Soir de▶ Florence (13 novembre 1926)i
Des cris mouraient vers ◀les▶ berges du fleuve jaune, entre ◀les▶ deux façades longues que ◀la▶ ville présente au couchant, dans ce corridor ◀de▶ lumière où elle accueille ◀le▶ ciel — et derrière, elle devient plus secrète.
Vers ◀l’▶est, des collines fluides et roses. ◀De▶ l’autre côté, c’est ◀le▶ vide, où s’en vont lentement ◀les▶ eaux et ◀les▶ lueurs, vers ◀la▶ mer.
Sur ◀le▶ Lungarno trop vaste et nu, ◀les▶ voitures revenaient au pas des Cascine. Vers sept heures, il n’y en eut presque plus. Nous étions seuls sur ◀le▶ pavé qui exhalait sa chaleur, au long des quais sans bancs pour notre lassitude. Florence s’éloignait derrière nous qui suivions maintenant ◀le▶ sentier du bord du fleuve, plus bas que ◀la▶ Promenade désertée.
Sur ◀les▶ eaux, comme immobiles, des nuages rouges et ◀le▶ vert dur des berges : un malaise montait dans ◀l’▶air plus frais, avec ◀l’▶odeur du limon. Nous marchions vers ces hauts arbres clairs, au tournant du fleuve, parmi ◀les▶ dissonances mélancoliques des lumières et des odeurs, espérant entrer là-bas dans je ne sais quelle harmonie plus reposante. Cette imparfaite accoutumance au monde ◀de▶ sensations inconnues où nous étions baignés nous promettait pourtant une connaissance plus intime ◀de▶ certaine tristesse.
Seule une maison blanche est arrêtée tout près de ◀l’▶eau. Mais ce n’est pas ◀d’▶elle que vient cette chanson jamais entendue qui nous accompagne depuis un moment sur ◀le▶ chemin ◀de▶ l’autre rive. Il y a un homme debout à ◀l’▶avant ◀d’▶un char tiré par des bœufs blancs. Comme une apparition. (Tu parlais ◀de▶ chromos, ◀de▶ romantisme… nous voici dans une réalité bien plus étrange.) Une atmosphère ◀de▶ triste volupté emplit notre monde à ce chant. ◀L’▶odeur du fleuve est son parfum, ◀le▶ soleil rouge sa douleur. ◀Les▶ bœufs blancs, ◀les▶ roues peintes du char, ◀l’▶Italie des poètes… Mais ce pays tout entier pâmé dans une beauté que saluent tant de souvenirs n’a ◀d’▶autre nom que celui ◀de▶ ◀l’▶instant, ô mélodieuse lassitude. Vivre ainsi simplement. Sans pensée, perdus dans un soir ◀de▶ n’importe où, un soir ◀de▶ ◀la▶ Nature…
◀L’▶homme chante une plainte inouïe ◀de▶ pureté. Deux phrases rapides ondulent dans ◀l’▶air lourd. ◀Le▶ chant descend très doucement ◀la▶ berge, ◀les▶ bœufs s’engagent dans ◀le▶ marais, cherchant ◀le▶ gué. Plus proches, ◀les▶ syllabes nous parviennent au ras du fleuve sombre. Nul désir en nous ◀de▶ comprendre ce lamento. ◀Le▶ ciel est un silence qui s’impose à nos pensées. Ici ◀la▶ vie n’a presque plus ◀de▶ sens, comme ◀le▶ fleuve. Elle n’est qu’odeurs, formes mouvantes, remous dans ◀l’▶air et musiques sourdes. Penser serait sacrilège, comme une barre droite au travers ◀d’▶un tableau. Nos yeux ont regardé longtemps — où va ◀l’▶âme durant ces minutes ? — jusqu’à ce que ◀les▶ bœufs ruisselants remontent sur notre rive. Fraîcheur humide, parfums à peine sensibles, bruissement vague des roseaux aux feuilles sèches…
Puis ◀la▶ brume est venue comme une envie ◀de▶ sommeil. Une lampe dans ◀la▶ maison blanche nous a révélé proche ◀la▶ nuit. Nous nous sommes retournés vers ◀la▶ ville.
Fleurs ◀de▶ lumières sur ◀les▶ champs sombres du ciel ◀de▶ ◀l’▶est, et une façade parfaite répond encore au couchant. San Miniato sur sa colline. Derrière nous, ◀les▶ arbres se brouillent dans une buée sans couleurs, nous quittons un mystère à jamais impénétrable pour ◀l’▶homme, nous fuyons ces bords où conspirent des ombres informes et des harmonies troubles ◀de▶ parfums et ◀de▶ courbes compliquées. Nous secouons un sortilège pénétrant comme cette brume, une vie étrangère, une paix qui n’est pas humaine, et qui nous laisse gourds et faibles, caressant en nous ◀la▶ lâche volupté ◀de▶ sentir ◀l’▶esprit se défaire et couler sans fin vers un sommeil à ◀l’▶odeur fade ◀de▶ fleuve, un sommeil ◀de▶ plante vaguement heureuse ◀d’▶être pliée au vent qui ne parle jamais.
Nous fûmes si près de choir dans ton silence. Nature ! qui nous enivrait, promettant à nos sens, fatigués ◀de▶ ◀l’▶esprit qui ◀les▶ exerce, des voluptés plus faciles — pour infuser dans nos corps charmés ◀d’▶un repos sans rêves une langueur dont on ne voudrait plus guérir…
Mais nous voyons ◀la▶ ville debout dans ses lumières. Architectures ! langage des dieux, ô joies pour notre joie mesurées, courbes qu’épousent nos ferveurs, angles purs, repos ◀de▶ ◀l’▶esprit qui s’appuie sur son œuvre ! ◀La▶ sérénité ◀de▶ cette façade élevée lumineuse sur ◀le▶ ciel fut ◀le▶ signe ◀d’▶un équilibre retrouvé.
Un grand pont ◀de▶ fer, près de nous, érigeait ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ lutte et des forces humaines, et rendait sous des coups un son qui nous évoqua ◀les▶ rumeurs ◀de▶ villes ◀d’▶usines. Il y avait ◀la▶ vie des hommes pour demain, et il était beau ◀d’▶y songer un peu avant de nous abandonner à ◀l’▶oubli luxueux des rues.
Le long de ◀l’▶Arno, ◀les▶ façades sont jaunes et roses près de ◀l’▶eau, puis perdent dans ◀la▶ nuit leurs lignes graves. Toutes ces formes devinées dans ◀l’▶espace nous environnent ◀d’▶une obscure confiance. Livrons-nous aux jeux des hommes-qui-font-des-gestes. ◀Les▶ autos répètent sans fin ◀les▶ notes mêlées ◀d’▶une symphonie qui va peut-être composer tous ◀les▶ bruits ◀de▶ ◀la▶ ville en un chant immense. Il passe une possibilité ◀de▶ bonheur par personne et ◀les▶ devantures ne cherchent qu’à vous plaire. Chaque ruelle croisée propose un mystère qu’on oublie pour celui des regards étrangers. Et voici ◀la▶ place régulière, ◀les▶ galeries, ◀les▶ cafés, ◀les▶ musiques, Donizetti qui pleure délicieusement jusque dans ◀les▶ gestes des passantes. Sous cette agitation aimable et monotone nous allons voir courir ◀l’▶arabesque des sentiments et ◀le▶ mouvement perpétuel ◀de▶ ◀l’▶amour. Plaisir ◀de▶ se sentir engagé dans un système ◀d’▶ondes ◀de▶ forces qui tisse ◀la▶ nuit vibrante, intérêts, politesses, politiques, regards, musiques — cette vie rapide dans un décor qui est ◀le▶ rêve éternisé des plus voluptueuses intelligences — tous ◀les▶ tableaux dans ◀le▶ noir des musées ! — et si tu veux soudain ◀le▶ son grave ◀de▶ ◀l’▶infini, pour être seul parmi ◀la▶ foule, lève ◀les▶ yeux, au plus beau ciel du monde.