Le Dépaysement oriental (16 juillet 1926)a
Il y a dans le monde intellectuel une « Question d’▶Orient » dont on ne peut plus méconnaître l’urgence. Des prophètes — hindous à demi-européanisés ou germains désillusionnés — nous annoncent le « crépuscule du monde occidental », et, au-dessus des ruines prochaines ◀de▶ nos cités mécaniciennes, ils rallument le mirage ◀d’▶un Orient paradisiaque ◀d’▶où nous viendraient une fois de plus la sagesse et la lumière. ◀De▶ récentes enquêtes ont dénoncé certaines des confusions sur quoi se fondent ces poétiques espérances ou ces craintes imaginaires. Beaucoup pourtant subsistent encore.
Or, le nouveau livre ◀de▶ M. de Traz1, par les précisions importantes qu’il apporte sur les rapports ◀de▶ l’Orient et ◀de▶ l’Europe, me paraît destiné à lever plusieurs des plus tenaces ◀de▶ ces confusions.
M. de Traz a visité l’Égypte, ses habitants, ses tombeaux et son passé, en curieux avide du secret dernier des choses, lucide, avec une sorte ◀d’▶acharnement, comme seul il sait l’être aujourd’hui sans que cela nuise en rien à un don ◀de▶ sympathie qui est parfois la plus subtile ◀de▶ ses ruses ◀de▶ psychologue. C’est parce que son livre, aux petits chapitres à la fois si concis et achevés, n’est ni un album ◀de▶ vues pittoresques, ni le journal plus ou moins lyrique auquel nous ont habitués les voyageurs en Orient, mais une suite ◀de▶ coups d’œil aigus sur l’âme orientale ◀de▶ l’islam, que nous l’avons lu avec un intérêt si soutenu et parfois — je pense à certaines pages sur Jérusalem qui touchent particulièrement une sensibilité protestante — si passionné.
Nul n’est moins oriental que ◀de▶ Traz, et c’est ce qui donne à ses notations tout leur prix. Elles ne nous renseignent pas sur une partie orientale ◀de▶ lui-même, comme c’est si souvent le cas, mais bien sur l’Orient.
Encore faut-il s’entendre : les meilleurs documents sur l’Orient sont les œuvres des Orientaux. L’intérêt ◀d’▶un livre comme celui-ci est plus dans l’opposition des deux mondes que dans la peinture elle-même ◀de▶ l’Orient. Tandis que s’accumulent les traits qui composent le portrait moral ◀de▶ l’Oriental, celui ◀de▶ l’Européen se précise dans la même mesure, — et aussi la figure ◀de▶ l’auteur : car il n’est guère ◀de▶ comparaison valable qu’entre individus, et comme type ◀d’▶individu européen Robert de Traz ne pouvait trouver mieux que lui-même. S’il dit des Égyptiens : « Le mensonge, autant qu’une politesse, leur paraît une beauté », c’est pour affirmer par contraste une « préférence irréductible pour le vrai ».
Ce qui lui permet ◀de▶ voir profond dans cet islam qu’il qualifie ◀de▶ « religion du fil ◀de▶ l’eau », ou ◀de▶ « prodigieux stupéfiant », tandis que « l’attrait du christianisme est dans l’inquiétude qu’il nous inflige ». « Ils mettent leur âme en veilleuse, dit-il des rêveurs orientaux. ◀De▶ leur immense paresse, jusqu’à leur mysticisme, partout c’est une démission qu’ils désirent. Du difficile oubli ◀de▶ soi-même nous avons fait une vertu. Eux, ils l’ont rendu facile et en ont fait un plaisir. » Et encore ceci que je trouve si juste : « Ce qui définit le plus profondément l’Occidental, c’est peut-être la fidélité. » Ses remarques sur la psychologie ◀de▶ l’Égyptien ne sont pas moins subtiles et le mènent à cette constatation fondamentale que « notre intelligence et celle ◀de▶ l’Oriental ne sont pas superposables ».
Dès lors, comment collaborer, comment se comprendre, et si c’est impossible, pourra-t-on du moins éviter le conflit que certains prétendent menaçant ? Malgré l’« anxiété mélancolique » qu’il éprouve à se sentir si loin de l’Oriental, les conclusions ◀de▶ M. de Traz — si tant est qu’on peut conclure en une matière si complexe — sont plutôt optimistes. Il ne paraît pas croire à un péril oriental très pressant, ni surtout que nous ayons à chercher là-bas notre salut. « La seule leçon à attendre des musulmans, c’est que le spectacle ◀de▶ leur décadence nous enseigne comment éviter la nôtre. »
La place me manque pour parler comme j’aurais voulu le faire des deux autres parties du volume, ◀d’▶une importance moins actuelle, mais ◀d’▶une qualité ◀d’▶art peut-être supérieure. Les méditations sur les ruines ◀de▶ la Haute-Égypte révèlent en ◀de▶ Traz un philosophe ◀de▶ l’histoire aux vues larges et pourtant réalistes, aux hypothèses hardies — ◀de▶ la hardiesse ◀de▶ ce bon sens qui est le plus éloigné du sens commun — mais qui reste trop méfiant ◀de▶ tout romantisme pour édifier aucun système. Le livre se termine par un voyage à Jérusalem : le christianisme n’est-il pas le plus beau don ◀de▶ l’Orient à l’Europe ? Il y a là des pages ◀d’▶un accent très noble et courageux mêlé, parfois, ◀d’▶une certaine amertume, où ◀de▶ Traz quitte le ton mesuré qu’il s’impose ◀d’▶ordinaire. Mais j’avoue que m’a parfois un peu gêné cette présence ◀de▶ la mort qu’il fait sentir partout aux lieux mêmes où naquit la religion du « Prince ◀de▶ la vie »…
Qu’on ne croie pas, d’ailleurs, que l’attitude presque constamment critique ◀de▶ M. de Traz diminue l’intérêt vivant ◀de▶ son livre : cette impartialité même, cette façon ◀de▶ se placer en face des choses, tout près, mais sans jamais s’y perdre ou se confondre en elles, révèle sa personnalité peut-être mieux que ne le feraient une suite ◀de▶ pages lyriques toujours un peu stylisées. Il apparaît, ici, comme le type du voyageur intelligent, qui n’accepte ◀d’▶être séduit que pour « mieux comprendre », assez « fidèle » à ses origines pour garder dans ses dépaysements un point de vue fixe, ◀d’▶où comparer et, parfois, juger ; préférant obstinément à la légende le vrai, même amer, non par défaut ◀d’▶un sens artistique dont plusieurs ◀de▶ ses morceaux attestent la délicatesse, mais parce qu’il sait y trouver les seuls motifs réels ◀d’▶exaltation.