engagé ou concerné, avec une faculté plus ou moins actuelle ou virtuelle, mais jamais ni totale ni nulle, d’influencer une situation d’ensemble où l’on est pris, et son propre destin en elle. D’où l’on voit que participer activement, c’est aussi se réaliser (manifester sa personne) dans et par la communauté, c’est donc s’autodéterminer dans la mesure où l’on agit en elle.

Ce sont les formes actives de la participation que nous aurons à considérer, puisqu’en effet il s’agit ici de participation à des responsabilités. Or l’homme n’est responsable (étymologiquement : capable de répondre, de se porter garant) que s’il est sujet libre de son action. Un homme qui n’est pas reconnu comme libre ne peut être tenu pour responsable de ses actes. Inversement, un homme privé de la possibilité d’assumer des responsabilités ne saurait être tenu pour libre ni se sentir vraiment tel.

Quant aux trois adjectifs social, civique, politique, il n’est guère possible de les distinguer théoriquement, car ils définissent tous les trois la même nature d’activité de l’homme : son activité dans la société, c’est-à-dire dans la cité. Polis en grec donne politique, civitas en latin donne civique, donc point de différence à l’origine. Mais dans le vocabulaire de notre siècle, il apparaît que civisme est lié surtout à une participation active à la chose publique et à une attitude de responsabilité dans la cité ; que politique évoque finalité, c’est-à-dire détermination des fins et adaptation des moyens à ces fins (on parle ainsi de politique économique ou monétaire, de politique de la recherche, etc.) et que social est à la fois ce qui concerne la foule (dont l’idée est présente dans polis par poly, beaucoup) et ce qui fait de la foule une société : le principe qui associe les hommes dans la cité — nécessité, idéal, ou religion au sens de religare, relier.

Dans la cité, le civisme sera donc l’ensemble des faits de participation active (personnelle) à la vie sociale, tandis que la politique sera la définition et le choix des priorités, des options prospectives dans tous les domaines de la vie publique : urbanisme et transports, hygiène, écologie, économie, éducation et enseignement, législation sociale, recherches.

Ainsi la politique n’est pas la fin dernière de l’homme, pas plus que ne le sont la cité ou la Société. Elle est la stratégie (dont le civisme est la technique) qui permet à la Société ou à la cité de s’ordonner aux buts derniers de l’homme. Or s’il est vrai que ces buts — universels et personnels — transcendent toute communauté, ce n’est pourtant qu’au sein de la communauté, dans le complexe des relations humaines, qu’on peut suivre à la trace les vocations, activées par un appel invisible en soi.

En tant que stratégie de l’humanité, telle qu’on vient de la définir, la politique prend désormais, en ce dernier tiers du xxe siècle, une importance décisive qu’elle n’avait peut-être jamais pu revêtir dans toute l’histoire.

C’est au xxe siècle, en effet, que, pour la première fois dans son évolution, l’homme se voit contraint de choisir librement l’avenir de l’humanité. Et il y est contraint du seul fait que, pour la première fois, il en a la possibilité — la liberté.

Depuis les origines, l’homme n’avait pu que répondre aux durs défis de la nature. Il s’agissait pour lui de survivre, donc de continuer ce qui avait réussi à quelques-uns de ses ancêtres. Lorsque apparut la civilisation, c’est-à-dire le premier dialogue entre l’homme et la Terre interrogée — labourée, fécondée, cultivée —, l’initiative fut assumée au nom de l’espèce par quelques héros légendaires, Prométhée ou Tubalcaïn, provocateurs toujours vaincus, en tant qu’individus libérateurs, par les dieux, ces gardiens jaloux des équilibres antérieurs, mais toujours victorieux pour le « progrès de l’espèce », entendons sa relative libération des contraintes naturelles.

Vingt millénaires, au moins, d’un effort sans relâche de l’homme contre le destin que la nature lui imposait ont abouti, dans notre siècle, à une prise de conscience toute nouvelle du mouvement général des civilisations : il va « de l’agriculture au paradoxe » comme l’a si justement remarqué E. M. Cioran8. L’agriculture fut en effet le premier moyen de commander à la nature en se conformant à ses lois. Mais à mesure que cet impérialisme humain se fait moins respectueux des dieux, tourne plus aisément les impératifs naturels ou les incline à son profit, la civilisation se met à retourner ses efforts sur elle-même, à travailler sur ses produits eux-mêmes plus que sur les contraintes naturelles, désormais partiellement neutralisées. Elle se met à créer « librement », c’est-à-dire selon les lois et les buts qu’elle se donne : c’est l’industrie. Et alors pointent les questions paradoxales : pour quoi tous ces efforts, et vers quoi le progrès ?

De la mise en question des nécessités naturelles à la mise en question des buts mêmes de la vie, tel est bien le résumé de l’évolution humaine — jusqu’à nous. Ayant dépassé la nature, l’homme tente de se dépasser lui-même, mais il ignore vers quoi. Déjà, en Occident, il est au terme de l’ère qu’on a nommée néolithique, celle qui a vu la fixation des nomades au sol, la naissance des partis et des collectivités organisées par l’addition des ressources, des règles coutumières et des savoirs au sein d’un territoire délimité — dès lors sacré. Mais nous voici au seuil de l’ère électronique, dont on peut facilement imaginer qu’elle sera l’ère des relations humaines de plus en plus indépendantes des contraintes du sol et des définitions territoriales, mais aussi des régulations naturelles, d’où le risque majeur de violer, d’une manière irréversible, les conditions de la vie sur Terre.

Aujourd’hui donc, c’est le succès même de l’effort civilisateur qui nous force à choisir notre avenir et par là nous met en demeure de formuler une politique de l’humanité, science ou art de l’aménagement des relations humaines dans la cité, au service des finalités soit de la cité elle-même, pour les platoniciens et les totalitaires de tous les temps, soit de la personne, pour les autres.

Ainsi mis en demeure de choisir nos options de base et nos orientations globales, nous aurons à considérer non plus seulement les contraintes existantes et la marge étroite des « possibilités » qu’elles ménageaient, mais aussi et surtout les buts ultimes que nous visons. Car toute politique implique une idée de l’homme, et par suite une vision des communautés qui la traduisent en structures religieuses, éthiques, juridiques, économiques et architecturales, propres ou non à la participation civique.

Nous voici donc soumis à l’impératif nouveau de la prévision responsable, c’est-à-dire condamnés à la pratique paradoxale d’une prospective consciente de ses propres effets sur les phénomènes qu’elle suppute, tente de calculer et croit seulement décrire…

Mais la question qui se pose alors, c’est de savoir si nous sommes préparés à répondre à ce défi sans précédent. Je vais avouer d’abord mes raisons d’en douter.

I. Le savant et le citoyen

Je lis sur la couverture d’un des ouvrages de prospective les plus fameux de ces dernières années que ce livre est « le premier qui fasse passer la prédiction de l’ère des devins à celle des savants ». On nous dit aussi (mais je m’assure que ce ne sont pas les auteurs qui ont écrit cela) que « depuis 1960, la spéculation sur le futur (n’est plus) prophétique mais rationnelle et méthodique ». Sur quoi je lis l’ouvrage et je constate que nos savants (d’ailleurs honnêtes et scrupuleux) sont en fait des devins, car, attentifs à ne pas « prophétiser », ils cherchent à prévoir objectivement, donc passivement, ce qui se fera dans tel avenir… sans eux ! J’entends sans nulle action dont ils se fassent les avocats, qu’ils se proposent d’entreprendre eux-mêmes ou de favoriser par leurs conseils. Voilà l’avenir, semblent-ils dire, tel qu’il peut se faire sans les interventions (imprévisibles) de l’homme créateur, inventeur, contestataire, irrationnel, et affamé d’incalculable qu’il va nécessairement réaliser un jour !

Cette position du problème des études de l’avenir paraît aller de soi pour la plupart de mes contemporains. C’est pour cela, précisément, que j’éprouve le besoin d’analyser les difficultés qu’elle implique, apories logiques ou antinomies réelles.

1. Antinomie entre science (objective) et politique (normative)

La science se veut objective dans la prévision, la politique se veut normative. L’une se déclare indifférente aux fins ; toute préférence ou parti pris ne pourraient que la gêner dans la recherche et la prévision des cheminements possibles vers l’avenir. L’autre, pour atteindre ses fins, veut ouvrir (par la force s’il le faut) certains chemins, et en fermer d’autres. Dans la devise « gouverner, c’est prévoir », le mot prévoir a un sens actif de projet, de projection de la volonté, de plan stratégique, et non pas un sens scientifique de prévision inerte de ce qui « se passera », en vertu d’on ne sait quels dynamismes anonymes, impersonnels, voire non humains.

Or, dans nos études du futur (et surtout s’agissant de participation, qui relève de la libre action de l’homme au service de ses fins), nous devrions idéalement être à la fois objectifs et normatifs — plus objectifs afin d’être mieux normatifs. Mais on voit qu’il y a antinomie pratique entre les deux modes de prévoir. Il semble que Marx ait eu raison de considérer comme mutuellement exclusives les activités de compréhension (interprétation scientifique ou philosophique) et de changement du monde (politique, révolution) (Thèses sur Feuerbach, n° XI). Dans la mesure où le savant se veut observateur passif, il est mauvais citoyen, et dans la mesure où en tant que citoyen il refuse certains « faits », veut changer les données d’un phénomène, il n’est plus « scientifique ». Objectivité et normativité, ces deux « variables conjuguées » seraient donc ici en relations d’incertitude.

En revanche, et à l’inverse, on pourrait aussi bien soutenir — par un raisonnement homologue à celui de L. de Broglie sur le dualisme onde-corpuscule et sur les inégalités de Heisenberg — que les aspects antinomiques « sont complémentaires en ce sens qu’il est nécessaire de faire intervenir ces deux aspects pour l’interprétation de l’ensemble des propriétés observables (des corpuscules)9 ».

2. Rétroaction de la prévision

Il paraît difficile de soutenir que « prévision rationnelle et méthodique » s’oppose à « prophétie » comme « science purement descriptive » s’opposerait à « appel à l’action ». Car la prévision même se trouve dans bien des cas modifier par anticipation le phénomène futur qu’elle avait commencé par définir correctement à l’aide d’une projection méthodique et globale. Prenons l’exemple de la démographie.

Les prévisions si souvent publiées depuis le milieu de ce siècle quant aux effets de « l’explosion démographique » au xxie siècle (« 2 500 000 hommes au km2 en l’an 2400 » selon le rapport Nixon paru fin 1969), exercent d’ores et déjà des effets certains, même s’ils sont malaisément mesurables, sur l’évolution prévue : ils contribuent à la freiner. La vision angoissante projetée par les démographes a déclenché des processus variés d’inhibition, dont le plus évident est l’abaissement du seuil de résistance à la propagande pour les moyens de contraception en général et la pilule en particulier. On peut prévoir dès lors que les premières prévisions se révéleront inexactes par suite d’un phénomène de régulation de l’évolution démographique par la rétroaction de la vision d’avenir. En d’autres termes, la vision deviendra fausse parce qu’elle était juste au début ; ou, pour pousser à la limite : l’utilité (l’efficacité) de la prévision se mesurera à son inexactitude finale.

Des effets analogues de rétroaction de la prévision ont été bien souvent invoqués à propos de « l’équilibre de la terreur atomique », ou plus simplement à propos des sondages d’opinion publiés au cours d’une période électorale.

Mais l’effet de rétroaction de la prévision, son efficacité préventive, ou encore le démenti de la prévision « exacte » par son propre effet, n’est-ce pas en fin de compte un cas particulier d’une dialectique de l’information ?

Nous verrons tout à l’heure que la prospective (ou futurologie, ou prévision systématique) va jouer un rôle décisif quant à la participation civique et politique, s’il est vrai que l’information, dont elle fait partie, est une des conditions sine qua non de cette participation.

3. Rôle de la surprise

Il semble que plusieurs « futurologues » de ce temps accordent une valeur axiomatique à la thèse hégélienne : tout ce qui est réel est rationnel. Et qu’ils dénomment, à cause de cela, « cauchemars », les virtualités irrationnelles qu’ils détectent en germe dans le présent puis projettent sur le grand écran de l’avenir. Ils ne nient pas la possibilité que certains cauchemars se réalisent dans l’Histoire — il y a toujours des accidents. Mais le seul fait qu’ils nomment cauchemars certains complexes de phénomènes et pas d’autres implique une hiérarchie donnant le pas au rationnel, au calculable, et l’assimilant au « normal ». Il faut indiquer ici une cause d’erreur très générale chez les futurologues positivistes : la sous-estimation ou l’oblitération (systématique ou naïve) des facteurs « irrationnels » de conduites et de décisions politiques, sociales et économiques.

Le futurologue de 1900 cherchant les moyens d’améliorer la circulation des fiacres dans les capitales de 1950, ou le futurologue de 1950 cherchant à empêcher les embouteillages de véhicules à moteur à explosion dans les mégalopolis de l’an 2000, ne sont pas plus « débrayés » de l’évolution historique que le sociologue d’aujourd’hui qui, sur la base du Marx des Manuscrits de 1844 ou du Freud de L’Avenir d’une illusion, sous-estime ou nie toute possibilité de renaissance vers l’an 2000 des grandes religions ou d’explosions mystiques d’efficacité comparable à celle des taches solaires.

Le daltonisme ou la cécité religieuse de l’immense majorité des sociologues des années 1919 à 1939 ont oblitéré dans les démocraties de l’Ouest toute compréhension en profondeur des mouvements totalitaires (surtout de l’hitlérisme) et toute prévision quant à leurs développements, à court terme — prévision qui eût démontré l’impossibilité d’un long terme, et la nécessité d’une catastrophe inscrite dans la structure dynamique du phénomène, comme j’ai tenté de le montrer dans L’Amour et l’Occident 10.

Le positivisme bourgeois ou marxiste récusant l’analyse jungienne de notre culture et des rêves qui nourrissent nos recherches, se prive d’une des meilleures techniques de prévision de notre avenir et de ses « surprises ». L’humanité n’invente pas n’importe quoi, ni rien d’entièrement imprévu ; toutes nos grandes ou petites inventions dans tous les ordres sont nées de rêves, et l’examen des rêves comme des tendances religieuses « aberrantes » de l’époque (orientalisme et ashrams, sécularisme chrétien-social, hippies et leurs colonies, etc.) détient sûrement plus de secrets de notre avenir à déchiffrer, qu’aucune de nos sciences n’en pourrait chiffrer.

4. Ceux qui prévoient l’an 2000 ne sont pas ceux qui le vivront

« Vous dites : Où vas-tu ? Je l’ignore et j’y vais », osait écrire Victor Hugo. Voilà qui est beaucoup plus sensé qu’il n’y paraît à première vue. Car si je savais ce qui m’attend « là-bas » en l’an 2000, je refuserais sans doute d’avancer, j’irais plutôt chez les hippies. Mais je me tromperais : car ce « là-bas » ne m’attend pas tel que je suis.

Imaginer l’avenir est faux et dangereux dans la mesure même où c’est « matériellement exact » : car nous nous y voyons en imagination tels que nous sommes aujourd’hui et c’est en tant que tels que nous jugeons « insupportable » ou « merveilleuse » la situation anticipée : mais ceux qui la vivront — même si c’est nous encore, — seront différents : ils la supporteront très bien, ou seront déjà blasés, occupés par des besoins et des soucis nouveaux.

Il faudrait donc prévoir non seulement cet avenir, mais plusieurs types d’évolutions psychologiques d’ici là. Il est certain que la prise de conscience progressive de la nature de cet avenir, au fur et à mesure de notre avance vers lui, va modifier l’action des hommes en qui elle s’opérera, autant qu’elle les modifiera eux-mêmes, opérants ; d’où modification en retour de l’avenir, rétroaction de l’avenir modifié, etc. — et tout cela d’une manière que nous ne pourrions prévoir qu’aux conditions suivantes :

— si nous pouvions sentir l’avenir aujourd’hui comme nous le sentirons quand il sera présent ;

— si l’évolution même de nos manières de pressentir l’avenir ne le modifiait pas en cours de route, ou si nous pouvions évaluer ces modifications ;

— bref, si nous étions en mesure de prévoir à la fois l’avenir, nous-mêmes en lui, ses modifications et nos modifications en variables conjuguées ; ou encore : les influences récurrentes à l’infini des images projetées et de leur feed-back.

Ce genre d’opération où l’imagination va et vient sans relâche du tout aux parties en interaction créatrice évoque ce qui se passe dans la tête d’un dramaturge, ou plus précisément d’un poète écrivant : car chaque mot du poème dépend de l’ensemble (intuitivement anticipé) qui valorise le mot, le colore, le situe, — mais chaque mot, en même temps, crée dans l’ensemble en voie d’actualisation par l’écriture des surprises qui le modifient, et qui vont donc modifier la valeur, la couleur et la situation du mot lui-même ; etc.

5. Quelle Europe ?

Les rythmes d’évolution du lien social et de la participation du citoyen au management de la cité ne seront pas les mêmes, d’ici là, aux États-Unis, en URSS, en Europe, dans le tiers-monde. Les situations de départ en 1970 sont différentes, comme le seront sur les divers continents les évolutions démographiques, l’efficacité de la lutte contre les nuisances, la saturation de certains besoins et la création concomitante d’autres besoins.

On se limitera dans ces pages à l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire au seul ensemble des nations dont les situations de départ (traditions incluses) soient comparables et les rythmes de croissance démographique, urbanistique, industrielle et culturelle du même ordre.

II. Les invariants humains

La prévision ne prend son sens et sa valeur que pour autant qu’il y a dans le domaine où on l’opère deux classes de phénomènes d’importance point trop inégale : les invariants et les variables. Si tout variait simultanément, la prévision n’aurait pas de sens ; si rien n’était variable, le besoin de prévision serait nul.

Par rapport à la participation sociale, civique et politique, quelques invariants doivent être reconnus, au titre de contraintes pour l’imagination, mais aussi de repères et de gages de signification pour les changements possibles.

1. À l’échelle de l’homme

La taille moyenne de l’homme (qui semble avoir augmenté de trois à quatre centimètres depuis deux-cents ans) ne variera plus guère une fois l’urbanisation achevée et les nourritures égalisées. Resteront donc invariables le nombre de calories et le cube d’air nécessaires par individu dans les climats occidentaux, les dimensions des chambres et de l’unité individuelle dans les moyens de transport, et, d’une façon générale, tout ce qui dépend de la taille de l’homme dans le calcul des plans d’alimentation ou d’urbanisme et dans le cadre des relations sociales et interpersonnelles exigeant la proximité physique.

De nombreuses contraintes subsisteront donc, affectant d’une part la tendance générale des techniques à la miniaturisation : on ne peut faire une chambre, une auto ou une cabine de transport plus petites qu’un homme, une ville plus petite qu’une maison, — et d’autre part, la tendance inverse au gigantisme : multiplier toutes les dimensions de nos escaliers par dix les rendrait impraticables sans échelles. En revanche, la portée des sens de la vue et de l’ouïe (au moins) et des moyens individuels de communiquer à distance sera accrue aux dimensions de la planète.

2. Vie personnelle et sociabilité

Certains besoins fondamentaux de l’homme occidental ne semblent pas susceptibles de disparaître sans que disparaisse en même temps tout ce qui pourrait donner un sens aux modifications de l’existence ou à cette existence même. Ainsi, le double besoin de vie personnelle et de sociabilité, qu’exprime le couple d’adjectifs cher à Hugo : solitaire et solidaire. C’est un besoin doublement frustré dans les villes de la société industrielle, où l’homme cherche en vain le refuge paisible ou la vraie communauté, et ne trouve d’autre alternance que celle de la promiscuité à domicile et de la solitude morale dans la foule des rues embouteillées, image même de l’anti-communauté. Tenter de satisfaire ce double emploi permanent de l’homme occidental doit être considéré comme une contrainte primordiale pour tous les plans d’habitation et d’urbanisme, dont dépendront d’une manière décisive la possibilité, la nature et la qualité de la participation civique à l’avenir.

3. Agrément du cadre

Un autre besoin qui paraît constant est celui de l’agrément du cadre : « Que l’on vive en 1768 ou en 1968, une pièce agréable, une vue reposante, une promenade plaisante, un beau lieu de réunion, ne sont guère différents… Les hommes n’ont pas tant changé11. » D’où l’idée du « droit de vivre dans un environnement décent », formulée par le message de la Maison-Blanche du 8 février 1965.

Mais ce droit est en fait constamment menacé ou lésé par un autre invariant humain, l’égoïsme, qui nous rend insensibles aux désagréments que nous infligeons à nos voisins par agressions directes dans les villes : bruits, fumées, odeurs, bousculades ou encombrements de toute nature dont la cause est souvent l’absence de courtoisie ; et dans les campagnes, en contribuant à l’enlaidissement irrémédiable de l’environnement : pavillons dignes des seuls « chiens méchants » qui les défendent, clôtures agressives, lent déferlement du ciment et des agglomérés, terrains vagues, décharges, détritus de camping, destruction de toutes les « retraites » naturelles, à peine les a-t-on repérées, par des commandos de touristes ou d’agents immobiliers — autant de manifestations visibles et d’effets mesurables d’une attitude qui mine les bases mêmes du civisme quel que soit le régime.

4. Spécificité du comportement civique

Or, s’il est vrai que cet égoïsme, cet incivisme (souvent déguisé en individualisme libertaire) et le besoin inverse et complémentaire du bon voisinage, de sociabilité et par suite de civisme (qui peut cacher un besoin d’intervention moralisante chez les voisins, donc un appétit de puissance) apparaissent comme des invariants quand on considère une communauté donnée dans le temps, il y a cependant de grandes différences d’une communauté à l’autre dans l’espace européen. Le brassage des populations dans les régions centrales du continent permet de vérifier par l’expérience ces deux observations.

Prenons l’exemple des cantons suisses : leurs ressortissants se mêlent de plus en plus et les apports de travailleurs étrangers accroissent très fortement l’hétérogénéité de leurs populations, mais cela n’affecte guère la spécificité de leurs comportements civiques. La composition démographique du canton de Genève a varié depuis cent ans selon le tableau suivant :

1860

1968

Genevois 49,4 28,9
Confédérés 15,9 39,7
Étrangers 34,7 31,4
Protestants 50,8 39
Catholiques 48,3 50,6
Autres et sans religions 0,9 10,4

Cependant, les coutumes civiques et le climat des débats politiques n’ont guère changé pour l’essentiel et rappellent davantage la France voisine que le reste de la Suisse, dont les ressortissants ou « Confédérés » forment pourtant le groupe le plus important des actuels citoyens de Genève. Certains traits typiquement genevois, comme la turbulence des partis et la faible participation aux « votations », n’ont été modifiés ni par les changements qualitatifs et quantitatifs de la composition du corps électoral, ni par l’introduction du vote féminin. Les individus changent comme les cellules d’un corps, les nombres absolus et les proportions changent, mais les structures restent, les dimensions du pays n’ont pas varié, et le genius loci agit (par des moyens que je n’ai pas à examiner ici) de manière à maintenir l’invariant local et les différences avec d’autres invariants voisins.

D’où la nécessité pour la Suisse d’un régime fédéraliste, c’est-à-dire d’une union respectant les différences des cantons et n’ayant d’autre fin que la sauvegarde de leurs autonomies. Mais des observations analogues peuvent être faites à l’échelle européenne, quant aux comportements civiques des Français du Midi, ou des Tchèques, ou des Espagnols, à leur remarquable constance au travers des régimes les plus divers, et par suite à la permanence de leurs différences.

Nous aurons à revenir sur la relation nécessaire entre le pluralisme des invariants civiques et l’organisation fédéraliste du continent. Mais c’est ici le lieu de signaler que ce pluralisme même différencie l’ensemble européen des ensembles plus uniformes ou uniformisés des USA et de l’URSS : toute prévision quant à la participation civique et politique doit en tenir compte dès le départ.

III. Les variables

La prévision s’appuie naturellement sur les invariants et conseille de s’y adapter. Elle cherche à diminuer, quitte à le minimiser parfois, le domaine des variables, qui est en revanche celui de la stratégie et de ses efforts d’optimation.

Les principales variables intéressant la participation sociale, civique et politique me paraissent être la dimension dans l’habitat ou le cadre urbain, le niveau de décision dans la structure étatique, enfin le degré de l’information des citoyens.

1. Les dimensions dans l’habitat ou le cadre urbain

De la polis grecque à la mégalopolis des années 1970, les dimensions de la cité ont varié en raison inverse des possibilités de participation civique.

Dans les rues de la polis et sur sa place centrale ou agora se formait l’opinion, se discutaient les lois, se décidait la destinée de toute communauté sociale, civique et politique digne du nom. Platon voulait une ville de 5000 citoyens (plus ou moins 50 000 habitants), et Aristote une ville dont la superficie n’excédât pas la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora. Jusqu’à nos jours, en toutes provinces européennes, de Grenade à Riga, d’Édimbourg à Istanbul, et d’Athènes à Stockholm, rues à piétons et place centrale — piazza, plaza, praça, Platz, plein ou square, dérivés de l’agora et du forum — ont été le lieu politique par excellence —, le Sénat et le Parlement n’étant qu’une dépendance ou délégation du forum. Là s’exerçait au maximum la participation civique. Autour du marché central, lieu des échanges économiques, des portiques ou terrasses de cafés réservés aux échanges d’opinions et de nouvelles, plus tard à la lecture de la presse, on trouvait très généralement l’église, l’hôtel de ville, l’école, le théâtre ou quelque salle publique. Et les tensions bi- ou multilatérales entre les entités symbolisées par ces bâtiments structuraient toute la vie proprement politique.

Aujourd’hui se reproduit, aggravé, le phénomène de dissociation qu’on observa dans les cités hellénistiques : les dimensions territoriales et démographiques de la polis normale (selon Platon ou Aristote) multipliées par dix, vingt ou cent, excluent en fait la possibilité de l’agora ou du forum, auquel l’époque absolutiste a déjà substitué, dans nos capitales, des espaces géométriques socialement stériles, voués aux seules parades militaires. Mais si le peuple d’une cité trop vaste ne peut plus s’assembler pour discuter, s’il est ensuite chassé de la rue par les autos et perd les occasions quotidiennes de rencontres, s’il se disperse dans les pavillons et les villas d’une banlieue dénuée de structures, s’il n’y a plus qu’un vide au centre de la ville — bureaux déserts dès la fin de l’après-midi —, si la conduite de la cité devient en conséquence l’affaire de spécialistes pratiquement anonymes, et que des élus transitoires sont censés diriger et orienter, mais qu’ils se bornent en fait à « couvrir » ou à révoquer après coup — alors il n’y a plus de participation, ni de démocratie concevables ou réelles.

Entre ces deux limites extrêmes de la polis primitive et de la mégalopolis de demain se jouent les chances de toute participation.

2. Les niveaux de décision dans la structure étatique

Dans un régime politique pluraliste, fédéraliste, les niveaux de décision sont déterminés par la correspondance entre les dimensions des communautés et l’envergure des tâches envisagées. Les possibilités pratiques de participation des citoyens aux décisions politiques dépendent des niveaux communautaires existants : société, paroisse, club, atelier, entreprise au niveau communal, et organismes correspondants au niveau régional ou national, ou continental, ou mondial. Ces possibilités sont d’autant plus nombreuses, plus directes et mieux garanties dans chaque domaine d’activité que le niveau de décision est plus proche des cellules de base ; mais d’autant plus rares, plus déléguées et plus aléatoires que le niveau de décision est plus éloigné — ce qu’il est au maximum dans les régimes stato-nationaux centralisés, dont le modèle fut l’œuvre de Napoléon s’inspirant des principes jacobins.

La centralisation dans un seul lieu, ou capitale, de tous les ordres de pouvoir (législatif, exécutif, judiciaire, mais aussi économique, monétaire, culturel, idéologique, etc.) et la réduction de tous les niveaux de décision à un seul, au sommet ministériel dans la capitale, rendent minimales ou nulles les possibilités de participation du citoyen : au mieux, il est appelé à voter tous les quatre ou sept ans pour un candidat à la présidence de la nation, pour un candidat député qui représente un parti national plus que des intérêts régionaux ou professionnels, ou pour un candidat au conseil municipal.

Dans un État totalitaire (réalisation presque parfaite du modèle napoléonien), la participation active est nulle, la participation passive, obligatoire et universelle, est donc totale.

Les limites extrêmes de la participation sont ici représentées par la distribution pluraliste des pouvoirs à des niveaux divers en partant des cellules de base autonomes, et par la centralisation totalitaire.

3. L’information

Enfin, les possibilités de participation active aux décisions de la cité varient a) avec le degré d’information pratiquement accessible au citoyen, et b) selon le mode d’action recherché par le moyen de l’information.

a) L’information sur les problèmes locaux étant la plus dense et détaillée, la participation aux décisions locales est la plus efficace et universelle.

À mesure qu’on s’élève dans l’échelle des niveaux de décision correspondant à l’envergure de tâches plus vastes ou plus spéciales et aux dimensions des communautés capables de les assurer, l’information devient moins directement accessible à l’individu, moins spontanément assimilable, et la participation plus rare, plus indirecte et déléguée.

Au niveau des tâches continentales (qui est aujourd’hui celui des recherches nucléaires et spatiales, des transports, de l’écologie, de la défense militaire, ou de l’aide au tiers-monde), une information générale peut être diffusée et assimilée sans trop de peine par l’école, la presse et les mass médias, mais l’élaboration qui doit précisément la rendre « utile » suppose des facultés de synthèse et une conscience des fins dernières de la société qu’on ne saurait exiger ni des spécialistes aux sources, ni des agents de présentation et de distribution publique (enseignants, responsables des mass médias qui préparent les prises de décisions), ni même des gouvernants qui décident finalement.

Il faut donc prévoir, entre les sources et les débouchés, entre les banques d’information et les gouvernants, une fonction de mise en forme, analogue à celle qui est assurée d’ores et déjà auprès des responsables de la politique américaine par les conseillers privés de la Maison-Blanche.

b) L’information (dont l’enseignement scolaire n’est qu’un chapitre) aura des actions très différentes selon que, par une visée constante, ou par sa forme, ou par ses modes de diffusion, elle servira en fait à éduquer et stimuler le jugement libre ou, au contraire, à le conditionner, voire à le programmer.

Dans le premier cas, elle rendra le citoyen mieux capable de situer un problème dans l’ensemble de la société où il vit, de sa culture, de ses valeurs communes ; ou simplement elle lui fournira les instructions nécessaires (au sens de mode d’emploi) pour traiter un problème public sur lequel il est appelé à se prononcer.

Dans le second cas, l’information, loin de chercher à stimuler la liberté du jugement personnel, visera à la diriger, puis à la limiter, puis à la précontraindre, enfin à lui substituer un programme défini par d’autres : État, Parti, Dictateur, Grande Machine…

L’instruction impérative, au sens des « instructions » ou ordres donnés par un supérieur à un subordonné, par un maître à son disciple, ou même par un instituteur à des enfants n’ayant pas encore atteint le stade réflexif-critique, n’est pas une atteinte à la liberté de jugement mais une empreinte dont le jugement plus tard utilisera les structures, réseaux de canaux et nervures. L’atteinte à la liberté commence avec la propagande politique et la publicité commerciale, l’une empruntant le ton de l’instruction impérative afin de mieux faire régresser le jugement adulte, l’autre habituant les masses à s’amuser du mensonge qui rapporte, et bientôt à le préférer à toute vérité qui ennuie. Ces deux formes de lésion infligées à la faculté de participation sont guérissables. Il suffit que l’homme « se reprenne », compare les promesses aux réalités et déclare à ses risques et périls : « Le Roi est nu. » Il n’en va plus de même lorsque l’information s’adresse à l’inconscient (hidden persuasion), conditionne les réflexes, modifie le programme génétique d’un individu ou uniformise celui d’une classe pour en faire une caste.

Le jeu des alternatives

Nos termes de base ainsi définis, les invariants et les variables principales repérés, il ne nous reste qu’à tenter quelques coups simples du jeu dont nous venons de poser les règles. Étant bien entendu qu’il ne s’agit encore que d’essais de vérifier quelques groupes de connexions, et, comme on le dit à l’armée, de « voir si les liaisons jouent ».

Posons d’entrée de jeu que de l’option Europe unie ou non va dépendre tout le reste et d’abord l’identité européenne.

I. L’Europe divisée

Dans le premier terme de notre alternative, l’Europe, autour de l’an 2000, est restée — ou est revenue, après l’échec des mouvements d’union — au stade des États-nations qui se disent souverains, se veulent indépendants, et restent tout-puissants dans leurs frontières, superiorem in terris non recognoscentes, selon la formule mise au point par les légistes de Philippe le Bel, vers 1300. Qu’en est-il alors de la fameuse prophétie de Proudhon : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans » ? C’est la seconde proposition qui a été retenue par l’histoire. Peut-on décrire alors le « purgatoire » européen ? C’est peut-être une tâche impossible, au surplus vaine, s’il est vain de s’interroger sur les remèdes aux maladies dont sera menacé après 2000 un homme né avant 1900.

La persistance des États-nations en 2000 impliquerait la mort de l’Europe comme entité. L’échec définitif du Marché commun des Six par suite du refus opposé par les États-nations à toute forme d’union efficace et au moins concurrentielle avec les Super-Grands dans l’ordre de l’économie, de la technique et de la culture consommerait la double satellisation, par l’URSS à l’Est et en Méditerranée, par les USA à l’Ouest et au Nord.

La participation civique et politique ne saurait être alors que minimale ou nulle, tout étant dirigé, programmé ou inspiré de l’extérieur : rythmes de production, taux de consommation, planification, relations avec les autres continents, définitions de l’utilité sociale et de la rentabilité d’une entreprise, formation professionnelle et finalement information, ce qui revient à dire éducation.

Il importe peu de savoir si l’agent dominant est alors l’État national, le Parti qui l’utilise (« marxiste » ou « fasciste »), une Puissance lointaine, ou la Grande Machine, ordinateur universel et omniscient ; dans tous ces cas, l’agent est en mesure de « sonder les reins et les cœurs », d’enregistrer non seulement les paroles mais les pensées et de créer de nouvelles castes. Et l’on peut avancer que 1984 serait le résultat nécessaire de l’incapacité de « faire l’Europe » à cette date !

En effet, « l’intérêt supérieur de la nation », invoqué par les détenteurs des mécanismes de l’État centralisé, permet d’interdire arbitrairement la diffusion de toute information utilisable par les électeurs non prévenus.

On arrive assez vite à un clivage de la société en deux classes : celle qui reçoit l’information en temps utile, et qui en joue à son profit ; et celle qui reçoit des « instructions » sous forme de publicité, propagande ou hidden persuasion. Classe des technocrates et classe des conditionnés.

La classe informée (ou active) est naturellement dirigeante. La classe pseudo-informée (ou passive) se trouve manipulée vers un bonheur plus ou moins hilare par une minorité plus ou moins machiavélique, elle-même aux ordres de l’économie ou de l’idéologie dominantes. Un couple sadomasochiste domine ainsi les relations sociales, dans l’Europe de l’Ouest au profit de l’économie américaine, et dans celle de l’est au profit des maîtres et manipulateurs de l’idéologie communiste.

Cette prolétarisation civique de l’Europe paraît inévitable si nos États-nations persistent à refuser toute forme d’union fédérale et de distribution du pouvoir étatique conforme aux réalités vivantes plutôt qu’aux frontières « historiques » (fixées depuis moins d’un siècle en moyenne) ; de même, si aucune révolte populaire n’arrive à ébranler le système. Cependant, elle ne saurait être qu’une image-limite, irréalisable à l’état pur, car non seulement « le pire n’est pas toujours sûr », mais encore et surtout, le pire se limite par ses propres effets : la maladie ne peut survivre au corps qu’elle tue. Ainsi, l’État-nation, paralysant ou mécanisant la vie civique, et par suite déprimant sa prospérité, se verra contraint d’une part de tolérer une croissante régionalisation, d’autre part de perdre — en voulant rester seul — le plus clair de son « indépendance » : il ne pourra longtemps survivre à cette dissolution de ses cadres rigides et à la dérision de ses prétentions absolues. Une autre société naîtra parmi ses ruines. Mais la prolétarisation civique, persistante ou potentielle, n’en devra pas moins rester présente en filigrane dans toute image plus réaliste (plus probable) que nous tenterons de composer.

2. L’Europe fédérée

Si, au contraire — c’est le deuxième terme de notre alternative — l’Europe a réussi à s’unir, c’est-à-dire à dépasser le stade des États-nations centralisés de modèle jacobin-napoléonien, elle offre une double possibilité de participation, celle précisément que l’État-nation excluait, et qui est à la fois régionale et continentale. L’État-nation était trop grand pour animer l’existence économique, sociale et culturelle de tout son territoire : les régions seules peuvent le faire. L’État-nation était trop petit pour jouer un rôle à l’échelle mondiale : la fédération européenne peut y prétendre.

Ce second terme de notre alternative linéaire conduit à une nouvelle bifurcation possible : l’Europe fédérée sur la base des régions réussit à s’autorégler (A), ou bien elle tente de rendre ses déséquilibres créateurs (B).

A. Harmonie des facteurs

On a vu que l’harmonie civique et politique résulterait pour une communauté donnée de la co-action ou de la convergence bien tempérée des facteurs suivants : dimensions du territoire et de la population ; envergure des tâches assumées ; répartition des organes de décision aux niveaux déterminés par l’envergure des tâches et par les communautés de dimensions correspondantes ; articulation avec des organes de compétence plus large (agences fédérales) selon l’envergure des tâches ; information adéquate.

Un schéma de la coaction de nos facteurs en vue d’une participation civique et politique optimale s’articulerait en quatre phases ou degrés de relations d’implications.

1. Dimensions des communautés réelles

Les dimensions des communautés sont de deux sortes, que Rousseau dénommait « nombre du peuple » et « étendue de l’État ». De l’une et l’autre dimension dépend directement la participation : au très petit État correspond le maximum de liberté civique, mais « plus l’État s’agrandit, plus la liberté diminue », tandis que « le gouvernement doit être plus fort à mesure que le peuple est plus nombreux » et qu’en revanche « plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible ». Ou encore : « le plus actif des gouvernements est celui d’un seul », « le nombre des chefs diminue en raison de l’augmentation du peuple ». Ou enfin : « si […] le nombre des magistrats suprêmes doit être en raison inverse de celui des citoyens, il s’ensuit qu’en général le gouvernement démocratique convient aux petits États », à ceux où « le peuple est facile à rassembler » (Contrat social, III, 1 à 3).

Rousseau en vient ainsi à formuler une loi de la participation qu’illustrent les exemples des petits cantons suisses à Landsgemeinde, ou de Genève, et avant eux des cités grecques où l’on comptait presque autant de magistrats (prenant charge par rotation) que de citoyens : plus une communauté est petite, plus le gouvernement peut y être démocratique ; plus un État est populeux et étendu, et plus le pouvoir doit être concentré. (À la limite, il faudra donc un dictateur.)

De là le conseil de Rousseau aux patriotes polonais : « Si vous voulez réformer votre gouvernement, commencez par resserrer vos limites. »

2. Répartition de l’État

Ce principe admis, on s’aperçoit que l’existence du petit État ou communauté de participation maximale, et son bon fonctionnement, impliquent deux conditions nécessaires :

a) le dépérissement des cadres stato-nationaux, c’est-à-dire : la dissolution progressive des grands États par décentralisation de l’administration, effacement des frontières, renaissance ou formation de communautés organiques d’ordres divers, non nécessairement superposables ; ou en d’autres termes : la substitution aux États-nations délimités par les arbitraires frontières politiques actuelles de réseaux de régions qu’il s’agira d’abord d’organiser (et non pas de « délimiter »), en tout cas pas plus — et peut-être pas autrement — qu’on ne le fait pour des écosystèmes ;

b) l’autonomie de régions restreintes, c’est-à-dire la distribution de l’appareil étatique (non pas du tout sa suppression !) à des niveaux de décision où il ne soit plus seulement contrôleur mais surtout contrôlable par des citoyens informés d’une manière adéquate.

3. Formules communautaires pluralistes

La santé des régions autonomes à son tour implique nécessairement deux processus apparemment contradictoires :

a) L’existence et la vitalité d’unités de base ou communes de dimensions assez petites pour qu’en leur sein la participation civique soit aussi directe et aussi fréquente que possible.

Or la recréation de la commune (équivalent de la polis, de la civitas, de la cité libre ou universitas médiévale) est essentiellement une question d’urbanisme. Elle dépend des possibilités de recréer, au sein ou à l’écart des mégalopolis (qui continuent à se développer d’une manière semi-anarchique, semi-planifiée et totalement catastrophique dans les années 1970 et 1980), les équivalents modernes de la polis, du village ou du bourg médiéval, soit des unités d’habitation (quartiers, cités-satellites, ou villes neuves) de 5000 à 50 000 habitants, dotés au moins d’une place centrale et de rues à piétons, permettant une participation réelle à la vie communale, pour ceux des citoyens qui en ont envie, et des contacts quotidiens, désordonnés, livrés au hasard, entre toutes les classes de la population12.

Le problème des unités d’habitation et de leurs dimensions à la mesure d’une vie civique rénovée semble pouvoir être résolu en théorie dès les années 1980. Mais la société de l’an 2000 n’en sera pas moins compromise par la survivance encombrante de quartiers de villes et de grands ensembles « invivables » et coûteux à détruire, construits dans l’anarchie et sur la seule notion de rapport financier, par les soins de la génération actuelle, dans les années 1970 et 1980.

b) L’établissement de liens interrégionaux de tous ordres à l’échelle du continent, ou fédérations.

Car il est évident qu’un certain nombre d’activités indispensables à la vitalité des régions et de leurs unités de participation civique (communes et entreprises) ne peuvent être exercées qu’à l’échelle d’une fédération continentale. Citons au nombre de ces activités : la politique industrielle, agricole, commerciale et monétaire, les transports, la documentation technique, scientifique ou écologique, la climatologie active, la concertation des recherches, les suprêmes instances de recours juridiques.

La stimulation, le contrôle social et la stratégie globale de ces activités excédant les compétences et les capacités des régions devront être assumés par des agences fédérales, informées par leurs relais régionaux, et informant à leur tour l’ensemble des gouvernants et citoyens européens. Aux trois principaux niveaux de décision : 1. commune ; 2. région ; 3. fédération — correspondent les moyens d’information suivants : 1. école publique, presse, radio ; 2. université et TV ; 3. banques d’informations et centres fédéraux de traitement de la documentation.

4. Puissance ou liberté

Le jeu complexe mais prévisible de ces implications successives, des choix qu’elles entraînent et de leurs interactions et autorégulations, doit théoriquement permettre un maximum de participation. Est-ce à dire que le système décrit représente un modèle satisfaisant d’harmonisation des dynamismes civiques, qu’il n’y aurait plus qu’à « faire jouer » aux différents niveaux communautaires ? Voilà qui ne me paraît ni souhaitable ni possible, non pas que j’aie des doutes sur la valeur du modèle — il est le meilleur que je puisse imaginer — mais du fait même qu’il aura pour fonction de conjuguer des dynamismes, et non pas d’imposer un certain type d’équilibre ou de stabilité.

Disons qu’il est méthode d’invention permanente et non pas utopie à joindre un jour. Car il suppose la liberté, tandis que l’utopie prise pour programme est une fuite devant le réel, devant les risques de la liberté, donc devant la liberté elle-même.

Un jeu parfait de notre modèle n’est pas souhaitable, car il rendrait la participation inévitable, obligatoire et pour ainsi dire sans « reste » d’anarchie. On sent bien que cela serait en contradiction réelle avec la liberté, qui est le ressort du jeu en même temps que son but, puisqu’elle nourrit les tensions constitutives d’une cité faite pour les personnes, non pour la rentabilité à moyen terme d’investissements spéculatifs. (Je reviendrai plus loin sur le droit à l’inadaptation comme condition dernière de toute vraie vie civique et de toute participation authentique.)

Au surplus, un jeu parfait n’est possible que s’il est limité dans le temps, terminé par une fin automatique ou convenue, ce qui n’est pas le cas dans la cité envisagée : ses éléments ne sont pas des pions solides en nombre déterminé mais des flux, des couples de forces, des antinomies en tension, dont la vie même se manifeste par la recréation perpétuelle d’inégalités, de déséquilibres, de conflits, dont on ne peut être sûr qu’ils finiront « bien », mais dont il est certain qu’ils perdraient toute vertu créatrice s’ils pouvaient être « réglés » ou « contrôlés » d’avance par un programme.

B. Difficultés du jeu et discordances (éventuellement) créatrices

Si nous regardons de plus près les conditions concrètes puis morales de la participation civique — dimensions des communautés, répartition de l’État, formules communautaires pluralistes, choix (plus ou moins ambigus) entre puissance ou liberté (c’est-à-dire sécurité collective ou risques personnels) comme fin de la cité —, nous découvrons en chacune d’elles des motifs intrinsèques de conflits renouvelés, de résistance et d’inégalités, de dysfonctions ou discordances au moins virtuelles — dont il s’agit de tirer des résultantes positives.

Toute participation civique exige, nous l’avons vu, des conditions précises, dont nulle n’est suffisante, mais qui sont toutes nécessaires :

1. Information des citoyens (enseignement à tous les degrés, mass médias, banques d’informations, etc.)

2. Discussion publique des lois ;

3. Unités d’action civique (unités d’habitation et communes, ateliers et entreprises, régions, etc.) ;

4. Action : — vote des lois, élections, — possibilité de faire partie des conseils législatifs et des organes exécutifs — et de les contrôler ;

5. Présence personnelle aux conseils, débats, assemblées ;

6. Objectifs communs ;

7. Liberté d’inadaptation.

Reprenons ces sept points, dont nous avons indiqué les coordonnées dans le monde grec de la polis, en essayant d’imaginer leurs homologues possibles dans le monde de l’an 2000 et les difficultés qui doivent résulter des changements prévisibles d’échelle, de stade d’évolution et de moyens techniques.

1. L’information

L’information, directe, visible et tangible dans la polis est fournie désormais au plus grand nombre par une école améliorée, plus égalitaire à la base dès la première enfance et plus préoccupée d’enseignements concrets, économique et civique notamment ; ainsi que par la radio-télévision.

Une minorité formée dans les écoles supérieures — initiés techniques —, ou dans leurs marges et contre leurs orthodoxies — initiés philosophiques —, peut accéder aux banques d’informations et aux bibliothèques anciennes, et lit la presse d’opinion et les revues où elle trouve commentaires, innovations et examens critiques. L’écart qui n’a cessé de croître entre les deux clientèles de l’information est devenu tel que l’on doit parler de deux classes divisant la société européenne tout entière : au lieu des libres et des serfs du Moyen Âge, nous avons les initiés librement critiques et créateurs d’une part, et d’autre part les « masses-informées » conditionnées, donc asservies. Les uns et les autres sont fiers de leur supériorité, soit qualitative (opérationnelle), soit quantitative (fonctionnelle) ; soit s’autorisant d’un « gay savoir » nietzschéen et de ses perpétuelles remises en question plus ou moins inactuelles et arbitraires ; soit se fondant sur des évidences tenues pour scientifiques, indiscutables, et constamment remises à la mode, aux yeux des masses, par les manipulateurs des mass médias.

Cette évolution peut avoir pour effets civiques de faire passer les « ferments révolutionnaires » et les « idées subversives » dans les seules élites dirigeantes mais non plus possédantes, les « masses » (ex-prolétariat ouvrier et bourgeoisie confondus dans un vaste néo-tertiaire ou quaternaire) devenant la base solide du conformisme civique et de la sécurité socioéconomique, en défense contre l’aventurisme des élites, mais aussi contre leur sagesse éventuelle. (Le pluralisme, le goût de différer et de refuser sont en effet les attributs des seules élites. Le passage de la masse aux élites consiste en l’acte de contester valablement les évidences majoritaires, donc dans un dé-conditionnement.)

2. La discussion publique

La discussion publique était, en Grèce antique, l’affaire de l’ensemble des citoyens (environ le dixième de la population) réunis sur l’agora et à peu près également informés, de première main, sur les problèmes à débattre et à trancher par un vote.

Ce type d’assemblée est devenu impraticable et impensable (sauf dans de très petits cantons suisses) avec l’avènement des grandes villes de la société absolutiste, puis de la société industrielle, par suite de l’accroissement des populations, cent ou mille fois supérieur à celui des places publiques ou des salles disponibles.

Subitement, à partir de 1960, et grâce au développement de la TV, tout change.

La cité, dont Aristote pensait que l’étendue devait être mesurée par la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora, devient, en vertu de la même exigence et grâce à la radio puis à la TV relayée par satellites, coextensive à l’humanité, c’est-à-dire globale. Si la commune est l’aire où ma voix peut se faire entendre, alors « le monde est ma commune » peut dire l’homme de la fin de ce siècle. Pour Teilhard de Chardin et pour Marshall McLuhan, chaque homme moderne, par certaines de ses dimensions, est global.

La question demeure, évidemment, de savoir quelles voix peuvent pratiquement se faire entendre dans cette communauté globalisée. En effet, par analogie à la Loi de J.-J. Rousseau (citée plus haut), on vérifie que plus les moyens de communication sont puissants, moins sont nombreux ceux qui peuvent les utiliser. À la limite, un seul, qui est le chef de l’État, peut aujourd’hui se faire entendre de tous. Cependant, la portée moyenne des émetteurs-récepteurs individuels (son, vision en relief, toucher peut-être un jour ?) qui ne manqueront pas de se multiplier dans les prochaines décennies, viendra probablement ramener les dimensions de la commune future à un ordre de grandeur comparable (égal ou double) à celui des cités classiques d’Ionie, d’Attique ou de Sicile. La différence principale ne consistera donc pas dans les dimensions physiques de la cité nouvelle, mais dans le fait que les assemblées civiques pourront se tenir, sans que les citoyens se déplacent, sur une agora composée à distance et définie comme un carrefour d’ondes. (Déjà, dans les années 1970, la formule du conseil d’administration « réuni » de la sorte a toutes chances de devenir d’application courante.) L’agora composée par la participation à distance peut recréer les conditions de la Landsgemeinde suisse ou de l’assemblée des citoyens dans la cathédrale de Genève (Rousseau), modèles des conditions optimales de la participation civique et politique, dans la mesure où celle-ci dépend des dimensions de la communauté.

Il est possible que des inconvénients d’une nature encore insoupçonnée résultent à l’expérience du fait de la rencontre d’hommes séparés les uns des autres par 3000 ou 300 ou 3 kilomètres et non par 30, ou 3, ou 0,3 mètre. On regrettera les couloirs des anciens parlements, les apartés entre deux travées… Mais les avantages seront certains : les économies de temps, d’argent et d’énergie procurées par la suppression des déplacements permettront une participation plus fréquente, plus longue, et dans des conditions psychologiques plus sereines, là même où les dimensions de la communauté (« nombre du peuple » et « étendue de l’État ») ou les conditions architectoniques ne s’y prêteraient pas.

Mais d’autres phénomènes majeurs, très susceptibles de dominer la scène civique et politique d’ici deux ou trois décennies, vont peut-être rendre indispensable la formule des assemblées à distance : je veux parler de la pluralité des types de régions et des associations sans base territoriale.

Nous avons vu plus haut que les régions économiques, écologiques, socioculturelles et politiques, n’auront pas les mêmes aires de rayonnement et ne seront donc ni superposables ni juxtaposables ; ce qui entraînera une pluralité de « capitales », « métropoles », « chefs-lieux », c’est-à-dire de centres d’animation, de gestion et de réunions ; tout cela se prêtant à des formules d’ubiquité du contrôle, du conseil, de la représentation et de l’assemblée, les exigeant même, en lieu et place des formules de centralisation statique dans un cadre territorial accidentel et plus ou moins arbitraire mais immuable (système de l’État-nation).

3. Les unités d’action civique

Les unités d’action civique sont aujourd’hui les communes ; les départements, ou cantons, ou provinces ; et les stato-nations. Les communes n’ont plus assez de compétences pour intéresser le citoyen, et elles en gardent trop pour le peu d’informations dont disposent leurs maires. Trop petites à la campagne (étouffantes), trop grandes dans les régions urbaines (vide social), elles ne coïncident plus que par hasard avec les dimensions utiles ou efficaces permettant une participation civique active. Les départements, cantons, provinces, à l’étage au-dessus, souffrent des mêmes défauts. Quant aux États-nations, à la fois trop grands et trop petits, leur procès n’est plus à faire : le verdict a été prononcé à deux reprises par l’histoire du xxe siècle, en 1914 et en 1939. Il y a peu de chances que leur évidente inadaptation aux dynamismes et aux besoins de la société post-industrielle leur ménage un avenir de plus de deux ou trois décennies, au terme duquel ils seront pratiquement tombés en désuétude.

La disparition progressive des frontières dites politiques et de l’appareil tentaculaire de l’État-nation libère le processus de formation de groupes, communes, régions, associations, que l’État-nation prétendait interdire, ou, ce qui revient au même, unifier.

Les unités nouvelles de participation se redéfinissent entre la limite inférieure du gang et la limite supérieure de l’Église. Notons que ni l’un ni l’autre ne sont délimités ou définis par une frontière. L’un et l’autre rayonnent, localement ou universellement, à partir d’un patron, d’un chef, d’une tête, d’une doctrine ou d’une Révélation.

La participation la plus immédiatement active se produit dans l’association, le club, la section de parti ; dans l’atelier ou la cellule syndicale ; dans la faculté ou le département ; puis dans la commune, dans l’entreprise, dans l’université. Au niveau de la région déjà, la co-action des forces politiques, économiques et culturelles devient le souci majeur et par suite la responsabilité de délégués des « bases », cellules ou unités du premier degré. Et ainsi de suite, jusqu’à la fédération continentale.

4. L’action ou engagement civique

Participer suppose agir. Or « nous sommes en train de devenir une race de spectateurs et non plus d’hommes d’action », comme l’a fort bien dit A. Clarke.

J’ai rappelé divers sens du verbe participer, et que certains sont actifs, mais d’autres passifs, tels les « sportifs » du dimanche, qui se contentent d’assister aux matches.

En 2000, il y aura beaucoup plus de possibilités d’agir sur la cité (même sans être là, physiquement, nous venons de le voir) et d’agir en connaissance de cause : information intensive et extensive centuplée. Mais la différence entre participants actifs et passifs n’en sera que plus marquée, sinon plus sensible : car la plupart des hommes s’imaginent avoir « participé » à ce qu’ils n’ont fait que voir, et se vantent de s’être « engagés » quand ils n’ont qu’assisté en faisant un peu de bruit.

Nous retrouvons ici l’idée des deux classes — les actifs et les passifs — à quoi nous conduisaient nos précédentes analyses.

La démocratie semble avoir toutes les chances de se réaliser beaucoup mieux dans la République européenne, grâce à l’action d’aristocraties culturelles (groupes de prestige) et politiques (groupes de pression) s’opposant à la majorité, toujours conservatrice des préjugés « progressistes » d’hier.

Il n’est pas sans intérêt de relever ici que ma description des passifs et des actifs civiques recouvre assez exactement la distinction que je posais en débutant entre futurologues scientifiques et prophètes.

L’angoisse du futurologue devant l’imprévu, la création et les facteurs non mesurables (dont le facteur religieux) correspond à l’angoisse de l’homme actuel devant les risques de la participation réelle, et à son désir d’un ordre automatisé.

5. La présence personnelle

L’un des paradoxes de l’ère actuelle tient à ce que nos possibilités de déplacement s’accroissent en même temps que les nécessités de se déplacer diminuent.

J’ai parlé tout à l’heure des conseils d’administration tenus en vidéophonie, et de la possibilité d’étendre à bien d’autres conseils de la cité le procédé du multiplex.

Dans tous ces cas, inutile de se déplacer si l’on peut être utilement présent par d’autres moyens.

L’obligation de nous déplacer dépend principalement de la courte portée de nos sens (toucher, ouïe, vue). Mais si cette portée se trouve allongée maintenant de quelques dizaines, centaines, milliers de kilomètres, comme c’est le cas déjà pour notre voix et notre vue, — quelle différence ? Serons-nous moins « présents » à 5000 kilomètres en vidéophone que dans l’échange si difficilement combiné de coups de téléphone, de lettres et de photos dont il faut se contenter aujourd’hui, le plus souvent, dans la vie des affaires et les échanges personnels ?

Il est possible — et pour ma part j’y crois, sans rien pouvoir prouver — que la présence « en chair et en os » de milliers d’hommes, dans un cadre restreint, dégage des forces qu’on pourrait enregistrer, mais qu’on ne retrouverait pas dans la rencontre des images sonores et visuelles émises par ces mêmes hommes séparés. Il est possible qu’il y ait un reste irréductible dans toute analyse des comportements mesurables et chiffrables de l’homme. Un x ou un y dont nous n’avons encore aucune idée et qui intervient — peut-être — dans les relations interpersonnelles ou intersexuelles, ou interraciales. Ces effets ne pourraient être mesurés que sur la base de statistiques qu’il reste encore à imaginer et de mesures qui feront peut-être un jour comprendre ce qui se passe de différent entre deux hommes qui se serrent la main « en chair et en os » et deux images des mêmes hommes qui se tendent à distance des mains réunies sur l’écran.

Si la présence-à-distance et les téléactivités paraissent propres à résoudre certains problèmes pratiques de la participation, elles semblent aussi devoir poser de nouveaux problèmes. Entre les domaines d’activité qui continueront d’impliquer « l’enracinement », les rencontres « d’homme à homme », le « contact physique », et ceux qui seront traités comme étant à toutes fins utiles indépendants d’un territoire défini ou de l’immédiate présence humaine, psychosomatique, « globale », il paraît probable que des discordances se feront sentir. Quelque chose se perd sans nul doute — s’il y a gain d’efficacité — par la suppression des « attaches au sol » et des « liens charnels » ; mais nous ne savons pas encore quoi. Notons ici que l’expression « contact physique » est sans doute impropre. Car la perception d’une image ou d’un son, à quelque distance qu’en soit la source, implique toujours un contact proprement physique. La différence entre le contact à distance et celui qui s’établit entre deux hommes « en chair et en os », c’est que le premier est sélectif, le second pouvant être « global ».

6. Objectifs communs pour les activités civiques et politiques

Les modes et degrés de la participation ne dépendent pas seulement de l’information, des dimensions de la communauté et des moyens techniques dont disposent les citoyens, mais aussi de la nature des tâches communes qu’une cité ou un groupe tiennent pour politiques.

Dans un État-nation centralisé d’aujourd’hui, la participation libre et active se réduit pour le plus grand nombre à la discussion (cafés, partis, radio-télévision) et à des votes peu fréquents (élections, référendum). Pour un très petit nombre s’ajoute l’appartenance à un conseil (municipal, départemental ou provincial, parlementaire), et pour une fraction infime l’exercice d’un pouvoir exécutif. Mais dans aucune des décisions ou options de politique étrangère, économique, fiscale, culturelle, le citoyen ne dispose d’aucun moyen d’intervenir activement ni de faire valoir son opinion. Même au niveau de la commune, la passivité, la non-participation aux mesures publiques est de règle pour le plus grand nombre.

En revanche, dans une société telle qu’on peut l’envisager possible aux environs de l’an 2000 (si ce sont les seconds termes de notre série d’alternatives qui se réalisent d’ici là), les occasions de participation se multiplient, la notion de politique ayant cessé de correspondre essentiellement aux « affaires étrangères » de l’État-nation d’une part, et aux rivalités des partis d’autre part.

Les objectifs politiques, dans une société dont les structures favorisent la participation à tous les niveaux, changent de nature : ils concernent les grandes options morales qui intéressent la vie quotidienne, la santé, la prospérité, les perspectives d’avenir de tous et de chacun :

— Options relatives à l’éducation : spécialisée ou générale ? — égalitaire ou sélective ? — efficiente ou équilibrante ? etc.

— Options relatives aux recherches : priorité à l’espace sidéral ou à l’espace psychique ? — hygiène physique et mentale ou productivité ? — applications techniques : articulations des intérêts locaux, régionaux, continentaux, mondiaux.

— Options relatives aux cadres de la vie : a) l’urbanisme ne peut être laissé ni aux architectes, ni aux ingénieurs, et encore moins aux spéculateurs immobiliers, car ses formes, structures et dimensions dépendent des idées qu’on se fait de l’homme pour qui maisons et villes sont bâties, ou au contraire que l’on entend utiliser à titre d’acheteur, locataire, contribuable, électeur… Rien donc de plus immédiat aux options morales et philosophiques d’une civilisation, d’une cité, que l’architecture ; b) l’aménagement des campagnes ne peut être laissé ni aux maires, ni aux entrepreneurs, ni aux industriels, et encore moins aux spéculateurs fonciers. Car la double polarité (ou alternance) campagne-ville traduit le besoin fondamental de l’homme : solitude-société, et doit donc être surveillée, équilibrée, normalisée avec un maximum de précautions sensibles. Sinon la solitude campagnarde conduit à la révolte contre l’isolement, à la désertion, tandis que la solidarité anonyme et forcée des villes conduit à la révolte anarchisante contre toute forme de société réglée. Seule, l’alternance bien tempérée (ou la coexistence actuelle-potentielle) de la vie rurale et de la vie urbaine permet le bon usage du couple solitaire-solidaire. C’est l’un des problèmes majeurs de l’an 2000 !

— Options relatives aux libertés de la personne. L’identité et l’autonomie de la personne sont en butte à des menaces de tous ordres : pharmacopée, conditionnement psychosomatique et mass-médiumnique, et tous autres procédés de manipulation du libre arbitre, formes variées du viol de la conscience de soi. Des politiques concernant ce « domaine réservé » de chaque citoyen doivent être discutées et faire l’objet de choix mûris en connaissance de cause. C’est complexe, mais c’est vital : on peut compter que les « vitalement intéressés » feront l’effort d’information nécessaire.

— Options relatives à l’antinomie productivité-écologie. On peut concevoir que toutes les options précédentes se ramènent à celle-ci, et qu’en fin de compte ce que nous appelons aujourd’hui l’écologie, art et science des équilibres vivants entre l’homme, ses créations et la nature, soit le terme qui résume désormais civisme, politique et sagesse sociale.

La question de savoir si l’obsession productiviste peut être contrôlée avant qu’elle ait infligé des dommages irréversibles à la biosphère sera nécessairement tranchée dans les deux décennies à venir. Si c’est au bénéfice de la croissance économique « aveugle », sacralisée, il n’y a plus guère d’avenir à supputer : cent ans au maximum pour la survie de l’humanité, si l’on ne renverse pas la vapeur d’ici à dix ans : c’est tout ce que nous accordent certains écologistes américains. Si c’est au bénéfice d’une concertation de politiques écologiques régionales et continentales, nos grappes d’hypothèses (ou écosystèmes) de participation gardent tout leur intérêt.

Car il est évident qu’une attitude humaine arrogante à l’égard de la nature, inconsciente de la finitude de ses ressources, sourde au langage des paysages, fermée à la leçon de lenteur des arbres, sans réponse à l’affectivité bondissante du monde animal et à cette « attente ardente de la création tout entière » dont parle saint Paul, une telle attitude est également ruineuse des fondements mêmes de toute société politique. Celui qui ne révère plus rien, que fera-t-il pour son prochain ?

Sans respect pour les forêts, point de civisme.

7. La liberté d’inadaptation

J’ai parlé de dysfonctions sociales et de discordances chronologiques potentiellement créatrices, mais n’ai encore donné que des exemples de leur quasi-nécessité ou inévitabilité pratique, donc de leur négativité.

En conclusion ouverte sur l’avenir, il me reste à définir, pour le revendiquer, ce droit suprême de la personne qui est le droit à l’inadaptation.

S’il est vrai que la participation obligatoire est la négation même du civisme, il en découle que la reconnaissance du droit à l’objection sociale, civique et politique est la condition même de toute participation authentique, c’est-à-dire libre et, dans cette mesure même, responsable. Il en est par exemple ainsi de l’objection au dogme du travail : voir Le Droit à la paresse, par Paul Lafargue, qui était le gendre de Marx, et de l’objection civique et politique : les hippies. Ce ne sont là que deux exemples pris au passé récent mais il est clair que, d’ici l’an 2000, bien d’autres surgiront, dont nous n’avons aucune idée. Kierkegaard et Nietzsche ont créé, au xixe siècle, la fonction de l’objection métaphysique aux systèmes régnants.

La faculté proprement humaine de refus des nécessités, de défi au destin, doit être à tout prix préservée. Elle est le signe d’une ouverture de l’homme au transcendant, à ce qui peut englober, nier et réorganiser dans le temps de l’éclair créateur tout l’adapté du monde social et scientifique, et donner un sens possible, ultime, vraiment humain, à la mise en question globale du « siècle ».

Point de participation civique réelle sans possibilité de la contester, de la rejeter, de lui opposer une objection fondamentale et absolue.

L’objecteur de conscience, qui refusait le service militaire, aura perdu sa motivation particulière avec la fin de la conscription universelle et obligatoire dans le cadre stato-national tombé en désuétude. Mais l’objecteur social, politique, économique, ou même civique, celui qui maintiendra le pouvoir de dire non aux décrets de la Société, il faut absolument le tolérer car c’est lui qui empêchera nos systèmes, quels qu’ils soient, de devenir totalitaires, c’est-à-dire de trop bien réussir.

Le nouveau prolétariat élitaire : on baptisera de la sorte les membres de l’élite intellectuelle et spirituelle qui ne sont possesseurs ni de biens, ni de pouvoirs officiels, des Inadaptés fonctionnels et qui « bénéficient » d’un statut comparable mutatis mutandis à celui du holy man mendiant, du gourou, ou du philosophe indépendant, de Diogène à Abélard, de Rousseau à Nietzsche. Il vivra dans la frange effervescente de notre société occidentale, avec les objecteurs sociaux et politiques. Il aura pour fonction civique de démontrer à longueur de journée que le monde de demain a moins besoin de producteurs que de créateurs.