Confession tendancieuse (mai 1926)g
Écrire, pas plus que vivre, n’est de▶ nos jours un art ◀d’▶agrément. Nous sommes devenus si savants sur nous-mêmes, et si craintifs en même temps, si jaloux ◀de▶ ne pas nous déformer artificiellement : nous comprenons que nos œuvres, si elles furent faites à ◀l’▶image ◀de▶ notre esprit, ◀le▶ lui rendent bien dans ◀la▶ suite ; c’est peut-être pourquoi nous accordons voix dans ◀le▶ débat ◀d’▶écrire, aux forces ◀les▶ plus secrètes ◀de▶ notre être comme aux calculs ◀les▶ plus rusés. Nous choisissons ◀les▶ idées comme on choisit un amour dont on est anxieux ◀de▶ prévoir ◀l’▶influence, avant de s’y jeter, et dont on craint ◀de▶ ressortir trop différent. Amour ◀de▶ soi, qui nous tourmente obscurément et nous obsède ◀de▶ craintes et ◀de▶ réticences dont nous ne comprenons pas toujours ◀l’▶objet. Peur ◀de▶ perdre ◀le▶ fil ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ soi, peur ◀de▶ subir ◀l’▶empreinte imprévisible des choses. Amour ◀de▶ soi… Mais moi, qui suis-je ?
Par ces trois mots commence ◀le▶ drame ◀de▶ toute vie.
Ha ! Qui je suis ? Mais je ◀le▶ sens très bien ! je sens très bien cette force — ici, je tape du pied —, ces désirs, ce corps… J’ai un passé à moi, un milieu, des amis, ce tic. Mais encore, tant d’autres forces et tant d’autres faiblesses, tant d’autres désirs contradictoires ; au gré du temps, ◀d’▶un sourire, ◀d’▶un sommeil, tant de bonheurs ou ◀de▶ dégoûts étranges viennent m’habiter ; je ne sais plus… Je suis beaucoup de personnages, faudrait choisir. Vous me direz qui je suis, mes amis ; quel est ◀le▶ vrai ? — Ils me proposent vingt visages que je puis à peine reconnaître.
Reste ◀le▶ monde, — ◀les▶ choses, ◀les▶ faits, ◀la▶ vie, comme ils disent. Je me suis abandonné au jeu du hasard, jusqu’au jour où ◀l’▶on me fit comprendre qu’il n’est que ◀le▶ jeu ◀de▶ sauter follement ◀d’▶une habitude dans une autre. Il ne me resta qu’une fatigue profonde ; je devins si faible et démuni, livré aux regards ◀d’▶une foule absurde, bienveillante, repue, — tous paraissaient détenir un secret très simple, et un peu narquois ils me considéraient avec une pitié curieuse : je me sentis nu, tout le monde devait voir en moi une tare que j’étais seul à ignorer, était-ce ma fatigue seulement qui me rendait toutes choses si méticuleusement insupportables, si cruellement présentes et dures ? ◀La▶ cause ◀de▶ cette inadaptation, je ◀la▶ soupçonnais si grave, si fondamentale que je préférais me leurrer à combattre des imperfections ◀de▶ détail dont je m’exagérais ◀l’▶importance. Et c’est ainsi par feintes que je progressais, jusqu’au jour où je m’avouai un trouble que je me refusai pourtant à nommer peur ◀de▶ rire. Cette amertume au fond ◀de▶ tous ◀les▶ plaisirs, cette envie ◀de▶ rire quand il m’arrivait un ennui, cette incapacité à jouir ◀de▶ mes victoires, à pleurer sur mes déboires, ce malaise seul liait ◀les▶ personnages auxquels je me prêtais.
Mais en même temps que je ◀le▶ découvrais, dans tout mon être une force aveugle ◀de▶ violence s’était levée. Ce fut elle qui m’entraîna sur ◀les▶ stades où je connus quelle confiance sourde aux contradictions intimes exige un acte victorieux. Autour de cette brutalité s’organisaient brusquement ◀les▶ éléments désaccordés ◀de▶ ce moi que j’avais tant choyé. « Maintenant, m’écriai-je — c’était un des premiers jours du printemps —, ◀l’▶heure est venue de ◀la▶ violence. Jeunes tempêtes, lavez, bousculez ! ◀La▶ parole est aux ◀instincts▶ combatifs et dominateurs par quoi ◀l’▶homme ne se distingue plus ◀de▶ ◀l’▶animal. Louée soit ma force et tout ce qui ◀l’▶exalte, et tout ce qui ◀la▶ dompte, tout ce qui sourd en moi ◀de▶ trop grand pour ma vie — toute ma joie ! »
Ce n’était plus une douleur rare que j’aimais dans ces brutalités, c’était ma liberté agissante. J’allais plier des résistances à mon gré, agir sur ◀les▶ choses… Vers ◀le▶ soir, ◀l’▶ardeur tombe : agir ? dans quel sens ?
Provisoirement j’étais sauvé ◀d’▶un désordre où ◀l’▶on glisse vers ◀la▶ mort. ◀L’▶important, c’est ◀de▶ ne pas se défaire. Mais rien n’était résolu.
Me voici devant quelques problèmes dont je sais qu’il est absolument vain ◀de▶ prétendre ◀les▶ résoudre, mais que je dois feindre ◀d’▶avoir résolus : c’est ce qui s’appelle vivre.
Problème ◀de▶ ◀Dieu▶, à ◀la▶ base. J’aurai garde ◀de▶ m’y perdre au début ◀d’▶une recherche qui n’a que ce but ◀de▶ me rendre mieux apte à vivre pleinement. En priant, je m’arrête parfois, heureux : « J’ai donc ◀la▶ foi ? » Mais c’est encore une question… Je crois qu’il ne faut pas attendre immobile dans sa prière, qu’une révélation vienne chercher ◀l’▶âme qui se sent misérable. Je ne recevrai pas une foi, mais peut-être arriverai-je à ◀la▶ vouloir, et c’est ◀le▶ tout. S’il est une révélation, c’est en me rendant plus parfait que je lui préparerai ◀les▶ voies.
Agir ? Sur moi d’abord. Il ne faut plus que je respecte tout en moi. Je ne suis digne que par ce que je puis devenir. Se perfectionner : cela consiste à retrouver ◀l’▶◀instinct▶ ◀le▶ plus profond ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ vertu conservatrice qui ne peut dicter que ◀les▶ gestes ◀les▶ plus favorables. J’ai d’autres ◀instincts▶ et je n’entends pas tous ◀les▶ cultiver pour cela seul qu’ils sont naturels : ◀la▶ nature est un champ ◀de▶ luttes, ◀de▶ tendances vers ◀la▶ destruction et vers ◀la▶ construction ; c’est un mélange à doses égales ◀de▶ mort et ◀de▶ vie. Et c’est à ◀l’▶intelligence ◀de▶ faire primer ◀la▶ vie, puisque n’est pas encore parfait cet ◀instinct▶ qui est ◀la▶ Vertu. Ma vertu est ◀de▶ chercher cette Vertu ; ◀de▶ me replacer dans ◀le▶ sens ◀de▶ ma vie ; ◀de▶ rendre toutes mes forces complices ◀de▶ mon destin.
D’abord donc, choisir Mes ◀instincts▶, ensuite, ◀les▶ éduquer, selon des lois établies par ◀le▶ concours ◀de▶ ◀l’▶expérience et ◀d’▶un sentiment ◀de▶ convenance en quoi se composent ◀le▶ plaisir et ◀la▶ conscience ◀de▶ Mes limites. Je m’attache particulièrement à retrouver ces limites : ◀la▶ vie moderne, mécanique, nous ◀les▶ fait oublier, ◀d’▶où cette fatigue générale qui fausse tout, et qui s’oppose au perfectionnement ◀de▶ ◀l’▶esprit, puisqu’elle ne permet que des associations suivant ◀les▶ directions ◀de▶ moindre résistance. Mais je ne m’emprisonnerai pas dans ces limites. Ma liberté est ◀de▶ ◀les▶ porter plus loin sans cesse, ◀de▶ battre mes propres records.
◀De▶ ce lent effort naît une modestie que je m’enorgueillis un peu de connaître ; et ◀de▶ cette volonté ◀d’▶un meilleur moi, une certaine méfiance vis-à-vis de ma sincérité. ◀La▶ sincérité m’apparaît parfois comme un arrêt artificiel dans ma vie, une vue stupide sur mon état qui peut m’être dangereuse. (On donne corps à une faiblesse en ◀la▶ nommant ; or je ne veux plus ◀de▶ faiblesses4.)
Et demain peut-être, agir dans ◀le▶ monde, si je m’en suis d’abord rendu digne. ◀L’▶époque nous veut, comme elle veut une conscience. Je fais partie ◀d’▶un ensemble social et dans ◀la▶ mesure où j’en dépends, je me dois ◀de▶ m’employer à sa sauvegarde ou à sa transformation. Mais il y faut une doctrine, me dit-on. ◀L’▶avouerai-je, quand je médite sur une doctrine possible, sur une systématisation ◀de▶ mes petites certitudes5, j’éprouve vite ◀le▶ sentiment ◀d’▶être dans un débat étranger à ce véritable débat ◀de▶ ma vie : comment surmonter un malaise sans cesse renaissant, comment m’adapter à ◀l’▶existence que m’imposent mon corps et ◀les▶ lois du monde, et comment augmenter ma puissance ◀de▶ jouir, en même temps que ma puissance ◀d’▶agir. Que tout cela s’agite sur fond ◀de▶ néant, je ◀le▶ comprends par éclairs, mais une secrète espérance m’emporte de nouveau, premier gage du divin…
Reprendre ◀l’▶offensive — au soir, je m’amuserai à mettre des étiquettes sur mes actes… Déjà je sens un sourire — en songeant à ces raisonnements que je me tiens — plisser un peu mes lèvres, et s’affirmer à mesure que je ◀le▶ décris. Mais comme un écho profond, une attirance aussi ◀d’▶anciennes folies… Combat, oscillations silencieuses dans ma demi-conscience. Joie, dégoût, lueurs éteintes dans une nuit froide. ◀Les▶ notes ◀d’▶un chant qui voudrait s’élever. Puis enfin ◀la▶ marée ◀de▶ mes désirs. Qu’ils viennent battre ce corps triste, qu’ils ◀l’▶emportent ◀d’▶un flot fou ! Revenez, mes joies du large !… Tiens, j’écoute ◀le▶ vent ; je pense au monde. Chant des horizons, images qui s’éclairent… Je vais écrire autre chose que moi, je vais m’oublier, me perdre dans une vie nouvelle : (Créer, c’est se surpasser). J’entends des phrases qu’il ne faut pas encore comprendre — tout est si fragile —, mais je sais quelle légèreté puissante, quelle confiance vont guider ce corps et cet esprit… Créer, ou glisser au plaisir ? Êtes-vous belle, mon amie, — et vous, ma vie ? Certes, mais je vous aime moins que je ne vous désire. (Ce désir qui me rend fort pour — autre chose…) Ô luxe, ne pas aimer son plaisir ?
Je reste candidat au salut.