Récit du pickpocket (fragment) (mai 1927)s t
… et je jure par Mercure, dieu du commerce, qu’on m’a appris à voler.
Aristophane (« Les▶ Chevaliers »).
Dès qu’on eut déposé devant Isidore un malaga et une eau minérale devant son étrange convive, celui-ci prit ◀la▶ parole sans plus de cérémonie :
« ◀La▶ jeunesse, Monsieur…, ◀la▶ jeunesse est ◀l’▶âge où ◀l’▶on atteint ◀la▶ vie. On s’y maintient cinq ans, dix ans au plus. Après, c’est un long adieu et ◀le▶ corps se fige à mesure que ◀l’▶esprit s’établit sur ses positions. Or donc, j’avais vingt ans. Je vivais chez mes parents, comme tant d’autres à cet âge, logé, nourri, blanchi, mais non point diverti. J’étais bon, Monsieur, normalement bon. ◀L’▶idée, par exemple, ◀d’▶étrangler un chat pour ◀le▶ plaisir me répugnait. Je détestais ◀de▶ peiner quelque être, même ennemi, — car celui-là je ◀le▶ méprisais trop sincèrement.
» Vers cette époque, une femme me regarda longuement.
» Mes parents me savaient vierge et c’était ◀la▶ joie ◀de▶ leur vie, car ils aimaient en moi par-dessus tout ◀la▶ vertu que je leur devais. Pourtant, je ne détournai pas mes yeux des yeux ◀de▶ cette femme, ◀de▶ peur qu’elle ne souffrît à cause de moi. Un soir qu’elle pleurait, je ◀l’▶embrassai si fort… En un quart d’heure, je connaissais ◀l’▶amour dans ce qu’il a de plus étrangement prosaïque à la fois et bêtement heureux. ◀Le▶ lendemain était le premier jour du printemps. ◀Les▶ rues riaient. ◀Le▶ ciel descendait dans ◀la▶ ville, on marchait dans ◀le▶ bleu. Je sortis avec cette femme, qui m’aimait, et nous étions très jolis ◀de▶ bonheur et ◀d’▶insouciance dans ◀le▶ bonheur ◀de▶ ◀la▶ saison. — Au soir, mon père savait tout. Il effleura mon front ◀de▶ ses lèvres sans une parole quand je vins lui souhaiter ◀le▶ bonsoir. ◀Le▶ lendemain, ses cheveux avaient légèrement blanchi. Il me regardait avec une terreur ou je crus distinguer je ne sais quelle déchirante nostalgie. Pour lui, sans doute, j’étais perdu. Mais il souffrait ◀d’▶autre chose encore : il se savait vieux, maintenant.
» Je songeais justement à un sourire ◀de▶ mon amie quand il voulut m’adresser ◀la▶ parole après un silence vertigineux. Il vit mon sourire et pleura. Alors une rage s’empara ◀de▶ mon corps tout entier, je criai un juron, claquai ◀la▶ porte et courus dans ma chambre. Une demi-heure plus tard, j’étais à ◀la▶ gare, j’écrivais un mot ◀d’▶adieu à ma maîtresse ◀d’▶une nuit et je partais dans une direction quelconque. Il advint que ce fut celle ◀de▶ ◀l’▶Italie. ◀La▶ lumière, mon pays natal ! — Je vécus ◀d’▶articles sur ◀la▶ mode et ◀la▶ politique, que j’envoyais à divers journaux. Un jour, parcourant un quotidien ◀de▶ mon pays où je cherchais mon dernier papier, je lus mon nom en grosses lettres : c’était ◀l’▶annonce du décès ◀de▶ mon père.
» J’étais assis à ◀la▶ terrasse ensoleillée ◀d’▶un café ; une brise passa, et une femme en robe bleue légère qui me regarda un instant, si doucement… Je me levai sans payer, je partis par ◀les▶ rues, une joie violente commençait à m’envahir, contre laquelle je luttais obscurément pour augmenter ma volupté. Bientôt je ne pus me tenir ◀de▶ chantonner. J’entrai dans un établissement luxueux ◀d’▶où sortaient à chaque ◀tour▶ du tambour des bouffées ◀de▶ musique.
» ◀La▶ femme en bleu dansait en regardant au plafond. Après deux tangos, nous montions ensemble dans une chambre ◀d’▶hôtel où ◀l’▶on ne voyait d’abord qu’un bouquet transfiguré par ◀la▶ lumière et que reflétaient ◀de▶ nombreuses glaces. ◀Les▶ fenêtres que j’ouvris firent tourner des soleils sur ◀les▶ parois claires. Du balcon, on voyait ◀la▶ mer, des bateaux, des nuages, une avenue et ses autos rouges, tout un couchant ◀de▶ grand port ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée. Nous nous aimâmes en sifflotant encore par instants ◀l’▶air ◀de▶ la dernière danse, mais nous avions aussi envie ◀de▶ pleurer, à cause du soir trop limpide et trop vaste, comme un avenir ◀de▶ bonheur fiévreux — celui justement que j’entrevoyais.
» Quand elle se fut endormie, je me rhabillai. Je ne trouvai que 100 francs dans son sac à main : c’était assez pour me permettre ◀d’▶entreprendre quelques beaux vols…
» Dès lors, je vécus, comme vous me voyez vivre encore, dans un état ◀de▶ sincérité perpétuelle envers tous mes élans, accueillant avec un enthousiasme juvénile, c’est-à-dire cynique, toutes ◀les▶ offres du hasard, ce poète immoral et malicieux.
» Je ne sais dans quel rapide ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale — région où ◀l’▶on est forcé ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ soi-même — je découvris une nuit, au moment de m’endormir, que ma passion du vol n’était qu’une longue vengeance. Ne m’avait-on pas dérobé des années ◀de▶ joie au profit ◀d’▶une vertu que tout en moi reniait obscurément. Je sentais bien que ◀le▶ ressort secret ◀de▶ ◀la▶ vertu dans laquelle on m’avait emprisonné c’était un bas opportunisme social, résultante des paresses accumulées ◀de▶ tous ◀les▶ cerveaux bourgeois incapables ◀de▶ concevoir un monde sans vieilles filles, sans capitalistes et sans gendarmes. Je sais bien ce que vous me direz : ◀Les▶ millions que je pourrais leur soustraire ne compenseront jamais cette escroquerie morale dont je fus ◀la▶ victime, ce vol ◀de▶ quelques joies parfaites ◀de▶ ma jeunesse… Mais il est trop tard, Monsieur, pour critiquer ◀les▶ modalités ◀de▶ ma vengeance. Veuillez ne voir dans ◀la▶ confusion où je parais être engagé, du plan moral avec ◀l’▶économique, qu’une expression nouvelle, et non dénuée ◀d’▶ironie, ◀de▶ mon mépris pour ce qu’ils appellent, ridiculement, ◀les▶ fondements mêmes ◀de▶ ◀la▶ société.
» C’est avec ◀le▶ produit du vol ◀d’▶un tronc ◀de▶ chapelle que j’édifiai à mes parents un tombeau sur lequel je fis graver :
Prêté — rendu, pour ◀la▶ gloire ◀de▶ ◀l’▶Église.
(Ici, il but une gorgée et prit un temps.)
» Je vous fais grâce, poursuivit-il, ◀de▶ ◀la▶ chronique ◀de▶ ma vie ◀de▶ rat ◀d’▶hôtel et ◀de▶ sleepings ; encore que… Bref, depuis quelques mois, je m’amuse à jouer ◀le▶ pickpocket. Cela permet, avec un minimum ◀d’▶adresse, ◀de▶ découvrir certaines personnalités sous un jour assez particulier, très souvent ignoré ◀d’▶elles-mêmes auparavant, et pas toujours défavorable, croyez-◀le▶ bien… ◀Le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ propriété étant à mon sens l’un des plus vulgaires et des plus généralement répandus, j’ai vite fait ◀de▶ classer mon monde d’après ◀les▶ quelques réactions élémentaires qui ne manquent jamais ◀de▶ succéder au moindre vol.
» J’ajouterai, cher Monsieur, que ◀l’▶analyse psychologique n’est pas mon fort. Je me contente ◀de▶ quelques observations théoriques que je tiens pour vraies, et j’en vérifie ◀les▶ manifestations vivantes avec une prodigalité ◀d’▶épreuves, contre-épreuves, variantes et enjolivures où je vois ◀le▶ véritable intérêt ◀de▶ ma vie. C’est vous dire que seule une certaine caresse ◀de▶ ◀l’▶événement naissant peut encore m’émouvoir. C’est un plaisir ◀de▶ chaque minute auquel succède immédiatement ◀le▶ sommeil. Je rêve beaucoup. Cela explique, m’a-t-on dit, ◀le▶ peu de goût que j’ai pour ◀la▶ poésie imprimée.
» J’allais oublier ◀de▶ vous dire qu’on me nomme Saint-Julien. Vous n’ignorez point que ◀l’▶on considère ce saint comme ◀le▶ patron des voyageurs… »
Saint-Julien parut satisfait ◀de▶ cette dernière plaisanterie. Il but avec beaucoup de délicatesse quelques gorgées ◀d’▶eau minérale. Isidore sentit alors que ◀la▶ bienséance ◀l’▶obligeait à émettre une opinion, même ◀la▶ plus générale et ◀la▶ moins compromettante, sur cette vie dont ◀le▶ récit n’avait pas laissé que ◀de▶ ◀l’▶agacer en maint endroit.
« Une chose avant tout me frappe — dit-il, lâchant tout de suite ses compliments, ce qui est ◀de▶ mauvaise politique, — c’est ◀l’▶extraordinaire netteté ◀de▶ votre vie. Elle est sans bavures, sans réticences ; elle m’apparaît comme un divertissement perpétuel et dénué ◀d’▶inquiétude. Et cela n’est pas sans me charmer, croyez-moi. Car, enfin, si je suis ici à vous écouter, c’est que je cherche ce qu’on est convenu ◀d’▶appeler — pardonnez ◀la▶ lourdeur ◀de▶ ◀l’▶expression — une règle ◀de▶ vie. Mais, je vous ◀l’▶avouerai, ce qui me retient ◀de▶ tirer ◀de▶ votre conduite ◀les▶ conclusions morales qu’elle paraît impliquer, c’est ce caractère ◀de▶, comment dirai-je…, ◀de▶ juvénile insouciance, pour ne pas dire inconscience ! qui s’attache à vos faits et gestes. ◀L’▶on croirait ouïr parfois ◀le▶ récit ◀de▶ quelqu’une ◀de▶ ces farces ◀d’▶étudiants qui ne sont que ◀la▶ traduction en actes ◀de▶ jeux ◀de▶ mots plus ou moins cruels… »
— Je vous entends, interrompit Saint-Julien, par pitié pour Isidore dont ◀la▶ sincérité tournait vite à ◀l’▶agressif — effet ◀d’▶une timidité naturelle dont il paraissait lui-même gêné. En deux mots, vous ne me trouvez pas sérieux. ◀Le▶ reproche est grave. Je ne saurais y répondre. Je pourrais vous dire que si vous me trouvez un peu potache, il n’est pas prouvé par là que ◀le▶ potache n’ait point raison. Mais justement je n’éprouve aucun désir ◀d’▶avoir raison. Je sens aussi bien que vous ce que mes principes peuvent avoir ◀de▶ « bien jeune », ◀de▶ banal presque, et, pis, ◀d’▶agréablement paradoxal. Seulement, pour quiconque est aussi profondément persuadé que moi ◀de▶ ◀l’▶absurdité radicale ◀de▶ notre vie, ◀la▶ moindre farce, ◀le▶ moindre geste convenu dans ◀le▶ genre « révolté » prend une saveur ◀de▶ raillerie assez amère. Et peut-être apprendrez-vous à découvrir derrière certaines ◀de▶ mes plaisanteries ◀la▶ dérision secrète qu’elles masquent par caprice.
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