La▶ part du feu. Lettres sur ◀le▶ mépris ◀de▶ ◀la▶ littérature (juillet 1927)v
I
Parler littérature
Si je prononce ◀le▶ nom ◀de▶ tel ◀de▶ vos confrères, si je dis : « Avez-vous lu… », vous voilà rouge ; et sur moi ◀les▶ foudres ◀de▶ votre paradis poétique. Si je cite tel auteur dont nous fîmes notre nourriture une saison ◀de▶ naguère, voilà ◀le▶ rictus ◀de▶ votre bouche, une injure ◀de▶ pythie.
Vous dites ◀de▶ ce conte : c’est trop écrit. Vous dites ◀de▶ ce roman : c’est trop agréable. Vous dites ◀d’▶un goût qu’on aurait pour Nietzsche : que c’est ◀de▶ ◀la▶ littérature.
Alors, quelque paysan du Danube survenant :
— Je vous croyais écrivain ?
— Hélas ! soupirez-vous. Mais j’ai tué ◀la▶ littérature en moi, n’en parlez plus, j’en sors, je ◀l’▶abandonne…
Mais notre paysan, rusé :
— Vous ◀l’▶abandonnez ? Pour quoi ?
Or je pense, à part moi : j’ai lu ça quelque part.
Voyez ma franchise. Un peu grosse, n’◀est▶-ce pas ?
D’autres prennent soin que leurs sincérités gardent au moins ◀l’▶excuse ◀d’▶une audace qu’ils escomptent scandaleuse. Mais voici un bar où je vous ◀suis▶. Vous y entrez plein ◀de▶ mépris pour Paul Morand par qui découvrîtes ◀le▶ charme ◀de▶ ces lieux. Vous composez un cocktail en guise de métaphore, avec une pensée tendre pour un ami poète. « L’autre jour au Grand Écart… », dit quelqu’un. À ce coup, ◀l’▶évocation ◀de▶ Cocteau fait fleurir sur vos lèvres ◀le▶ mot ◀de▶ Cambronne : hommage à Louis Aragon. Ce cristal ◀est▶ une citation ◀de▶ Valéry, cette œillade se souvient ◀d’▶un vers ◀d’▶Éluard14. Et des phrases, des cris, des mots. Au défaut ◀de▶ ◀l’▶ivresse naissante se glisse un poème où vous aimiez à ◀la▶ folie votre douleur. Narcisse se contemple au miroir ◀de▶ son monocle. Au petit matin, il se noie dans un verre à liqueur. Poisson dans ◀l’▶eau, plumes dans ◀le▶ vent, poète au bar, ◀le▶ paradis n’◀est▶ pas si cher. Il y en a aussi qui posent pour ◀le▶ diable et ne se baignent que dans des bénitiers : on voit trop qu’ils trouvent ça pittoresque. Et ◀le▶ plaisir ◀d’▶◀être▶ nu devant un public supposé dévot, et qui n’ose en croire sa pudeur, et qui doute enfin ◀de▶ ◀l’▶impossibilité des miracles ! Quelles voluptés plus subtiles et plus aiguës ? On vaincra jusqu’à sa gueule ◀de▶ bois pour en faire des poèmes.
Alors je cherche ◀les▶ raisons ◀de▶ votre indignation, quand il m’échappe une citation. ◀Seraient▶-ce ◀les▶ guillemets qui vous choquent ?
◀La▶ vie ! — proclamiez-vous… ◀Soit▶. Mais maintenant je vais me fâcher chaque fois que vous direz : « extravagant », « invraisemblable », « fou », « hallucinant » ou « purement gratuit ». C’est ◀de▶ ◀la▶ littérature.
À force ◀d’▶avoir mérité ces épithètes, pour nous laudatives, vous vous étonnez aujourd’hui ◀de▶ ◀la▶ simplicité. Littérateur, va ! qui ne pouvez pas même admettre que ◀la▶ simplicité ◀est▶ simple simplement.
◀La▶ bouche brûlée ◀d’▶alcools, vous découvrez à ◀l’▶eau un goût étrange.
◀L’▶eau ◀est▶ incolore, inodore et sans saveur. Mais fraîche.
Ainsi, jusque dans votre mépris pour ◀le▶ pittoresque, vous témoignez ◀d’▶un goût du bizarre qui révèle ◀le▶ littérateur.
Nous ne pouvons pas faire que nous n’ayons rien lu. Vous refusez ◀de▶ compter avec cette réalité ◀de▶ ◀la▶ littérature qui ◀est▶ en nous (dangereuse tant que vous voudrez). Mais ce refus n’◀est▶ pas seulement comme vous pensez, ◀d’▶une ingratitude salutaire, c’est refus ◀de▶ limiter ◀le▶ mal. Je vous vois envahi par des démons que vous prétendez m’interdire ◀de▶ nommer. Mais moi je partage avec certains Orientaux cette croyance : nommer une chose, c’est avoir puissance sur elle. Images, pensées des autres, je vous ai mis un collier avec ◀le▶ nom du propriétaire ; tirez un peu sur ◀la▶ laisse, que j’éprouve ◀la▶ fermeté ◀de▶ ma main. Je vous tiens. Je sais où vous ◀êtes▶. Vous n’allez pas me surprendre par-derrière.
Une fois — et ce n’◀est▶ pas que je m’en vante, — j’ai tué un amour naissant, à force de ◀le▶ crier sur ◀les▶ toits. Ainsi, parler littérature, c’est faire ◀la▶ part du feu. Je dis ces noms, ces opinions, ces titres ◀de▶ livres : tout cela jaillit, s’entrechoque, s’annule. Poussière. Ma vie ◀est▶ ailleurs. ◀L’▶addition, s’il vous plaît. Il ◀est▶ temps ◀de▶ sortir ◀de▶ ce café et ◀de▶ ces jeux, simulacres ◀de▶ vie, qui ◀sont▶ à ◀la▶ vraie vie ce que ◀le▶ flirt ◀est▶ à ◀l’▶amour.
II
Sur ◀l’▶insuffisance ◀de▶ ◀la▶ littérature
On reconnaît un écrivain, aujourd’hui, à ce qu’il ne tolère pas qu’on lui parle littérature.
Mais il y a des mépris qui ◀sont▶ ◀de▶ sournoises déclarations ◀d’▶amour. Tel qui raille ◀l’▶Église et ◀les▶ curés, c’est qu’il se fait une très haute idée ◀de▶ ◀la▶ religion.
Ainsi, ◀de▶ ◀la▶ littérature : votre mépris pour ses réalisations actuelles donne ◀la▶ mesure ◀de▶ ce que vous attendez ◀d’▶elle.
Pour dire ◀le▶ fond ◀de▶ ma pensée, je crois ce mépris et cette attente également exagérés.
Vous savez bien que nous cherchons autre chose que ◀la▶ littérature. Que ◀la▶ littérature nous ◀est▶ un moyen seulement ◀d’▶atteindre et ◀de▶ préparer d’autres choses, d’autres actions, ou des états intérieurs qui ◀sont▶ parfois des actions en puissance15.
Il faudrait des choses plus lourdes et plus irrésistibles, percutantes. Qui vous échappent en vous blessant. Des choses dures, amères comme un destin, comme ◀le▶ goût ◀d’▶une pierre rêche sur ta langue et grinçante sous ta dent. Des souplesses qui se retournent brusquement et vous renversent. Des présences tellement intenses que tout se fond catastrophiquement dans ◀l’▶infini ◀de▶ la seconde. Des peurs sans cause, plus vides que ◀la▶ mort. Toutes ces choses mystiques, c’est-à-dire réelles, c’est-à-dire agissantes, que nulle poésie même ne peut dire, parce que rien ◀de▶ ce qui nous importe véritablement n’◀est▶ dicible. (Depuis ◀le▶ temps qu’on sait que ◀la▶ lettre tue ce qu’elle prétend exprimer ; depuis ◀le▶ temps qu’on ◀l’▶oublie.)
Vous me direz que ◀la▶ poésie, ◀l’▶état poétique, ◀est▶ notre seul moyen ◀de▶ connaissance concrète du monde. Mais c’est à condition qu’on ne ◀l’▶écrive pas, même en pensée. ◀La▶ poésie pure écrite ◀est▶ inconcevable : cela consisterait dans ◀l’▶expression directe ◀de▶ ◀la▶ réalité individuelle. Elle ◀serait▶ tellement incommunicable qu’il deviendrait inutile ◀de▶ ◀la▶ publier. Et même, en passant à ◀la▶ limite, on peut imaginer que si elle ◀était▶ réalisée, on ne s’en apercevrait pas.
Je pressens encore dans vos poèmes ◀les▶ plus obscurs des allusions furtives à certains états ◀de▶ ◀la▶ réalité. Mais plus ◀les▶ mots se plient à des exigences sémantiques — dont on connaît ◀la▶ portée sociale, — mariant ◀l’▶utile à ◀l’▶agréable selon ◀les▶ rites ◀d’▶une esthétique ou ◀d’▶une autre, plus ils perdent leur pouvoir ◀de▶ signifier ◀les▶ choses qui nous importent. Vous ◀le▶ savez. Alors vous ◀les▶ lâchez en liberté, par haine ◀de▶ cette esthétique ou ◀de▶ ce sens social, — et voilà qu’ils perdent même ◀la▶ problématique utilité ◀de▶ liaison qui ◀était▶ leur excuse dernière.
Avouons-◀le▶ : rien ◀de▶ ce qu’on peut exprimer n’a ◀d’▶importance véritable.
Alors, cessons ◀de▶ nous battre contre des moulins à vent.
◀La▶ littérature, considérée du point de vue ◀de▶ ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶écrivain, ◀est▶ un besoin organique, un peu anormal, que ◀l’▶on satisfait dans certains états ◀de▶ crise afin de retrouver son équilibre — et dont on tire parfois quelque plaisir, plus rarement, ◀de▶ quoi se payer un petit voyage.
C’est ◀l’▶aveu ◀d’▶une faiblesse secrète. Et c’est une réaction ◀de▶ défense. On cherche un mot, une phrase, pour tuer une réalité dont ◀la▶ connaissance devient douloureuse et troublante. Ainsi ◀la▶ conscience tue ◀la▶ connaissance. (« Connaissance » ◀étant▶ pris avec son sens ◀le▶ plus profond, qui ◀est▶ proche du sens biblique. Il ne s’agit pas ◀de▶ ◀la▶ connaissance abstraite et rationnelle dont ◀le▶ monde moderne se contente, et qui tend à remplacer, grâce à ◀la▶ mentalité scolaire et primaire en particulier, toute connaissance véritable du monde.)
Littérature : un vice ? Peut-être. Ou une maladie ? Ce n’◀est▶ pas en ◀l’▶ignorant par attitude que vous ◀la▶ guérirez. Au contraire, il s’agit ◀de▶ ◀l’▶envisager sans fièvre, pour en circonscrire ◀les▶ effets. J’avoue prendre à cette étude un intérêt bien vif. Et cela fournit un merveilleux sujet ◀de▶ conversation, au café. Dans un salon, par contre, c’est ◀d’▶un ridicule écrasant : mais rien n’◀est▶ plus facile que ◀d’▶y échapper.
III
Sur ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀la▶ littérature
Montherlant me paraît ◀être▶ ◀le▶ moins « littératuré » des écrivains ◀d’▶aujourd’hui. Quand il parle littérature, il a toujours ◀l’▶air ◀de▶ mettre un peu ◀les▶ pieds dans ◀le▶ plat, ◀de▶ dire ◀de▶ ces choses qu’entre gens du métier ◀l’▶on a convenu ◀de▶ passer sous silence. C’est assez drôle ◀de▶ voir ◀le▶ malaise des chers confrères. Ils ne pardonnent pas à ce toréador ses familiarités avec une Muse qu’ils n’ont pas coutume ◀d’▶aborder sans ◀le▶ mot ◀de▶ passe ◀de▶ la dernière mode ou ◀de▶ savantes séductions. On sait bien, d’ailleurs, qu’elle ◀les▶ entretient.
Bande ◀de▶ gigolos ◀de▶ ◀la▶ littérature ! Qu’on puisse vivre ◀de▶ ça, je ne ◀l’▶ai pas encore avalé. On m’affirme que je n’y échapperai pas plus qu’un autre : et qu’un beau soir il faille écrire pour vivre, possible ; mais, pour sûr, jamais vivre pour écrire16.
◀De▶ tous ◀les▶ prétextes que ◀l’▶on a pu avancer pour légitimer ◀l’▶activité littéraire, ◀le▶ plus satisfaisant, celui qui rend ◀le▶ mieux compte ◀de▶ ◀la▶ réalité, c’est André Breton qui ◀l’▶a exprimé : « On publie pour chercher des hommes, et rien de plus. »
Chercher des hommes ! Ah ! cher ami, nous ne ◀sommes▶ pas tant, n’◀est▶-ce pas, à poursuivre une quête ◀de▶ ◀l’▶esprit. Et vous savez ce qu’elle nous vaut : ◀les▶ mépris, ◀les▶ haines douloureuses ou grossières ◀de▶ tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent y voir que révoltes contre leurs morales, ou menaces pour leurs instables certitudes, et qui nous font un péché ◀de▶ notre acceptation des réalités spirituelles parce qu’elles troublent leurs bureaucratiques sécurités. Pourtant, vous voyez bien que votre attitude méprisante pour ◀la▶ littérature vous ferait bientôt renier ◀le▶ signe ◀le▶ plus certain par lequel ces « quelques-uns » peuvent encore se reconnaître.
Quand bien même elle n’aurait plus ◀d’▶autre excuse que celle-là, ◀la▶ littérature mériterait ◀d’▶exister : qu’elle ◀soit▶ ◀le▶ langage chiffré ◀de▶ notre inquiétude et ◀de▶ nos naissantes certitudes, ◀le▶ seul langage peut-être qui nous permette ◀d’▶échanger ◀les▶ signaux ◀de▶ ◀l’▶angoisse sur quoi se fondent, en ces temps, nos amitiés miraculeuses.
Voici donc ◀les▶ seules révélations que j’attende ◀de▶ ◀la▶ littérature : que celle des autres m’aide à prendre conscience ◀de▶ moi-même ; que la mienne m’aide à découvrir quelques ◀êtres▶ par ◀le▶ monde…
Il ne s’agit plus ◀de▶ mépris ni ◀d’▶adoration. J’ai défini une « maladie » dont je parviens à tirer quelque bien pour ma vie. ◀Le▶ jour où ◀les▶ soins qu’elle exige me coûteront des sacrifices plus grands que ◀les▶ bienfaits que j’en escompte, il ◀sera▶ temps ◀de▶ songer sérieusement à m’en guérir.
Vous me demanderez « alors » ce que j’attends ◀de▶ ma vie. Je ◀serais▶ tenté ◀de▶ vous répondre, comme ce sympathique Philippe Soupault, que « ceci, c’est une autre histoire, une autre belle histoire, une autre très belle histoire ». (Et vous verriez à quoi cela peut servir, une citation.) Mais non, cher ami, voici qu’une envie me prend ◀de▶ vous conter un peu cette histoire. Seulement, allons ailleurs ; il y a trop ◀de▶ monde ici.