(1969) Articles divers (1963-1969) « « La lecture des Nourritures terrestres… » [réponse à un questionnaire sur l’influence d’André Gide] (printemps 1969) » pp. 9-10

« La lecture des Nourritures terrestres… » [réponse à un questionnaire sur l’influence d’André Gide] (printemps 1969)41

La lecture des Nourritures terrestres à 16 ans m’a fait jouer du violon comme jamais, mais ce n’était pas assez, je suis sorti, sur mon vélo j’ai foncé vers le lac. « Partir ! » et toute la vie qui change, tout était libre devant moi ! J’ai erré jusqu’au soir dans l’euphorie — et suis rentré à la maison pour le dîner.

Si j’avais rencontré Gide, en ce temps-là, je me serais sans doute évanoui d’émotion. Dix ans plus tard, le voici qui entre dans le petit bureau de la NRF  ; Paulhan me dit, un peu plus tard, dans un coin : « Il refuse de dîner avec nous, c’est singulier, mais vous l’intimidez. » C’est qu’il ne m’était plus un dieu, et que j’étais jeune. Il s’efforçait tristement de lire Marx, et trouvait Kierkegaard « trop long ». Fin d’un prestige. Puis il m’a, très généreusement, hébergé quelques semaines avec ma femme, rue Vaneau, et nos rapports se sont stabilisés autour de la moyenne barométrique « variable à beau » (affection et réserve réciproques).

Sa pensée n’a pour moi rien d’actuel et je doute qu’il en aille autrement pour mes cadets. Je serais tenté de dire : tant pis pour nous. Mais non : « le temps ne fait rien à l’affaire », l’actualité pas davantage, et son absence n’ôte ou n’ajoute rien à la valeur d’une œuvre pour qui sait la comprendre. (Pour les autres, il est vrai, cela change tout : Marcuse, ni lu ni connu mais « actuel » selon les courriéristes littéraires.) C’est son style et son personnage qui m’ont touché. La plupart des « actuels » écrivent mal, ou sont plats.

Mais la question de son « actualité » reste intéressante en ceci que Gide se persuadait que l’avenir seul lui ferait « gagner son procès en appel ». Or peu furent moins méconnus de leur vivant, plus influents, mieux célébrés — et mieux oubliés tôt après…

Gide n’a contesté sérieusement, des fondements de notre société, que son orthodoxie sexuelle. Puis le colonialisme français. Sur tout le reste, il ne cesse d’alterner éloge et doute, avec un sens critique d’autant plus exemplaire que les contestataires de 1968 ont la faiblesse insigne d’en faire fi. Mais il n’a pas créé l’image d’un ordre neuf — seule valable contestation, à mes yeux, du désordre établi.