(1977) Articles divers (1974-1977) « « Le sort des écrivains emprisonnés constitue un drame et un avertissement » (juin 1975) » pp. 7-11

« Le sort des écrivains emprisonnés constitue un drame et un avertissement » (juin 1975)p

Maître, vous avez accordé votre soutien à la campagne d’Amnesty International en faveur de Vladimir Boukovski, écrivain emprisonné. Pourquoi ?

Au-delà du cas précis de Boukovski je pense que la situation des écrivains soviétiques emprisonnés ou enfermés dans des cliniques sous prétexte de maladie mentale, représente l’extrême d’un phénomène tout à fait général dans les sociétés d’aujourd’hui, notamment dans les sociétés occidentales. Ce qui se passe d’une manière scandaleuse dans les pays totalitaires est en germe chez nous. Face à un État qui veut tout régenter, y compris la morale, l’écrivain qui veut dire la vérité se voit de plus en plus amené à critiquer, à s’opposer.

C’est parce qu’ils sont écrivains que Boukovski, comme Siniavsky ou Daniel sont enfermés ? Ou simplement parce qu’ils s’opposent au régime ?

Face à un régime totalitaire l’écrivain est nécessairement en opposition. Non seulement parce qu’il raconte. Mais surtout parce qu’il est manieur de mots, donneur de sens. Dans ce qu’il écrit il y a presque toujours quelque chose qui peut contribuer à changer les mœurs. Et le changement est la dernière chose que peut accepter une société figée comme les sociétés totalitaires.

Dans ces sociétés, le fait, pour un écrivain, d’avoir une opinion personnelle peut donc être assimilé à une marque de folie ?

Je pense qu’on ne lui refuse pas d’avoir une opinion mais on accepte mal qu’il l’affirme et qu’il continue à l’affirmer avec véhémence. Il est comme un soldat qui n’accepte pas la discipline, se fait punir mais recommence quand même. Il y a un mot pour désigner ces individus : ce sont des mauvaises têtes. De mauvaise tête à « dérangé du cerveau » le glissement est facile. Dans une société totalitaire je dirais même qu’il est naturel.

On les condamne donc pour remettre leurs idées en place, en ordre ?

Il faut se mettre à la place du magistrat soviétique. On lui amène quelqu’un dont on lui dit qu’il est fou. Sa première réaction va consister à lui laver le cerveau. Pour ce magistrat le dogme, la vérité avec un grand V constituent la norme. Hors de leur église point de salut et c’est sincèrement qu’il le condamne. Un Soljenitsyne qui, pour lui, est un écrivain « dérangé » doit être guéri et il a justement les moyens de le guérir.

Quels moyens ?

Le psychiatre, le lavage de cerveau, la clinique où il aura toutes sortes de traitements, ceux que, précisément, on réserve aux fous. Si j’étais en Russie je serais enfermé depuis longtemps et je me demande si je ne deviendrais pas fou réellement. Quand on vous dit que vous êtes seul à penser de la sorte, vous pouvez réellement vous demander : Mais en fin de compte est-ce que je n’ai pas tort puisque tous les autres pensent autrement ? Et ce doute répété, amplifié, peut très bien vous amener à la folie.

J’ai su comment s’étaient passés les grands procès de Moscou lorsque Staline s’est débarrassé de tous les vieux communistes qui avaient participé à la fondation de l’URSS. On enfermait ces gens et on leur disait : vous prétendez n’avoir jamais rien dit contre Staline mais l’autre jour dans votre sommeil, vous avez rêvé de le tuer. On vous a interrogé sous hypnose et vous avez confirmé que vous rêviez souvent de le tuer. Donc si vous le reconnaissez c’est que vous êtes capable de le faire.

Mais ces gens représentaient peut-être un danger politique pour Staline. Ils connaissaient les rouages de l’État. Ils avaient approché le pouvoir. Tandis que les écrivains emprisonnés ne représentent aucun danger politique.

Ils représentent un danger différent : celui de changer les mœurs parce qu’ils sont, je l’ai dit, manieurs de mots, donneurs de sens. Les mœurs dépendent du langage. Prenez un seul exemple : le mot amour ; La Rochefoucault a dit : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Eh bien, cet amour que nous connaissons, l’amour romantique que les Américains appellent « romance » est une invention des poètes du Midi de la France au xiie siècle. Avant eux il y avait la passion considérée comme une maladie — on tombait de passion — puis les relations sensuelles entre l’homme et la femme. Les poètes de cette époque, les troubadours, ont inventé, eux, une femme inaccessible, une déesse pour laquelle on nourrissait un amour impossible, quelque chose de tout à fait différent de l’amour sensuel. Et c’est cette notion de l’amour qui a été vulgarisée à travers toutes les littératures, toutes les sociétés jusqu’à la nôtre. La façon dont une société imagine les rapports entre l’homme et la femme est un élément important de ses mœurs. Or cette façon n’a pas été modifiée par les grands de l’époque, les seigneurs puissants et redoutés, mais par de modestes troubadours dont quelques-uns moururent avec leurs amis cathares sur les bûchers de la première Inquisition.

Est-ce que les dirigeants d’aujourd’hui, particulièrement ceux des sociétés totalitaires, mesurent bien cette influence de l’artiste ?

Je crois qu’ils sont emplis d’angoisse devant ce monde impossible à gouverner et que, même dans nos sociétés occidentales, la grande majorité rêve de diriger sans opposition. Ils voudraient non seulement influencer les gens dans leur comportement mais aussi dans leurs pensées. Les Russes et les Chinois sont les seuls qui avouent ouvertement pratiquer ce conditionnement. La révolution culturelle chinoise n’a pas été autre chose qu’un immense conditionnement. Et sans doute lorsqu’on prend les gens par grandes masses on ne peut pas gouverner autrement. Cette « nécessité » d’écarter toute opposition constitue sans doute un paradis pour les gouvernants mais un enfer pour les écrivains. Aucun écrivain digne de ce nom ne peut accepter d’être l’objet d’un pareil conditionnement où on lui dirait ce qu’il doit écrire. C’est sa nature même qui s’y oppose.

Il sera donc toujours un opposant, un « agent de la révolution » selon le mot de Picasso.

L’idée de Picasso c’est qu’il ne peut y avoir de création que « contre » une société. Pour ma part je regrette que le développement de la société amène toujours davantage l’artiste à être en opposition contre elle. D’ailleurs ça n’a pas toujours été le cas : je pense à Racine et à Corneille qui étaient au service de Louis XIV. Les grands peintres de la Renaissance qui décoraient les églises, illustraient des croyances populaires, citaient les gens qui faisaient l’ordre dans la cité, étaient eux aussi proches du pouvoir.

Chacun de ces artistes, à sa manière, était donneur de mesures morales dans lesquelles leurs contemporains pourraient se reconnaître. Par leur œuvre ils donnaient un sens aux mots comme les troubadours quelques siècles plus tôt.

Mais la société pour laquelle ils travaillaient dépassait rarement les limites d’un petit canton suisse. Est-ce que cette dimension avait une influence ?

C’est une évidence. Dans un État-nation comme ceux que nous connaissons, l’homme ne peut plus agir comme responsable. Et l’homme n’est libre que s’il est responsable. C’est une vieille notion que l’on retrouve encore en justice. Si votre avocat prouve que vous avez agi sous la contrainte, sans avoir la responsabilité de votre acte, vous serez acquitté. C’est parce que je crois à cette liberté de l’homme liée à sa responsabilité que j’oppose à tous les États-nations l’idée de communauté régionale. Même si la voix porte aujourd’hui beaucoup plus loin je suis fidèle à la définition d’Aristote selon laquelle une cité ne devrait pas dépasser la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora. Symboliquement cette mesure reste juste. D’ailleurs tout ce qui intéresse notre vie quotidienne se passe à l’échelon des communes ou des régions, dans une « mesure » où l’homme peut faire entendre sa voix.

Pour vous il n’y a pas de nécessité à ce qu’un État moderne soit regroupé, donc plus puissant ?

Quelle nécessité ? Quand les gens qui vont construire Verbois nous expliquent qu’il y a une nécessité, je leur demande laquelle. Rien ne nous oblige concrètement à avoir plus d’électricité demain qu’aujourd’hui. C’est parce que nous le voulons pour notre commodité. Mais il n’y a aucune nécessité. Et c’est la même chose pour les États. Ils ont copié l’organisation que la Révolution, puis après elle. Napoléon, ont imposée à la France. Les rois n’avaient jamais pu réunir complètement la France qui fut longtemps composée de neuf nations parlant chacune leur langue. C’est en vue de la guerre que les jacobins puis Napoléon ont regroupé à Paris l’ensemble des moyens de gouverner. C’était d’ailleurs la seule justification de cette centralisa­tion. Petit à petit tous les autres États ont imité cette organisation. Mais il n’y avait aucune nécessité. Il y avait seulement la commodité des gouvernants. En possession de tous les moyens de commander, ceux qui étaient à la tête des États ont eu naturellement plus de prétention que leurs prédécesseurs. L’État n’a que trois missions précises ; établir la justice, maintenir l’ordre, collecter les impôts. Mais il a eu vite fait de s’en trouver d’autres. Aujourd’hui il dirige l’école, il s’occupe d’hygiène, il dirige les transports, en fait il se mêle de tout y compris de ce qui ne le regarde pas. Son rêve — et ce qui se passe en Union soviétique de façon scandaleuse préfigure peut-être des situations plus proches de nous — c’est d’influencer les pensées. Regardez avec quel soin il s’occupe de la radio et de la télévision. Si un pays comme la France, par exemple, insiste pour garder la main sur ce moyen c’est bien parce qu’il permet d’influencer les gens. Même aux États-Unis où la radio et la TV ne sont pas aux mains de l’État le gouvernement dispose de toutes sortes de moyens pour influencer les gens. Partout l’État veut imposer sa norme.

Ces défauts sont peut-être moins évidents dans de petits pays, la Suisse notamment.

Bien sûr nous sommes encore dans une société où l’individu n’est pas aussi directement menacé. Mais je vous rends attentif à un fait. Aujourd’hui19 Garry Davis purge à Bâle une nouvelle peine de prison. J’ai écrit au président de la Confédération pour obtenir sa libération. Il m’a fait répondre par le Département de justice et police ! Or quel mal fait Garry Davis ? Il ne veut pas de passeport, il a un passeport de citoyen du monde et il n’en veut pas d’autres. C’est un choix qui ne menace personne. Lorsqu’il était pilote de chasse et qu’il faisait tomber des bombes sur les villes, il était libre, considéré, décoré même. Depuis qu’il a pris le parti de la paix, toutes les polices le pourchassent y compris la police suisse. C’est un exemple.

Mais nous sommes encore très loin d’infliger aux opposants le sort que connaissent les écrivains soviétiques ?

Nous sommes préservés contre certaines outrances des pays totalitaires parce que dans le fondement de notre société ce n’est pas la masse qui constitue l’unité de mesure mais l’individu. Partout ailleurs où la dimension de l’État-nation est trop grande, où le pouvoir est concentré entre quelques mains — et on n’a plus besoin d’être Napoléon pour être à la tête d’un État moderne — le glissement vers une société sans opposition où l’homme se fond dans la norme, accepte, est un phénomène de plus en plus courant, de plus en plus dangereux.

Et on ne devra pas s’étonner si, à la fin il ne reste plus, pour s’opposer au pouvoir, que l’écrivain, ce fou !!!