Entr’acte de▶ René Clair, ou ◀L’▶éloge du Miracle (mars 1927)n
Surprendre est peu de chose, il faut transplanter.
Max Jacob.
Ce soir-là, ◀le▶ programme comprenait : un film ◀d’▶avant-guerre ; un film japonais ; Entr’acte et ◀le▶ Voyage imaginaire, ◀de▶ René Clair.
◀La▶ Mort ◀de▶ Phèdre (environ 1905) : quelques acteurs ◀d’▶une troupe ◀de▶ province s’agitent incompréhensiblement dans un décor très pauvre, légèrement coloré. ◀Le▶ principe est simple : « Je vous aime » se traduit par trois ou quatre claques sur ◀la▶ poitrine ; et une crise intérieure par un court accès ◀de▶ danse ◀de▶ Saint-Guy. Art classique : ◀la▶ mort ◀d’▶Hyppolite se passe en coulisse. Mais Phèdre avoue tout « devant ◀le▶ cadavre encore tout chaud ». Affreux. Aussi : « Elle mourut. » On voit que cette bande est antérieure à ◀l’▶époque du long baiser ◀de▶ conclusion.
◀Le▶ film japonais : une historiette un peu plus banale que nature, très bien photographiée. C’est ◀le▶ film du type « Jeux ◀de▶ soleil dans ◀les▶ jardins, complets variés, ça fait toujours plaisir ◀de▶ voir des gens bien habillés. »
Soudain éclate Entr’acte (1925). « Une étude sur ◀le▶ Monde des Rêves ». Rondes ◀de▶ cheminées dans ◀le▶ ciel où des pressentiments clignent ◀de▶ ◀l’▶œil. Des poupées en baudruche gonflent leur tête jusqu’à éclater, tandis que des villes passent au fond à toute vitesse. Rigueur voluptueuse ◀d’▶une colonnade, puis un jeu ◀d’▶échec serré, mais sur ◀la▶ corniche ◀d’▶un gratte-ciel, ◀d’▶où se met à descendre un petit bateau ◀de▶ papier, sur fond ◀de▶ boulevards et parmi ◀les▶ toits flottants, c’est assez tragique. Mitrailleuse ◀de▶ phares ◀d’▶auto, ◀les▶ 100 000 yeux ◀de▶ ◀la▶ nuit. Des imprécisions rapides. Un chasseur, toujours sur son toit ; il tire sur ◀l’▶œuf ◀d’▶où naît une colombe. Chasse. Mais un papillon éclatant qui battait ◀de▶ ◀l’▶aile un dixième ◀de▶ seconde, par intermittences, se pose enfin sur ◀l’▶écran : une danseuse sur une plaque ◀de▶ verre, vue par-dessous. Quelques miracles qui suivent sont embrumés dans mon souvenir par ◀le▶ rayonnement ◀de▶ ◀la▶ robe, fleur qui s’ouvre pour dégager ◀le▶ mouvement obsédant ◀de▶ deux jambes, ◀l’▶harmonie ◀de▶ leurs arabesques à trois dimensions mêlées avec une lenteur et une perfection dont une brève vue verticale donne ◀la▶ clé… Un enterrement bourgeois, mais ◀le▶ corbillard est traîné par un dromadaire, d’ailleurs dételé. ◀Les▶ amis affligés mangent ◀les▶ couronnes et suivent à grands sauts lents, solennels. Ils revoient ◀la▶ danseuse, font une ronde autour ◀d’▶une tour Eiffel ◀de▶ bois ◀de▶ ◀la▶ taille ◀de▶ ◀l’▶Obélisque ◀de▶ ◀la▶ Concorde, puis enfilent ◀les▶ Champs-Élysées à une allure grandissante, bientôt vertigineuse, poursuivant ◀le▶ corbillard. Aspects du paysage urbain vu par ◀les▶ poursuivants, arbres au ciel renversé, maisons obliques, montagnes russes. (J’ai regretté que René Clair ne nous donne pas ◀la▶ vision du mort.) Enfin ◀le▶ cercueil roule dans ◀les▶ marguerites, il en sort un chef ◀d’▶orchestre dont ◀la▶ baguette éteint tous ◀les▶ personnages et lui-même.
◀Le▶ tout ne dure pas 20 minutes. Et c’est heureux. Nous manquons ◀d’▶entraînement dans ◀le▶ domaine du merveilleux moderne. Un peu plus et nous demandions grâce ◀de▶ trop ◀de▶ plaisir. Mais je ne suis pas sûr que ◀le▶ plaisir du public fût de même essence que le nôtre. ◀Les▶ gens rient à ◀l’▶enterrement au ralenti, à ◀l’▶éclatement des têtes ◀de▶ poupées, à ◀la▶ conclusion. Ce n’est pas ◀le▶ bon rire ◀de▶ cinéma. Quand ◀la▶ danseuse paraît, ils n’attendent que ◀le▶ moment où ils pourront se pousser en disant : « C’que c’est cochon ! » Mais ◀le▶ moment ne vient pas, ils sont déçus. Enfin, mon voisin, un agent, murmure : « On va tous devenir fous ! » — « Hé ! lui dis-je, si seulement. » Mais tout de même, là par exemple, où nous ne pouvons nous empêcher ◀d’▶admirer ◀l’▶utilisation artistique ingénieuse et précise ◀de▶ certaines théories sur ◀le▶ rêve, ◀le▶ peuple, qui n’a pas vu ces dessous mais accueille ◀le▶ résultat avec ◀la▶ naïveté qu’il faut, approuve et dit : « C’est bien ça, c’est comme quand on rêve. »
Un des défauts ◀d’▶Entr’acte, c’est ◀la▶ fantaisie recherchée ◀de▶ certaines scènes (◀l’▶enterrement). Cela fait bizarre. Or, dans ◀le▶ monde où ◀le▶ cinéma doit nous « transplanter », un certain naturel est ◀de▶ rigueur ; toute bizarrerie détourne du véritable miracle auquel nous assistons. Mais ◀de▶ pareils défauts sont presque inévitables dans une production ◀de▶ début, et Entr’acte mérite ◀d’▶être ainsi qualifié : c’est peut-être le premier film où ◀l’▶on a fait du ciné avec des moyens proprement cinégraphiques. Ici ◀le▶ geste pictural remplace ◀le▶ geste ◀de▶ ◀l’▶acteur. Un mouvement ne souligne pas, il exprime, et se suffit. Mais comme pour ◀le▶ film 1905, on a sans cesse envie ◀de▶ crier : « Trop ◀de▶ gestes ! » C’est une question ◀d’▶épuration des moyens. Rendre ◀le▶ plus par ◀le▶ moins, c’est ◀le▶ fait ◀d’▶un art à sa maturité.
Mais ce sont là critiques ◀de▶ style. D’ores et déjà, il faut admirer dans ◀les▶ films ◀de▶ René Clair un sens du miracle assez bouleversant. Et je ne parle pas du miracle genre conte ◀de▶ fée, comme ◀le▶ Voyage imaginaire en montre (beaucoup trop à mon gré). Qu’une sorcière transforme un homme en chien, cela n’a rien ◀d’▶étonnant au cinéma. C’est ◀la▶ photographie ◀d’▶une chose qui ne serait étonnante que dans ◀le▶ réel ; ce n’est pas encore un miracle ◀de▶ ciné. Et ◀les▶ fées paraissent vieux jeu avec leur baguette, pour moi qui chaque soir crée ma chambre en tournant un commutateur. ◀Le▶ vrai miracle du cinéma, c’est, par exemple, ◀l’▶éclosion ◀d’▶une rose, un homme qui court au ralenti, certaines coïncidences ◀de▶ mouvements… C’est une réalité quotidienne dans une lumière qui ◀la▶ métamorphose ; c’est un temps nouveau, et ◀l’▶espace en relation se modifie pour maintenir je ne sais quelle harmonie… C’est une réalité aussi réelle que celle dont nous avons convenu et que nous pensions ◀la▶ seule possible. ◀Le▶ monde « normal » nous apparaît alors comme l’une seulement des mille figures que peut revêtir une substantia dont nos sens trop faibles — bornés encore par des habitudes nées des nécessités sociales — nous empêchent ◀de▶ découvrir ◀la▶ richesse immédiate. Surréel qui n’est pas synonyme ◀d’▶incompréhensible, non Madame, car alors quoi de plus surréaliste que ◀le▶ film 1905. Ce n’est peut-être qu’une question ◀d’▶imagination ; il reste qu’un film comme Entr’acte est une aide puissante.
Nous faisons nos premiers pas, étourdis, dans un pays ◀d’▶illuminations vertigineuses, et nous en sommes encore à nous frotter ◀les▶ yeux… Peut-être, quand nos regards plus assurés sauront enfin gagner ◀de▶ vitesse ◀les▶ prodiges que déclenche René Clair, verrons-nous, pris par surprise dans ◀l’▶exploration ivre ◀d’▶un projecteur, des signes fatidiques, ◀le▶ visage ◀d’▶un ange.