Paradoxe de▶ ◀la▶ sincérité (décembre 1926)c
Nous voyons un mythe prendre corps parmi ◀les▶ ruines ◀de▶ ce temps. Il fallait bien tirer quelque vertu ◀d’▶une anarchie dont on ne veut pas avouer qu’elle ◀est▶ plus nécessaire — provisoirement — que satisfaisante pour ◀l’▶esprit. C’est ainsi que nous trompant nous-mêmes, sous ◀le▶ prétexte toujours ◀de▶ probité intellectuelle ou ◀de▶ courage moral, nous avons élevé à ◀la▶ hauteur ◀d’▶une vertu première — et qui légitime tous ◀les▶ dénis ◀de▶ morale à quoi nous obligeaient en réalité on sait quel dégoût, et certains désirs ◀de▶ grabuge moins avouables, — ◀la▶ sincérité, masque fier et un peu douloureux des défaitismes ◀les▶ plus subtils comme des plus pures et loyales inquiétudes.
Sincérité, ◀le▶ mal du siècle.
Tout le monde en parle, et chacun s’en autorise pour excuser sa petite faiblesse originale : tant qu’à ◀la▶ fin ◀la▶ notion concrète ◀de▶ sincérité s’évanouit en mille définitions tendancieuses et contradictoires.
◀Êtes▶-vous sincères en actes ou en pensées ; envers vous-mêmes ou quelque doctrine acceptée ; envers votre idéal ou envers ◀les▶ fluctuations ◀de▶ votre moi ? Votre sincérité ◀est▶-elle consentement immédiat à toute impulsion spontanée (Gide), ou « perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle ◀est▶ » (Rivière), ou encore refus ◀de▶ choisir, volonté ◀de▶ tout conserver en soi ? Ou bien une attitude en quelque sorte scientifique, à la fois curieuse et désintéressée, ◀de▶ naturaliste ◀de▶ ◀l’▶âme ?
Heureusement que M. Brémond ne s’◀est▶ pas encore mêlé ◀de▶ ◀l’▶affaire. Au reste, on n’a pas attendu ◀les▶ éclaircissements du subtil abbé pour n’y plus rien comprendre.
Qu’on imagine un personnage ◀de▶ tableau se mettre à décrire ce qu’il voit autour de lui — et ◀l’▶étonnement indigné du spectateur.
Pour parler avec un peu de clairvoyance ◀de▶ ce dont nous avons vécu jusqu’à tel jour ◀de▶ notre jeunesse, il faudrait pouvoir sauter hors de soi. Seule, une méthode ◀d’▶observation et ◀de▶ déduction passablement sèche pourrait nous donner ◀l’▶illusion et peut-être certains bénéfices ◀de▶ cette opération idéale. En même temps, ◀la▶ froideur ◀d’▶une telle méthode atténuerait dans une certaine mesure — parce que nécessaire — ce qu’il y a ◀de▶ déplaisant dans ◀l’▶effort ◀d’▶un esprit pour se dégager ◀de▶ confusions aussi perfides et si profondément mêlées à ses plus chères aventures.
Sincérité et spontanéité
« Nos actes ◀les▶ plus sincères ◀sont▶ aussi ◀les▶ moins calculés », écrit Gide. ◀D’▶où ◀l’▶on peut tirer par une sorte ◀de▶ passage à ◀la▶ limite que ◀les▶ faits justifient : sincérité = spontanéité. Mais ◀la▶ morale ◀est▶ ce qui s’oppose en premier lieu à ◀la▶ spontanéité. C’est pourquoi Gide écrit ailleurs : « En chaque ◀être▶, ◀le▶ pire instinct me paraissait ◀le▶ plus sincère. »
◀La▶ sincérité spontanée, vertu moderne en qui renaît un mythe rousseauiste, inspire, explique un vaste domaine ◀de▶ ◀la▶ littérature contemporaine. Cette sorte-là ◀de▶ sincérité, on ◀la▶ nomme gratuité. Lafcadio poussant Fleurissoire « pour rien » ne songeait pas qu’il allait faire école. ◀Le▶ fait ◀est▶ que ce geste symbolique a déclenché tout un mouvement littéraire, celui-là même qui aboutit naguère au surréalisme. Tous ◀les▶ héros ◀de▶ roman se ◀sont▶ mis à gesticuler « gratuitement ».
Et ◀les▶ critiques d’abord ◀de▶ s’indigner. Aujourd’hui, on ◀les▶ voit assez enchantés ◀de▶ ◀l’▶affaire : « Gratuit ! », déclarent-ils chaque fois qu’ils ne comprennent pas. Il faudrait s’entendre. Et, ici encore, prenons garde ◀de▶ confondre ◀le▶ plan littéraire avec ◀le▶ plan moral. Telle action peut paraître gratuite au lecteur parce qu’il ne sait pas tout sur ◀le▶ personnage. Mais quant à ◀l’▶auteur, il n’y a pas ◀de▶ gratuité. ◀Le▶ geste ◀le▶ plus incongru du héros n’◀est▶ jamais que ◀le▶ résultat ◀d’▶un mécanisme inconscient, aussi révélateur du personnage que ses actions ◀les▶ mieux concertées. Rien n’◀est▶ gratuit que relativement à un système restreint ◀de▶ références.
Il résulte ◀de▶ semblables considérations, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ morale, que ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ se livrer à ses déterminants, c’est ◀de▶ mener ◀la▶ vie gratuite que réclament ◀les▶ surréalistes. ◀Le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ liberté.
D’autre part, on veut donner à ◀l’▶acte gratuit une valeur morale en disant qu’il révèle ce qu’il y a de plus secret dans ◀la▶ personnalité. Ce ◀serait▶ un moyen ◀de▶ connaissance plus intégrale ◀de▶ soi. Mais pour ◀être▶ moins pittoresque et plus « entachée ◀d’▶utilitarisme », ◀la▶ décision réfléchie, aussi peu gratuite que possible, ◀d’▶un Julien Sorel, ◀est▶-elle moins révélatrice du fond de l’âme humaine ?
Que si ◀l’▶on s’étonne ◀de▶ me voir donner ici ◀la▶ préférence à ◀l’▶acte volontaire, ou mieux : intéressé, tandis qu’en littérature je défends ◀l’▶acte gratuit, je réponds que ◀la▶ littérature remplirait déjà suffisamment son rôle en se bornant à nous donner ◀de▶ nous-mêmes une connaissance plus intense et plus émouvante ; mais ◀la▶ morale, plutôt que ◀de▶ nous constater, doit nous construire — selon ◀le▶ mode ◀le▶ plus libre, ◀le▶ plus conscient à la fois et ◀le▶ plus voluptueux.
Sincérité envers soi-même
Noli me tangere.
Premier exemple. — Je m’assieds à mon bureau, je prends une feuille blanche, je vais écrire ce que je trouve en moi (sentiments, idées, souvenirs, désirs, élans, hésitations, obscurités, etc.).
Supposons que j’éprouve un désir ◀d’▶action vive, un élan vers certain but précis.
Ou bien j’aurais juste ◀le▶ temps ◀de▶ ◀le▶ noter avant de partir.
Ou bien je me mettrai à ◀l’▶analyser plus longuement. Mais alors je ◀le▶ fausse, puisque je ◀le▶ prive ◀de▶ ◀la▶ puissance ◀de▶ se délivrer en gestes, en conséquences matérielles. Ce n’◀est▶ plus ◀l’▶élan pur que je décris : c’est un élan freiné dans mon esprit, c’est ◀le▶ frein lui-même, bientôt — par un mouvement normal ◀de▶ ◀l’▶attention — et fatalement c’est à ◀la▶ découverte ◀d’▶une faiblesse que j’aboutis : ce quelque chose qui m’a retenu ◀d’▶accomplir ce que ◀l’▶élan appelait.
Second exemple. — J’éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ faire ◀le▶ point : à quoi en ◀suis▶-je, qui ◀suis▶-je ? Je revois des actes accomplis, je revis plus ou moins fortement des sentiments que je crois avoir éprouvés à tel moment ◀de▶ mon passé. Parfois — rarement —, je parviens à me souvenir ◀de▶ certaines sensations profondes et indéfinies (telle sensation physique ◀de▶ bonheur, dans une rue au coucher du soleil, des phares ◀d’▶automobiles étoilent ◀le▶ brouillard, ◀les▶ visages se cachent dans des fourrures, personne ne sait ◀la▶ richesse ◀de▶ ta vie…). J’écris ces choses. Puis, dans un ancien carnet ◀de▶ notes, je retrouve un ◀être▶ si différent. ◀Les▶ gestes et ◀les▶ sentiments qui se proposaient à mon souvenir ont ◀été▶ passés au crible ◀de▶ ◀la▶ minute où je me penchais sur mon passé. Ou, pour user ◀d’▶une image plus précise, cette minute ◀est▶ baignée ◀d’▶une lueur ◀de▶ tristesse ou ◀de▶ sérénité qui métamorphose ◀le▶ paysage du passé. Ainsi ◀de▶ certains décors modernes : vous changez ◀l’▶éclairage, et ◀la▶ chaumière devient palais.
C’est ◀l’▶objection classique et irréfutable à toute introspection : ce daltonisme du souvenir.
Si l’un ◀de▶ ces deux procédés peut m’apprendre quelque chose, c’est bien le second. ◀La▶ qualité des souvenirs qu’il me livre me renseigne assez exactement, non sur mon passé, mais sur ◀le▶ moment que je vis1. Il ◀est▶ bien clair qu’on ne saurait atteindre « ◀la▶ vérité sur soi » en se servant ◀de▶ ◀la▶ méthode indiquée dans le premier exemple. C’est un cas-limite, j’en conviens. Pourtant, n’◀est▶-ce pas ◀le▶ schéma ◀de▶ tout un genre littéraire moderne, cette espèce ◀de▶ confession romancée dont ◀les▶ livres ◀de▶ Bopp, ◀d’▶Arland, ◀de▶ Soupault et surtout ◀de▶ René Crevel ont donné ◀les▶ exemples ◀les▶ plus récents et significatifs ? Tous ces livres évoquent assez précisément ◀la▶ forme ◀d’▶un entonnoir. ◀La▶ vie ◀serait▶ ◀le▶ liquide tourbillonnant à ◀l’▶intérieur. Un arrêt (◀l’▶auteur se met à se regarder vivre, ◀le▶ personnage à douter du sens ◀de▶ sa vie) et ◀les▶ forces centripètes ◀l’▶emportent peu à peu, une aspiration vers ◀le▶ bas produit une agitation accélérée et folle, puis tout finit dans un râle, brusquement c’est ◀le▶ vide. Centre ◀de▶ soi, ◀l’▶aspiration du néant.
J’ai revu à ◀l’▶envers ◀le▶ film ◀de▶ mon passé : ce qui ◀était▶ élan devient recul, et ◀l’▶évocation ◀de▶ mes désirs anciens ne me restitue qu’un dégoût.
J’ai cru que je pourrais me regarder sans rien toucher en moi. En réalité, je n’assiste pas à moi-même, mais à ◀la▶ destruction ◀de▶ moi-même. Par ◀les▶ fissures, un instant, j’ai pu soupçonner des profondeurs ; mais déjà c’est ◀le▶ chaos.
Mon corps et moi, ◀le▶ livre si poignant ◀de▶ René Crevel, ◀est▶ ◀la▶ démonstration ◀la▶ plus cynique que je connaisse ◀de▶ ces ravages du sincérisme. Dans ◀la▶ solitude qu’il s’acharne à approfondir — il ◀était▶ venu y chercher quelque raison ◀de▶ vivre, il voulait se voir ◀le▶ plus purement (« cette curiosité donnée comme raison ◀d’▶une perpétuelle attente »), — ce que ◀l’▶auteur découvre c’est ce « merveilleux contraire » ◀de▶ ◀l’▶élan vital qu’il nomme élan mortel — générateur ◀de▶ ◀l’▶incurable tristesse qui rôde dans certaine littérature ◀d’▶aujourd’hui.
J’ai dit : ravages du sincérisme. C’est plus exactement faillite qu’il faudrait. Faillite ◀de▶ toute introspection, en littérature et en morale.
Impossibilité ◀de▶ faire mon autoportrait moral : je bouge tout ◀le▶ temps.
Danger ◀de▶ faire mon autoportrait moral : je me compose plus laid que nature.
Faut-il conclure avec Gide : « ◀L’▶analyse psychologique a perdu pour moi tout intérêt du jour où je me ◀suis▶ avisé que ◀l’▶homme éprouve ce qu’il imagine ◀d’▶éprouver. » Non. Car à supposer que ◀l’▶analyse nous crée, elle ne nous crée pas n’importe comment, mais selon certaines lois où se retrouve notre individualité. Elle nous crée tels que nous tendons à ◀être▶ (plutôt inférieurs, en vertu des remarques précédentes). Rivière définissait ◀la▶ sincérité comme « un perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle ◀est▶ ». Il voyait dans cet effort sur soi ◀le▶ gage ◀d’▶un enrichissement, ◀d’▶une consolidation ◀de▶ ◀l’▶individu mais avant tout un moyen ◀de▶ se connaître. Cependant, n’◀est▶-ce pas lui-même qui ajoutait que ◀l’▶homme sincère « en vient à ne plus pouvoir même souhaiter ◀d’▶◀être▶ différent », ce qui ◀est▶ ◀la▶ négation ◀de▶ tout progrès moral.
◀De▶ ◀la▶ sincérité envisagée comme moyen ◀de▶ connaissance, ◀le▶ cas extrême ◀d’▶un Crevel nous montre assez ce qu’il faut penser2. Il ne s’en suit pas que contenue dans des limites assez étroites empiriquement fournies par ◀le▶ sens ◀de▶ son intérêt propre, une analyse sincère ne puisse faire découvrir quelques richesses et ne serve parfois ◀de▶ contrôle efficace. Mais ◀les▶ bénéfices ◀sont▶ maigres en regard des dangers que ◀la▶ sincérité du noli me tangere fait courir, tant dans ◀le▶ domaine littéraire que dans celui ◀de▶ ◀l’▶action.
En littérature : refus ◀de▶ construire, ◀de▶ composer ; impuissance à inventer. Car inventer, c’est se porter à ◀l’▶extrême pointe ◀de▶ soi, et, ◀d’▶un élan, se dépasser ; c’est créer une différence. Pourquoi ◀les▶ romanciers modernes ont-ils tant de mal à créer des personnages ? C’est parce qu’une sorte ◀de▶ sincérité ◀les▶ retient ◀d’▶imposer aux héros ce rythme volontaire par lequel un Balzac ◀les▶ fait vivre. Ce ◀serait▶ fausser quelque chose à leurs yeux. ◀Le▶ cas des Faux-Monnayeurs ◀le▶ montre clairement.
En morale : défaitisme quand il s’agit ◀de▶ gestes qui pourraient entraîner des effets imprévisibles, « réalisme » décourageant, et, bientôt, incapacité ◀d’▶agir efficacement. (Il faut, pour sauter, une confiance dans ◀l’▶élan qui échappe à toute analyse préalable et sans quoi ◀le▶ saut paraît impossible, absurde.) Enfin, désagrégation ◀de▶ ◀la▶ personnalité, car ◀l’▶analyse ◀la▶ plus savante, comme ◀l’▶a fort bien dit Ramon Fernandez, « retient tous ◀les▶ éléments du moi, moins ◀le▶ principe unificateur ».
◀De▶ quelques sophismes libérateurs
◀La▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶homme ◀est▶ aussi bien ◀de▶ croire que ◀de▶ constater.
F. Raub.
◀La▶ sincérité obstinée ◀d’▶un Rivière n’a plus rien ◀de▶ spontané. En quoi ◀est▶-ce encore ◀de▶ ◀la▶ sincérité ? Trop sincère, pas sincère.
Ou bien si ◀l’▶on prétend que ◀la▶ sincérité ◀est▶ ◀la▶ recherche, puis ◀l’▶acceptation ◀de▶ toute tendance du moi, je réponds que ◀le▶ mensonge ◀est▶ sincère aussi, qui révèle mon besoin ◀de▶ mentir. Il devient dès lors impossible ◀de▶ faire rien qui ne ◀soit▶ sincère. Peut-on véritablement se mentir à soi-même, et surtout se prendre à ses propres mensonges ? Peut-être juste assez pour qu’ils vous aident3 — mais jamais au point ◀d’▶oublier ◀la▶ vérité qu’on désirait qu’ils cachent pour un moment. « ◀L’▶art ◀est▶ un mensonge, mais un bon artiste n’◀est▶ pas menteur », dit Max Jacob.
« ◀Être▶ sincère, c’est avoir toutes ◀les▶ pensées » (Rivière). Mais on ne peut se maintenir dans cet état. Ce « mensonge », ce choix faux mais bon, nécessaire à ◀la▶ vie, n’◀est▶-ce pas ◀être▶ sincère aussi que ◀de▶ s’y prêter ? Or, il vous tire aussitôt ◀de▶ ◀l’▶indétermination violente qu’◀est▶ ◀la▶ sincérité selon Rivière. ◀La▶ sincérité véritable vous pousse à faire ◀le▶ saut dans ◀le▶ vide qu’exige toute foi ; c’est ◀la▶ volonté ◀de▶ sincérité, c’est-à-dire une sincérité tournée au vice, invertie, qui retient ◀de▶ ◀l’▶oser.
Petite anthologie
ou que ◀le▶ « style » ◀est▶ ◀de▶ ◀l’▶homme même
J’en ◀étais▶ à peu près à ce point ◀de▶ mes notes — à ce point ◀de▶ mon dégoût pour ce que beaucoup continuaient ◀d’▶appeler sincérité et qui me devenait inintelligible en même temps qu’odieux. Au hasard ◀de▶ quelques lectures, je pris note des passages suivants (◀les▶ paraphraser ◀serait▶ ◀d’▶une ingratitude insigne — ils marquent au reste fort bien ◀les▶ jalons ◀de▶ cette recherche) :
Puissiez-vous avouer moins ◀de▶ sincérité et montrer plus ◀de▶ style. (Georges Duhamel.)
… Nous ne ◀sommes▶ pas, nous nous créons. Certains se refusent à toute intervention qui altérerait leur moi ; ils ne souhaitent que ◀d’▶◀être▶ leur propre témoin, intelligent mais immobile : ce ◀sont▶ ◀les▶ mêmes qui s’ignorent en tant que personnes. Comment se trouveraient-ils, n’existant pas ? (François Mauriac.)
◀La▶ valeur morale ◀de▶ M. Godeau ◀serait▶ définie par ◀l’▶aspect seul qu’il souffrirait ◀de▶ garder lui-même à son propre regard. Ainsi ◀la▶ valeur morale ◀d’▶un homme équivalait-elle à ◀l’▶illusion qu’il ◀était▶ capable ◀d’▶entretenir sur lui-même. (Marcel Jouhandeau.)
Ce qu’on appelle une œuvre sincère ◀est▶ celle qui ◀est▶ douée ◀d’▶assez ◀de▶ force pour donner ◀de▶ ◀la▶ réalité à ◀l’▶illusion. (Max Jacob.)
Un rôle ? Oui. Mais si ◀le▶ personnage ◀est▶ maintenu jusqu’à ◀la▶ mort, il se confond avec ◀l’▶homme même. (André Maurois.)
(Quel effroi, ce jour ◀de▶ ◀l’▶adolescence où ◀l’▶on soupçonne pour la première fois que certains, peut-être, jouent leur vie. Rien ne paraît plus sinistre à ◀la▶ sincérité presque pure ◀de▶ cet âge. Mais il ◀le▶ faut dépasser.)
Si j’en crois ◀l’▶intensité ◀d’▶un sentiment intime, ce moi idéal que j’appelle en chaque minute ◀de▶ ma joie ◀est▶ plus réel que celui qu’une analyse désolée s’imaginait retenir. Dès lors, ce n’◀est▶ pas lâcher ◀la▶ proie pour ◀l’▶ombre que ◀de▶ tendre vers ce modèle. Dirais-je que c’est ma sincérité ◀d’▶y aller par ◀les▶ moyens ◀les▶ plus efficaces ? Mais on nommera cela ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie. ◀Soit▶, j’accepte. Et aussitôt j’annonce :
Éloge ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie
Non, non !… Debout dans ◀l’▶ère successive !
Brisez, mon corps, brisez cette forme pensive !
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◀Le▶ vent se lève, il faut tenter ◀de▶ vivre.Paul Valéry.
Certes, du sein ◀de▶ ma triste lucidité, je t’avais déjà invoquée, hypocrisie consolante et libératrice. Mais tu m’offrais un visage un peu crispé, signe ◀d’▶une ironie secrète et pour moi douloureuse encore. Pitoyable, trop visiblement, tu prêtais bien quelques voiles à mon dégoût ◀d’▶un moi que ◀la▶ vie me montrait si désespérément vrai, tyrannique, insuffisant. Mais un pli ◀de▶ ta lèvre, un peu sceptique, quand mon esprit partait dans ◀le▶ rêve ◀d’▶un idéal ◀de▶ fortune, idole naïve ◀de▶ ma jeune angoisse…
Je t’ai mieux aimée ; d’autres soirs, alors qu’une symphonie ◀de▶ joies émanait ◀de▶ toute ◀la▶ vie : chaque chose proposait une ferveur nouvelle, et chaque ◀être▶ un plus prenant sourire. Cependant que ma joie — un état de grâce, un amour — ne pouvait se satisfaire ◀de▶ telle possession particulière, ne pouvait non plus s’imaginer qu’elle en pût ◀être▶ privée. Alors, acquiesçant vivement à ◀l’▶invite que je soupçonnais ◀la▶ plus riche ◀d’▶inconnu, je m’élançais sur ◀la▶ voie qu’elle m’ouvrait, avec tant de rires amis, vers tout ce que momentanément je choisissais ◀de▶ laisser — et des baisers à tous ◀les▶ vents — qu’il eût ◀été▶ loisible ◀d’▶attribuer comme objet à ma jubilation, non pas ce but peut-être dérisoire vers quoi je me portais, mais bien ces figurants ◀de▶ mon bonheur que je me conciliais pour des retours possibles.
C’est ainsi que fidèle à soi-même au plus profond ◀de▶ ◀l’▶◀être▶, on entretient comme une arrière-pensée sagace et obstinée ◀l’▶assurance ◀d’▶une continuité entre ses actions et ses désirs, un quant-à-soi qui ne gêne aucun geste, mais incline discrètement ◀les▶ décisions et ◀les▶ rend complices ◀d’▶un dessein logique, peut-être lointain, en quoi consiste ◀l’▶unité ◀la▶ plus réelle ◀de▶ ◀l’▶individu — en dehors du corps.
Et ce ne ◀sont▶ point là jeux ◀d’▶idées et jongleries verbales. Regards au-dessus ◀de▶ ◀l’▶amour ! Voir ◀l’▶heure à ◀la▶ pendule pendant ◀l’▶étreinte ◀d’▶un adieu et calculer rapidement ◀le▶ retour à une fidélité plus profonde. Fidélité à sa loi individuelle, quelles merveilleuses duperies cela suppose. Mais c’est une honnêteté peut-être plus réelle que l’autre. Et ◀l’▶on conçoit que ce constant et secret assujettissement au moi idéal exige une politique des sentiments plus subtile et, je pense, moins vulgaire que cette agilité offensive qu’on appelle dans ◀la▶ vie publique arrivisme, et séduction dans ◀les▶ salons.
Constater une faiblesse, c’est toujours un peu en prendre son parti. ◀La▶ sincérité crée en nous un fait accompli. J’appelle hypocrisie envers soi-même une volonté — si profonde qu’elle n’a pas besoin ◀de▶ s’expliciter pour ◀être▶ efficace — qui m’interdit ◀de▶ nommer ce dont je ne veux plus souffrir. (Car il n’◀est▶ peut-être qu’une espèce ◀de▶ souffrance véritablement insupportable, c’est celle qu’on tire ◀de▶ soi-même.)
Hypocrisie, ce sourire des sphinx ; hypocrisie, masque ambigu ◀d’▶une liberté plus précieuse que toute certitude… Ô vérité, ma vérité, non pas ce que je ◀suis▶, mais ce que ◀de▶ toute mon âme je veux ◀être▶ !…