Bernard Barbey, La▶ Maladère (février 1927)ac
« Quel admirable sujet de roman, écrit Gide, au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, ◀la▶ décristallisation progressive et réciproque des conjoints. » On sait que Beyle appelait cristallisation une fièvre d’imagination qui orne de beautés illusoires ◀l’▶objet de ◀l’▶amour. Mais ◀les▶ jeunes gens de ce temps ne cultivent point cette fièvre. Et comme ◀la▶ morale ne sait plus leur imposer de feindre encore ce que ◀le▶ cœur ne ressent plus, il suffit de quelques mois aux jeunes époux de ◀la▶ Maladère pour se déprendre de leurs rêves. Un malentendu grandit entre eux dans leur isolement, inexplicable et mal avoué. ◀L’▶on songe à une fatalité intérieure qui ◀les▶ ferait se meurtrir l’un l’autre. Pourtant, jusqu’au bout, il semble qu’un mot, un geste décisif, ou certaine amitié de ◀la▶ saison suffirait à dissiper ◀le▶ charme perfide qui ◀les▶ tourmente. Mais il faudrait d’abord qu’ils se soient délivrés d’eux-mêmes pour que ce mot, ce geste, soient possibles. C’est d’Armande surtout qu’on ◀les▶ attendrait, plus franche d’allure. On ne sait ce qui ◀la▶ retient : son amour ? son manque d’amour ? Pour Jacques, il souffre d’une incurable adolescence, d’un défaitisme sentimental qui ◀l’▶empêtre de réticences, et ◀le▶ fait jouer bien maladroitement son rôle d’homme… « Captif de sa propre jeunesse. » C’est ici un autre sujet du roman, qui se mêle étroitement au premier… Mais combien cette analyse trahit Barbey : son art est justement de voiler ◀les▶ intentions du récit et de ◀les▶ exprimer seulement par un geste, une nuance du paysage, une image qu’on garde comme un pressentiment. Ce n’est qu’à force de discrétion dans ◀les▶ moyens qu’il parvient à une certaine puissance de ◀l’▶effet, aux dernières pages. Il règne dans ◀la▶ Maladère une étrange harmonie entre ◀le▶ climat des sentiments et celui des campagnes désolées où ils se développent. Paysages tristes et sans violence, autour de ces êtres dont ◀la▶ détresse est d’autant plus cruelle qu’elle est contenue sous des dehors trop polis. Une fois fermé ◀le▶ livre de Barbey, on oublie ◀la▶ justesse de son analyse pour n’évoquer plus que des visions où se condense ◀le▶ sentiment du récit. Dans ◀le▶ Cœur gros, c’était un parc avant ◀l’▶orage, ◀le▶ rose sombre d’une joue brûlante et fraîche dans ◀le▶ vent. Et dans ◀la▶ Maladère, un arbre coupé découvrant ◀le▶ manoir perdu, des fumées sur un paysage d’hiver et soudain sous ◀la▶ lueur d’un incendie, deux visages tordus de passion. Cette fin est admirable, dont ◀la▶ brutalité si longtemps désirée délivre Jacques d’un passé obsédant, d’une jeunesse trop complaisante à son tourment.