(1973) Articles divers (1970-1973) « Denis de Rougemont, propos recueillis par E. Liard (décembre 1970) » pp. 12-13

Denis de Rougemont, propos recueillis par E. Liard (décembre 1970)l

Quelle est l’occasion de la parution de ces deux livres, qui sortent peu de temps après un ouvrage publié chez Albin Michel ?

C’est en partie une coïncidence, en partie à l’occasion du vingtième anniversaire du Centre européen de la culture. Dans ma Lettre ouverte aux Européens , je donne un programme, pour les vingt ans qui viennent, de l’avant-garde européenne. C’est donc un livre plus politique. Dans Le Cheminement des esprits , je me suis surtout attaché aux recherches et à l’action culturelle que suppose la fédération de l’Europe telle que je l’entends.

Recherches et action qui portent sur l’éducation, le civisme, qui, comme le dit un de mes titres, commence au respect des forêts, c’est-à-dire englobe tous les problèmes d’environnement, aussi bien urbain que rural. Les problèmes d’éducation m’ont amené au problème de l’Université, et là, je montre la fécondité des études régionales. Jusqu’à présent, on enseignait, aux trois degrés, la géographie, l’histoire, l’instruction civique, les arts et l’économie sur la base des États-nations, produits du xixe siècle napoléonien. Si l’on prend comme base les régions, qui sont plus petites que les États, et le continent, qui est beaucoup plus grand, on aura une vision plus conforme aux réalités dans tous ces domaines. Toutes les activités auxquelles les chapitres du Cheminement des esprits introduisent, qu’il s’agisse de festivals de musique, de guildes du livre et d’édition, d’éducation ou de civisme, toutes s’établissent à travers les frontières. Dans tous ces cas, on passe de la région à l’ensemble européen. Dans les régions, dans les centres locaux se sont créées toutes les écoles qui ont fait la culture en Europe et c’est dans l’ensemble de l’Europe que se sont établis les grands courants de l’art et de la pensée, de l’art roman jusqu’au surréalisme. Pas un seul de ces foyers culturels n’a coïncidé avec les frontières nationales.

Comment envisagez-vous la création des régions ? La décision viendra-t-elle des États-nations actuels ?

Les régions se formeront malgré les États-nations, qui ont tout fait pour les empêcher de vivre (voir la France) et qui maintenant sont contraints par les réalités à reconnaître leur existence. Elles se formeront, je pense, par la force des choses, par des échanges humains, des relations de voisinage, en dépit des capitales, et, un beau jour, elles auront tissé entre elles tellement de liens qu’on s’apercevra que l’Europe « s’est faite ». Les liens entre les régions seront devenus plus solides que les liens qui unissent chacune de ces régions à sa capitale nationale. Et à ce moment-là, il suffira d’installer des agences fédérales européennes sur le modèle des départements fédéraux suisses. Chaque type de région, car il y aura des régions économiques, des régions socioculturelles, des régions écologiques, aura son agence fédérale et le siège de ces différentes agences pourrait s’établir en Suisse, notre pays devenant un district fédéral.

Quels seront les critères de délimitation des régions ?

Les régions se formeront d’après la dimension des tâches à accomplir. Il faut trouver le niveau auquel les décisions seront prises, puis établir le niveau de décision dans la communauté qui est assez grande pour la tâche considérée. La tâche du CERN, par exemple, est de dimension continentale, celle de l’Université s’étend à la région. Une région bretonne devrait déborder sur les Cornouailles anglaises et sur les villes de Nantes et Rennes. Il faut beaucoup de souplesse.

Une région ne doit pas être contenue à l’intérieur de limites, elle doit rayonner.

Les États-nations actuels, qui ont nom France, Angleterre, Italie, etc. sont-ils appelés à disparaître ?

Je pense que peu à peu ils se déferont. À mesure que le tissu de liens réels se resserrera entre les régions, les liens avec les capitales tomberont en désuétude. Cela se passera dans vingt à vingt-cinq ans. Mais cette évolution est marquée dans les faits. Les États-nations sont des créations contre nature. Voyez comme ils ont coupé en quatre une entité telle que le bassin Ruhr-Moselle.

De quelle manière le Centre européen de la culture contribue-t-il à la création d’une Europe unie ?

Le Cheminement des esprits donne une idée du travail du CEC. Les activités du Centre se sont toujours portées sur ce qu’il y avait de plus neuf dans chaque domaine. Nous avons réuni les directeurs de centres nucléaires, les directeurs de guildes, les directeurs d’instituts de recherches européennes, les directeurs de festivals de musique, car il est plus facile d’associer d’abord les choses nouvelles.

Les problèmes sont les mêmes pour tous et tous sont heureux de se rencontrer en terrain neutre.

Estimez-vous que vos idées sur la fédération de l’Europe ont fait du chemin dans les esprits ces dernières années ?

Oui, elles ont progressé, surtout en France, qui est le pays le plus éloigné de comprendre le fédéralisme. De nombreux témoignages me sont parvenus de gens qui m’appuient fortement, comme Louis Armand, Jean-Jacques Servan-Schreiber et de nombreux jeunes universitaires de toutes couleurs politiques. 65 % de la population des pays du Marché commun est favorable aux États-Unis d’Europe, et 75 % de ces Européens sont des jeunes.