(1956) Articles divers (1951-1956) « Robert de Traz, l’Européen (1952) » pp. 3-5

Robert de Traz, l’Européen (1952)d

Peu d’hommes ont vu plus juste, entre-deux-guerres. Peu d’écrivains ont si bien voyagé, et mieux dit ce qu’ils avaient vu. La plupart se rendaient trop visibles ou trop sensibles, aux dépens de leurs découvertes ; ils rapportaient des états d’âme ; mais lui, de ses Dépaysements e, nous rapportait l’Europe vivante, interrogée sur place, ou vue du Proche-Orient. Il avouait une curiosité « inextinguible », non celle du reporter mais celle du moraliste : il la définissait comme « une puissance d’adhésion, qui tantôt s’identifie à son objet, et tantôt, rétablissant la distance, le conçoit et le définit ». Et je constate qu’il l’appliquait de préférence au phénomène unique par ses variétés mêmes, qu’on nomme Europe.

« Si le désir de comprendre ce qui se passe vous possède, comment n’irait-on pas, en écartant les préjugés et les abstractions, questionner sur place l’Europe d’aujourd’hui, cette Europe révolutionnaire et nationaliste, violente, ignorante, à moitié démolie, et d’où montent, comme les fumées d’un sol volcanique, la haine, la douleur et l’espérance. Europe, vaste spectacle en désordre, où l’homme se trahit de toutes parts. Europe, dont l’essentiel est dans les âmes. » Ses tableaux de l’Allemagne, dès 1923, dessinent en creux ce qui sera le lit de l’hitlérisme, un peu plus tard : il a senti l’appel aux passions collectives, aux philosophies de combat, et qu’il ne fallait pas laisser ce peuple « dans les ténèbres du dehors, mais le ramener à la communauté européenne ». Il a, l’un des premiers, ravivé l’idéal de cette communauté indispensable au monde, souligné sa nécessité, défini ses principes animateurs, suggéré sa structure fédérale. Dans tous ses livres de voyages, d’analyse morale ou d’histoire — mais nulle part mieux que dans L’Esprit de Genève.

Je viens de relire cet ouvrage, paru en 1929 : c’est un classique. Seuls quelques chapitres médians, qui décrivent (et critiquent d’ailleurs) les méthodes de la SDN, peuvent nous paraître hors de saison, s’il est vrai que le spectacle des Nations unies réduit à peu, sinon à rien, les espoirs que de Traz se faisait une vertu et même une raison d’entretenir, malgré toutes ses méfiances et toute la précision d’un regard souvent railleur ou amusé. Mais l’ouverture et la longue conclusion forment ensemble un essai politique dont je ne vois pas encore l’égal dans notre époque. Il en est de plus « efficaces », non de plus justes, et peu de plus actuels dans la durée de nos problèmes fondamentaux. On y reviendra, comme on est revenu à L’Esprit de conquête de Benjamin Constant, malgré le style parfois pompeux et apprêté de cet opuscule, quand de Traz reste vif, naturel et concis.

C’est dans le fédéralisme qu’il voit « la base de l’internationale moderne ». C’est de la nécessité, plutôt que d’une mystique, qu’il attend « la refonte de l’Europe ». C’est par la civilisation « grecque et chrétienne — et Rome n’a fait qu’amplifier et parfois corrompre ces termes essentiels » que l’Europe est devenue patrie de la personne. Et c’est enfin en s’opposant non seulement « aux États-Unis, tentés de la soumettre » et à la Russie « dont le système politique comporte une destruction du sien », mais encore « à elle-même… aux idées dissociantes qui la travaillent, qui l’entraînent au rebours de ses traditions profondes », que l’Europe se fera, une et diverse. Je ne vois pas une phrase, dans cet essai final, animé par un long mouvement d’éloquence lucide et sereine, qui ne porte encore mieux sur notre temps que sur celui de sa naissance — 1929, je le répète. « Petite Europe, toute seule dans un monde en tumulte, il faudra bien qu’elle comprenne que ses rivalités intérieures sont archaïques » et qu’au-delà de ses frontières resserrées, des civilisations rajeunies vont se dresser, qui voudront la réduire en servitude. « L’Europe vassale ! Cette perspective ne va-t-elle pas nous mettre debout ? Avons-nous donc cessé d’être des mâles, qui formulent et dirigent, et, dans notre détresse complaisante, ne souhaitons-nous plus qu’être séduits et passivement satisfaits ? Le snobisme bolchévique, le snobisme oriental, le snobisme nègre n’ont-ils pas assez duré, avec leur goût de veulerie et de reniement ? »

Et je crois entendre de Traz ajouter sur un ton plus encore convaincu qu’indigné : « Tout de même !… » Mais aussitôt, rectifiant la tenue, il propose la formule conciliatrice et constructive : « Héritiers magnifiquement privilégiés, les hommes d’Occident n’ont aucun motif de déserter leur propre cause. Qu’ils se rapprochent donc pour mieux en délibérer. Qu’ils fassent, avec sang-froid, l’inventaire de leur patrimoine commun. La civilisation européenne est le produit d’une collaboration séculaire et l’on ne saurait en supprimer l’apport d’aucun peuple sans la défigurer et l’affaiblir. Or notre génie d’invention est intact. Nos méthodes critiques doivent à leurs principes mêmes de pouvoir toujours s’adapter aux circonstances imprévues. Une égale passion de l’effort nous anime encore, de l’effort qui conquiert, qui utilise, et surtout qui transfigure. Car notre plus grande possibilité réside peut-être dans notre capacité de renouvellement. Je dirai mieux : notre capacité de résurrection. À force d’imagination et de courage, nos rêves ne se perdent pas dans une extase somnolente : ils sont actifs. »

Enfin cette page dans le grand style du libéralisme viril : « Est-ce rêver encore que de conseiller à l’Europe, pour se redresser, pour imposer silence à ses détracteurs, de se reconnaître une mission nouvelle ? En affirmant son unité conquise sur des différences qu’elle ne détruirait pas pour autant, elle donnerait au monde un exemple à suivre. Contre les dangers du dedans, elle aurait conclu un pacte d’alliance entre ses fils : ce pacte, elle le proposerait ensuite à l’univers. Les grands conflits du siècle futur, elle les désarmerait en harmonisant non plus de petits États que divisent quelques collines, mais des continents que les océans séparent. »

Pourquoi ne pas le dire ici ? Cette relecture avive en moi d’amers regrets. Je voudrais écrire à de Traz sur toutes ces choses, ce soir : il est trop tard. Il m’était encore plus fraternel qu’une longue amitié, dès mon adolescence, n’a pu me le faire concevoir de son vivant.


Dans le recueil récemment publié de ses chroniques2, j’en trouve quelques-unes sur l’Europe : sur nos congrès de La Haye et de Bruxelles, sur l’idée de culture en Europe. Il suit le Mouvement européen de l’extérieur, d’un œil amical et critique. Pourquoi ce précurseur n’a-t-il pas joint l’action dont il avait, bien avant nous, aperçu la nécessité ? Son style même nous suggère une réponse. Ses courtes phrases bien dessinées constatent, enferment la pensée dans une conclusion claire. Elles ne visaient point à entraîner, mais à cerner, à définir, à dire le vrai. Elles font confiance à la lucidité. « Est-ce rêver, se demandait-il, que de conseiller à l’Europe… de se reconnaître une mission ? » Non, ce n’était pas rêver, il le savait, mais ce n’est plus assez de conseiller. Ce convaincu n’était pas de l’espèce des militants d’une politique. Ce moraliste voulait d’abord comprendre : pudeur ou foi dans la seule force du bon droit, de la clairvoyance alertée ? Sa vocation était tout attentive ; sa curiosité même se transformait en une attention passionnée. Il voulait être ouvert, plutôt qu’ouvrir. Tous ses personnages romanesques sont des renfermés, et qui en souffrent : il les avait vécus, mais libérés en lui. Modeste et probe avec une discrète élégance, je le vois lentement dépasser les baladins et les bruyants de son époque, et son beau profil prend sa place parmi les effigies d’une Europe renaissante.