Dés ou la▶ clef des champs (1927)l
« On sent ◀l’▶absurdité d’un semblable système. »
Musset.
Une rose et un journal oubliés sur ◀le▶ marbre vulgaire d’une table de café. Je venais de m’asseoir et de commander une consommation. Comme d’habitude, un peu après six heures. J’étais seul. ◀Le▶ café est un lieu anonyme bien plus propice au rêve que ma chambre où m’attendent tous ◀les▶ soirs quand je rentre du bureau, ◀les▶ gages insupportablement familiers d’une vie honnête de type courant. Pour dix sous et ◀le▶ prétexte d’un apéro, on entre ici dans ◀le▶ jardin des songeries ◀les▶ plus étranges qu’appelle ◀la▶ musique. Je me gardai donc d’ouvrir ◀le▶ journal. ◀Les▶ Petites nouvelles ont un pouvoir tyrannique sur mon esprit. Non que cela m’intéresse au fond : ◀les▶ faits-divers, rien de moins divers. Mais je suis pris dans ◀l’▶absurde réseau des lignes, et cette mécanique me restitue chaque fois un peu plus de lassitude, un peu plus d’ennui.
J’essayai donc de rêver. Mais cette rose oubliée me gênait : perdre une rose pour ◀le▶ plaisir ! (Et je ne pensais même pas, alors : une si belle rose.)
◀Le▶ tambour livra un homme élégant et tragique, qui se tint un moment immobile, cherchant une table, puis s’avança lentement vers la mienne et s’assit sans paraître me voir. Une grande figure aux joues mates, aux yeux clairs. Il déplia ◀le▶ journal et se mit à lire ◀les▶ pages d’annonces. On m’apporta une liqueur. Et quand j’eus fini de boire, mes pensées plus rapides s’en allèrent un peu vers ◀l’▶avenir et j’osai quelques rêves. C’était, je m’en souviens, une petite automobile qui roulait dans ◀la▶ banlieue printanière ; des soupers d’amis dans notre modeste salle à manger ; des jaquettes de couleur pour ma femme…
Mais ◀l’▶homme avait posé son journal. Soudain, portant ◀la▶ main à son gilet, il en retira trois dés qu’il jeta sur ◀la▶ table. ◀Les▶ yeux brillants, il compta. Une indécision parut sur ses traits. Puis il reprit ◀les▶ dés brusquement, et me fixant avec un léger sourire : — Jouez ! ordonna-t-il. ◀La▶ surprise vainquit ma timidité, je pris ◀les▶ dés et ◀les▶ jetai sans hésiter. Il compta de nouveau, puis avec une légère exaltation : — Vous avez gagné, c’est admirable, ah ! mon Dieu, je vous remercie, Monsieur…
Il saisit son journal. Il en parcourait rapidement ◀les▶ pages, ◀la▶ proie d’une agitation visible. Bientôt il m’offrit de jouer un moment. Nous fixâmes comme enjeu nos consommations. Je gagnai. Il demanda des portos. Je ◀les▶ gagnai et je ◀les▶ bus. D’autres encore. Ma tête commençait à osciller vaguement. ◀Les▶ couleurs du bar me remplissaient d’une joie inconnue. Et je me refusais sans cesse aux questions qu’en moi-même posait ma raison effarée. ◀L’▶étranger s’animait aussi : une fièvre faisait s’épanouir sur son visage je ne sais quel plaisir cruel.
C’était un jeu très simple où ◀l’▶esprit libre de calculs se tend ardemment vers ◀la▶ conclusion d’un hasard qui opère au commandement de ◀la▶ main. Ce soir-là, une confiance me possédait, telle que je savais très clairement que je gagnerais à tout coup.
◀L’▶étranger se mit à discourir. Et dans mon ivresse, ses paroles peignaient des tableaux mouvants où je me voyais figurer comme une sorte de « personnage aux dés ». Ce furent d’abord des images décousues de sa vie, brillantes ou misérables, passionnées. Mais bientôt :
— « Destin, s’écria-t-il, tu pourrais me remercier. Vois quels chemins de perdition j’ouvre sans cesse à ta course aveugle ; tu n’aurais pas trouvé ça tout seul, avec tes airs pessimistes. De nouveau, d’un coup de dés, je bouscule tous tes calculs, ha ! tu te disais : ◀le▶ voilà riche, ◀le▶ voilà classé, ◀le▶ voilà prêt à faire des bassesses pour durer, et tu te réjouissais, parce que tu n’as pas beaucoup d’imagination, et que tu es un pauvre vaudevilliste qui use à tort et à travers de situations complètement démodées et d’intrigues usées jusqu’à ◀la▶ corde, jusqu’à ◀la▶ corde pour ◀les▶ pendre, ha ha ha ! Tu pensais que j’allais me cramponner à cette espèce de bonheur qu’ils croient lié à ◀la▶ possession, et que j’allais vivre aussi sur ◀le▶ dogme ◀l’▶argent-fait-le-bonheur. En somme, tu croyais que j’allais adhérer à ◀l’▶idéologie socialiste, gros farceur, va. Quand je songe à tous ces gens qui perdent leur vie à ◀la▶ gagner9, et leur façon inexplicable de lier des valeurs morales aux cours de bourse. « Heureux quoique pauvre » comme ils disent dans leurs manuels scolaires. ◀Les▶ voler, pour leur apprendre. Et leur manie aussi de situer ◀le▶ paradis dans ◀la▶ classe d’impôts immédiatement supérieure à ◀la▶ leur. Ils voudraient que leur vie garantît un 5 % régulier de plaisirs, avec assurance contre faillites morales et douleurs d’amour — ô vertige sans prix du lâchez-tout ! Ils ont inventé ◀les▶ caisses d’épargne, monuments d’une bassesse morale inconcevable, temples de leurs paresses et de leurs lâchetés, glorification de leur impuissance à concevoir un autre bonheur que celui qu’ils ont reçu de papa-maman et ◀l’▶Habitude, leur marraine aux dents jaunes. Ah ! perdre, perdre ; et c’est toujours à qui perd gagne ! Sauter follement d’une destinée dans l’autre, de douleurs en ivresses avec ◀la▶ même joie, mon cheval fou, mon beau Désir s’ébroue et part sitôt que je vais m’endormir, ah ! galope, caracole, éclabousse, ils n’y comprendront jamais rien, écoutez-◀les▶, comme ils me jugent et leurs cris indignés qui couvrent une angoisse. Ça ◀les▶ dérange terriblement, sauf un ou deux qui s’imaginent gagner à mes dépens, témoin ce brave homme qui est en train de me soutirer ◀les▶ quelque billets de mille dont je venais de régler ◀le▶ sort, puisque demain dès ◀l’▶aube, j’irai tenter ◀la▶ misère aux yeux las pleins de rêves, ◀la▶ misère qui fait des soirs si doux aux amants quand ils n’ont plus que des baisers au goût d’adieu, et ◀l’▶avenir où se mêlent incertaines, une tendresse éperdue et ◀la▶ mort. »
Il ferma ◀les▶ yeux sur des visions. ◀Les▶ lustres doraient un brouillard de fumée, et ◀la▶ musique noyait mes pensées. Je vis qu’une femme était assise à notre table, en robe rouge, et très fardée. Elle jouait avec ◀la▶ rose. ◀Les▶ dés roulèrent, pour un dernier enjeu. Alors ◀la▶ femme lança sur ◀la▶ table cette rose qui s’effeuilla sur ◀les▶ dés, et partit d’un long rire. Elle me regardait et ◀l’▶étranger aussi se mit à me regarder bizarrement et j’étais possédé de joies et de peurs. Il fallut se lever, traverser ◀le▶ café dans ◀la▶ musique et ◀la▶ rumeur des clients. Dehors ◀les▶ réclames lumineuses dialoguaient follement au-dessus des rues parcourues de longs cris en voyage. Je me sentis perdre pied délicieusement. Et de cette nuit peut-être, je ne saurai jamais rien… (sinon qu’au lendemain je n’avais plus un sou).
Je n’ai jamais revu ◀l’▶étranger. Quelquefois je songe à ses paroles — ou peut-être n’étaient-ce que celles de mes folies ? Je me répète : paradoxes, mais cela ne suffit plus à m’en délivrer. Ma vie m’a repris, je ne suis pas heureux. Je sais très bien que je devrais tenter quelque chose. Je suis plein de rêves, certains soirs. Il faut pourtant rentrer chez moi, et ma femme m’embrasse et me regarde avec inquiétude, parce que je ne suis plus tout à fait ◀le▶ même. Puis elle me laisse, parce que ◀le▶ lait va monter. Alors, dans ma chambre, avant d’aller souper, je m’abats sur mon lit, ◀les▶ cheveux dans ◀les▶ mains. Et je voudrais pouvoir pleurer sur ma lâcheté. Et je t’apostrophe, soudain plein de mépris et de désespoir, ô vie sans faute, vie sans joie… Ah ! plus amère, plus amère encore, saurai-je un jour te désirer, te haïr…