Le▶ péril Ford (février 1928)a
On a trop dit que notre époque est chaotique. Je crois bien, au contraire, que ◀l’▶histoire n’a pas connu de période où ◀les▶ directions d’une civilisation apparaissent plus nettement.
Un certain ordre s’élabore, ou, pour mieux dire, une organisation générale de ◀la▶ vie mondiale. Toutes ◀les▶ forces du temps y concourent obscurément ; et, pour peu que cela continue, pour peu que ◀la▶ bourgeoisie intellectuelle persiste à jouer ◀l’▶autruche aux yeux clos, ◀l’▶avènement de cette organisation toute-puissante n’est plus qu’une question de quelques années. Mais peut-être est-il temps encore. Ici et là, quelques cris s’élèvent dans ◀le▶ désert d’une époque déjà presque abandonnée par ◀l’▶Esprit. À ◀l’▶heure de toucher aux buts que sa civilisation poursuit depuis près de deux siècles, ◀l’▶Occidental est saisi d’un étrange malaise. Il soupçonne, par éclairs, qu’il y avait peut-être dans ces buts une absurdité fondamentale. ◀L’▶infaillible progrès aurait-il fait fausse route ? Est-il temps encore de ◀le▶ détourner du désastre spirituel vers lequel il entraîne ◀l’▶Occident ?
Cris dans ◀le▶ désert. Déserts des villes fiévreuses où ◀le▶ fracas des machines couvre déjà ◀la▶ plainte humaine.
Il y a ceux qui pleurent ◀le▶ passé et ceux qui prophétisent, ceux qui jettent une imprécation stérile et magnifique contre ◀l’▶époque et ceux qui cherchent à ◀l’▶oublier dans ◀le▶ rêve, dans ◀l’▶utopie, dans une belle doctrine… Il faudrait d’abord prendre conscience du péril. Nous ne tentons rien d’autre ici.
Il y a une lâcheté, croyons-nous, dans cette complaisance générale à proclamer ◀le▶ désordre du temps. On a peur de certaines évidences, on préfère affirmer que tout est incompréhensible. ◀L’▶homme moderne recule devant ◀l’▶évidence de ◀la▶ banqueroute prochaine de sa civilisation. Il répugne à admettre qu’une époque entière ait pu se tromper, et se tromper mortellement.
Il suffit pourtant de regarder autour de nous et d’en croire nos yeux.
I. ◀L’▶homme qui a réussi
Je prends Henry Ford comme un symbole du monde moderne, et ◀le▶ meilleur, parce que personne ne s’est approché plus que lui du type idéal de ◀l’▶industriel et du capitaliste. ◀Le▶ succès immense de ses livres1, sa popularité universelle sont signes que ◀l’▶époque a senti en lui son incarnation ◀la▶ plus parfaite. Qu’on ne m’accuse donc pas de caricaturer ◀l’▶objet de ma critique pour faciliter ◀l’▶accusation : je prends pour ◀la▶ juger ce que ◀l’▶époque m’offre de mieux réussi.
Voici ◀la▶ vie de Ford, telle qu’il ◀la▶ raconte dans Ma vie et mon œuvre. Il naît fils de paysan. Il passe son enfance à jouer avec des outils, « et c’est avec des outils qu’il joue encore à présent », dit‑il. ◀Le▶ plus mémorable événement de ces années de jeunesse, son « chemin de Damas » (comme il dit sans qu’on sache au juste quelle dose d’« humour » il met dans ◀l’▶expression), c’est ◀la▶ rencontre d’une locomotive routière. « Depuis ◀l’▶instant où, enfant de 12 ans, j’aperçus cette machine de route, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été de construire une bonne machine routière. » ◀Les▶ étapes de sa jeunesse sont : ◀la▶ construction d’un moteur à vapeur, puis d’un moteur à explosion, enfin d’une première automobile fabriquée, à temps perdu, alors qu’il est simple mécanicien chez Edison. Il fonde tôt après ◀la▶ Société des automobiles Ford, « et commence à réaliser son rêve, ◀le▶ type unique d’automobile utilitaire »2. Dès lors, c’est une suite de chiffres indiquant ◀le▶ progrès de sa production, d’année en année. On pourrait ajouter à ces chiffres celui des milliards qu’il possède, ou plutôt qu’il gère, mais ce n’est pour lui qu’un résultat secondaire de son activité. ◀Le▶ but de sa vie n’a jamais été de s’enrichir. Son « rêve » était autre, il ◀l’▶a réalisé comme il est donné à peu d’hommes de ◀le▶ faire : 7000 voitures par jour, et ◀la▶ possibilité d’augmenter encore cette production.
Ford est ◀le▶ plus puissant industriel du monde ; ◀le▶ plus riche, au point qu’il peut parler d’égal à égal avec beaucoup d’États ; ◀le▶ plus parfait aussi.
Son succès sans précédent ◀le▶ met à ◀l’▶abri de toutes ◀les▶ attaques, du point de vue technique. ◀L’▶organisation de ses usines, des salaires, des conditions de travail et de repos qu’il offre à ses ouvriers semblent bien apporter une solution définitive aux problèmes du surmenage et du paupérisme. C’est un résultat qu’on n’a pas ◀le▶ droit humainement de sous-estimer. ◀Les▶ griefs que ◀les▶ socialistes font aux capitalistes européens ne sauraient ◀l’▶atteindre. Au contraire, il a résolu ◀la▶ question sociale d’une façon qui ne devrait pas déplaire aux doctrinaires de gauche, lesquels ont coutume de promettre à leurs électeurs une organisation complète du monde, seule méthode capable d’empêcher ◀les▶ abus des capitalistes. Du même coup, en supprimant ◀l’▶esclavage financier de ◀l’▶ouvrier, il supprime ◀la▶ principale cause avouée de ◀la▶ lutte des classes.
Il se dégage de ◀la▶ lecture de Ma vie et mon œuvre une impression de netteté, de solidité, de propreté. Si ◀l’▶on ajoute à cela ◀le▶ plaisir qu’on éprouve toujours au récit de succès mirobolants, et ◀le▶ charme un peu facile mais fort goûté du grand public, de ◀l’▶humour américain, ◀l’▶on comprendra sans peine ◀la▶ popularité mondiale des « idées » d’Henry Ford et des livres qui ◀les▶ répandent. ◀L’▶on ne pourra qu’y applaudir, semble-t-il, en souhaitant que ◀les▶ industriels européens s’en inspirent toujours plus. Ford leur montre ◀le▶ chemin qu’ils seront bien obligés de prendre tôt ou tard. Il est préférable qu’ils s’y engagent dès aujourd’hui résolument, pendant qu’il reste quelques chances encore de régler pacifiquement ◀le▶ conflit du capital et du travail.
« Se fordiser ou mourir », écrivait récemment un économiste.
Ford, perfection de ◀l’▶industriel, offre au monde moderne le premier exemple de son achèvement intégral. Il a atteint ◀l’▶objectif de ◀la▶ moderne civilisation occidentale. Voici donc venue ◀l’▶heure de ◀la▶ juger.
◀Le▶ héros de ◀l’▶époque, c’est ◀l’▶homme qui a réussi.
Mais à quoi ?
C’est ◀la▶ plus grave question qu’on puisse poser à notre temps.
II. M. Ford a ses idées, ou ◀la▶ philosophie de ceux qui n’en veulent pas
Nous avons dit tout à ◀l’▶heure quel fut ◀le▶ but de ◀la▶ vie de Ford, sa « grande et constante ambition ». Il semble que toute sa carrière — pensée, méthode, technique — soit conditionnée jusque dans ◀le▶ détail par une idée fixe primitive. Considérons-◀la▶ sous cet angle.
Il y a d’abord ◀la▶ vision de ◀l’▶auto routière : naissance de sa passion froide et tenace. Il s’efforce d’en réaliser ◀l’▶objet par ses propres moyens, à un exemplaire ; puis, il fonde une usine pour multiplier ◀les▶ réalisations. Bientôt, élargissant son ambition, il conçoit ce mythe extravagant du bonheur de ◀l’▶humanité par ◀la▶ possession d’automobiles Ford. Et, comme il est très intelligent, il a vite fait de démêler ◀les▶ conditions ◀les▶ plus rationnelles de ◀la▶ production, avec cette netteté et cette décision qu’une passion contenue peut donner à ◀l’▶homme d’action. Enfin, ◀le▶ voici en mesure de produire des quantités énormes d’autos. Seulement, pour pouvoir continuer, il faut vendre ; dans ◀l’▶intérêt de ◀la▶ production, il faut créer ◀la▶ consommation. ◀La▶ réclame s’en charge. Par ◀le▶ procédé très simple de ◀la▶ répétition, on fait croire aux gens qu’ils ne peuvent plus vivre heureux sans auto. Voilà ◀l’▶affaire lancée. ◀La▶ passion de Ford se donne libre cours. Il ne s’agit plus maintenant que de lui donner une apparence d’utilité publique.
À chaque page de ses livres, on pourrait relever ◀les▶ sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener ◀le▶ bénéfice de ◀la▶ production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air de rien : « Nul ne contestera que, si ◀l’▶on abaisse suffisamment ◀les▶ prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit ◀l’▶état du marché. » Il semble que cela soit tout à ◀l’▶avantage du client. Mais cherchons un peu ◀les▶ causes réelles de cet abaissement de prix — ◀la▶ concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire. Dire que ◀l’▶état du marché est tel que ◀le▶ client n’achète plus, cela signifie parfois que ◀la▶ marchandise est momentanément trop chère ; mais surtout que ◀le▶ besoin qu’on a de tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que ◀l’▶industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre ◀le▶ bout de ◀l’▶oreille, et que son but réel est ◀la▶ production pour elle-même, non pas ◀le▶ plaisir ou ◀l’▶intérêt véritable du client. ◀Le▶ besoin ayant disparu, ◀la▶ production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer ◀le▶ besoin. Pour cela, on abaisse ◀les▶ prix. ◀Le▶ client fait ◀la▶ comparaison. Il est impressionné par ◀la▶ baisse, au point qu’il en oublie que cela ne ◀l’▶intéresse plus réellement. Il croit qu’il va gagner 5 francs en achetant 5 francs moins chers un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est trompé par ◀la▶ baisse. ◀L’▶industriel comptait. ◀La▶ tromperie est préméditée.
Et ◀le▶ scandale, à mon sens, n’est pas que ◀l’▶industriel ait forcé (psychologiquement) ◀le▶ client à faire une dépense superflue ; ◀le▶ scandale est qu’il ◀l’▶ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte de suicide du genre humain, par perte de son instinct de préservation, d’autorégulation et d’alternances.
Tel est ce sophisme, ◀le▶ paradoxe du bon marché. Celui de ◀la▶ réclame a même but, mêmes effets. Mais ◀le▶ plus grave est peut-être ◀le▶ sophisme du loisir. M. Guglielmo Ferrero a fort bien montré, dans un article intitulé « ◀Le▶ grand paradoxe du monde moderne »3, ce qu’il y a de profondément antihumain dans ◀la▶ conception fordienne de ◀l’▶oisiveté. Ford a créé un second dimanche dans ◀la▶ semaine, « retouché ◀l’▶œuvre de ◀la▶ Création », comme dit Ferrero. ◀Le▶ bon peuple s’extasie. Il ne peut voir ◀la▶ duperie : ce jeu du chat et de ◀la▶ souris ; si Ford relâche ◀les▶ ouvriers et leur donne une apparence de liberté, c’est pour mieux ◀les▶ prendre dans son engrenage. ◀L’▶emploi de leurs loisirs est prévu. Il est déterminé par ◀la▶ réclame, ◀les▶ produits Ford qu’il faut user, etc. Il a pour but véritable d’augmenter ◀la▶ consommation. Il rend plus complet ◀l’▶esclavage de ◀l’▶ouvrier, puisqu’il englobe jusqu’à son repos dans ◀le▶ cycle de ◀la▶ production. Cercle vicieux : plus ◀la▶ production s’intensifie, plus il faut créer de besoins et de loisirs. Or, ◀l’▶industrie ne peut subsister qu’en progressant. Mais ◀la▶ nature humaine a des limites. Et ◀le▶ temps approche où elles seront atteintes.
On peut se demander jusqu’à quel point Ford est conscient des buts et de ◀l’▶avenir de son effort. Pour mon compte, je crois que ◀l’▶idée fixe de produire peut très bien envahir un cerveau moderne au point d’en exclure toute considération de finalité. Mais cet aveuglement fondamental n’empêche pas notre industriel de philosopher sur ◀les▶ sujets ◀les▶ plus divers. ◀Les▶ aphorismes sont assez révélateurs de ◀la▶ mentalité capitaliste américaine.
Voici, par exemple, une définition de ◀la▶ liberté :
◀La▶ liberté consiste à travailler pendant ◀le▶ temps convenable et à gagner, par ce moyen, de quoi vivre convenablement tout en restant maître de régler à sa guise ◀le▶ détail de sa vie privée. Cette liberté particulière, et cent autres pareilles, composent, au total, ◀la▶ grande Liberté idéale et mettent de ◀l’▶huile dans ◀les▶ rouages de ◀la▶ vie quotidienne.
Cette Liberté idéale réduite au rôle d’huile dans ◀les▶ rouages, n’est-ce pas charmant et prometteur ? Et que dire de cette admirable simplification : « Sur quoi repose ◀la▶ société ? Sur ◀les▶ hommes et ◀les▶ moyens grâce auxquels on cultive, on fabrique, on transporte. »
« Toute notre gloire est dans nos œuvres, dans ◀le▶ prix que nous payons à ◀la▶ terre ◀la▶ satisfaction de nos besoins. » — Ford se moque de ◀la▶ philosophie. Il ne peut empêcher que son attitude ne porte un nom philosophique : c’est au plus pur, au plus naïf matérialiste que nous avons affaire ici. Et ses prétentions « idéalistes » n’y changeront rien. D’ailleurs, voici des déclarations plus nettes encore : « Je ne considère pas ◀les▶ machines Ford simplement comme des machines. J’y vois ◀la▶ réalisation concrète d’une théorie qui tend à faire de ce monde un séjour meilleur pour ◀les▶ hommes. » C’est ◀le▶ bonheur, ◀le▶ salut par ◀l’▶auto. Philosophie réclame. « Ce que j’ai à cœur, aujourd’hui, c’est de démontrer que ◀les▶ idées mises en pratique chez nous ne concernent pas particulièrement ◀les▶ autos et ◀les▶ tracteurs, mais composent en quelque manière, un code universel ! » Réjouissons-nous… Mais, comment expliquer que des centaines de milliers de lecteurs, dans une Europe « chrétienne », applaudissent sans réserve aux thèses de cet orgueilleux et naïf messianisme matérialiste ?
Un seul doute effleure Ford vers ◀la▶ fin de son livre :
◀Le▶ problème de ◀la▶ production a été brillamment résolu… Mais nous nous absorbons trop dans ce que nous faisons et ne pensons pas assez aux raisons que nous avons de ◀le▶ faire. Tout notre système de concurrence, tout notre effort de création, tout ◀le▶ jeu de nos facultés semblent dirigés uniquement vers ◀la▶ production matérielle et vers ◀la▶ richesse qui en est ◀le▶ fruit.
On ne saurait mieux dire. Mais il faudrait en tirer des conséquences, alors que Ford passe outre et se remet à discuter des points de technique. Il n’a pas senti qu’il touchait là ◀le▶ nœud vital du problème moderne.
D’ailleurs, ◀les▶ idées générales de cette sorte sont rares dans son livre. En général, il se borne à parler de problèmes techniques où son triomphe est facile. C’est ◀le▶ technicien parfait qui combat ◀les▶ techniciens imparfaits. Il ne se demande jamais si ◀la▶ technique même ◀la▶ plus perfectionnée mérite ◀les▶ sacrifices qu’elle exige de ◀l’▶homme moderne.
Paradoxes plus ou moins intéressés, optimisme d’homme à qui tout réussit, messianisme de ◀la▶ machine, méconnaissance glorieuse des forces spirituelles, ◀le▶ tout agrémenté d’humour et exposé avec un simplisme qui emporte à coup sûr ◀l’▶adhésion du gros public : telle est ◀l’▶idéologie de celui que M. Cambon, dans sa préface, égale aux plus grands esprits de tous ◀les▶ temps.
On me dira que Ford a mieux à faire que de philosopher. Je ◀le▶ veux. Mais si j’insiste un peu sur ses « idées », c’est pour souligner ce hiatus étrange : ◀l’▶homme qu’on pourrait appeler ◀le▶ plus actif du monde, l’un de ceux qui influent ◀le▶ plus sur notre civilisation, possède ◀la▶ philosophie ◀la▶ plus rudimentaire. ◀Le▶ phénomène n’est pas nouveau en Occident, mais il est ici tragiquement aigu. Est-ce notre pensée qui, à force de subtiliser, est devenue trop faible pour nous conduire ? Ou bien est-ce notre action qui est devenue trop effrénée, trop folle, pour être justiciable encore de nos vérités essentielles ?
Il semble bien que notre temps ait prononcé définitivement ◀le▶ divorce de ◀l’▶esprit et de ◀l’▶action.
III. ◀Le▶ fordisme contre ◀l’▶Esprit
◀La▶ formidable erreur de ◀la▶ bourgeoisie moderne c’est de croire que ◀les▶ choses pourront aller ainsi longtemps encore. On se refuse à ◀l’▶idée d’une catastrophe, pourtant plus que probable, par crainte de se voir obligé à ◀la▶ révision des valeurs, ◀la▶ plus difficile et ◀la▶ plus grave : celle qu’on ne peut faire qu’au nom de ◀l’▶Esprit et de ses exigences. Mais ◀le▶ « rien de nouveau sous ◀le▶ soleil » derrière lequel on se réfugie avec une paresse et une légèreté inouïes, c’est ◀le▶ signe d’une complicité avec un état de choses funeste pour ◀l’▶Esprit.
Si ◀l’▶Esprit nous abandonne, c’est que nous avons voulu tenter sans lui une aventure que nous pensions gratuite : nous avons cherché ◀le▶ bonheur dans ◀le▶ développement matériel, avec ◀l’▶arrière-pensée sournoise que, si cela ratait, on gardait toutes ◀les▶ autres chances. J’accorderai que ◀le▶ progrès matériel n’est pas mauvais en soi. Mais par ◀l’▶importance qu’il a prise dans notre vie, il détourne ◀la▶ civilisation de son but véritable : aller à ◀l’▶Esprit, y conduire ◀les▶ peuples. Ainsi, détournant de ◀l’▶essentiel une grande part des forces humaines, il travaille contre ◀l’▶Esprit.
Rien n’est gratuit. Nous payons notre passion de posséder ◀la▶ matière du prix de ◀la▶ seule possession véritable, ◀la▶ connaissance de ◀l’▶Esprit.
C’est déjà un fait d’expérience. Et qui n’en pourrait citer un exemple individuel ? Nous savons assez en quel mépris ◀l’▶homme d’affaires à ◀l’▶américaine tient ◀les▶ choses de ◀l’▶Esprit. Dans ◀le▶ cas ◀le▶ plus favorable, « il se passera bien de cette littérature ». Plus tard, « puisqu’elle n’est pas utile, elle est nuisible ».
« … Tableaux, symphonies, ou autres œuvres destinées à charmer ◀les▶ loisirs de personnes oisives et raffinées, réunies pour admirer mutuellement leur culture », dit Ford. Et tout est dit !
◀Le▶ simplisme arrogant avec lequel, de nos jours, on tranche ◀les▶ grandes questions humaines est une des manifestations ◀les▶ plus frappantes de notre régression. Cette perte du sens de ◀l’▶âme se nomme bon sens américain. On en fait quelque chose de jovial et d’alerte, quelque chose de très sympathique et pas dangereux du tout.
On n’en fait pas une philosophie. Mais, sans qu’on s’en doute, cela en prend ◀la▶ place. ◀Les▶ facultés de ◀l’▶âme, inutilisées, s’atrophient. Pourvu, dit-on, que subsiste ◀le▶ peu de morale nécessaire aux affaires, tout ira bien. (On pense que ◀les▶ formes de ◀la▶ morale peuvent exister sans leur substance religieuse.)
◀L’▶homme moderne manie ◀les▶ choses de ◀l’▶âme avec une maladresse de barbare.
IV. « En être » ou ne pas en être
Une fois qu’on a compris à quel point ◀le▶ fordisme et ◀l’▶Esprit sont incompatibles, ◀le▶ monde moderne impose ce dilemme : « en être » ou ne pas en être, c’est-à-dire se soumettre à ◀la▶ technique et s’abrutir spirituellement — ou se soumettre à ◀l’▶Esprit, et tomber presque fatalement dans un anarchisme stérile.
1° Accepter ◀la▶ technique et ses conditions. Dans cette mécanique bien huilée, au mouvement si régulier qu’il en devient insensible et que ◀la▶ fatigue semble disparaître, ◀l’▶homme s’abandonne à des lois géométriques. Un jeu de chiffres d’horlogerie calculé une fois pour toutes et qu’il sent immuable comme ◀la▶ mort ◀le▶ restitue au monde vers 5 heures du soir, dans ◀la▶ détresse des dernières sirènes. Au monde, c’est-à-dire à une nature dont ◀l’▶usine lui a fait oublier jusqu’à ◀l’▶existence, et à une liberté qu’il s’empresse d’aliéner au profit de plaisirs tarifés, soumis plus subtilement encore que son travail aux lois d’une offre et d’une demande sans rapport avec ses désirs réels, et dont il subit docilement ◀l’▶abstraite et commerciale nécessité. Ennui, fatigue, sommeil sans prière.
Cela s’appelle encore vivre. Mais ◀l’▶homme qui était un membre vivant dans ◀le▶ corps de ◀la▶ Nature, lié par ◀les▶ liens ◀les▶ plus subtils et ◀les▶ plus profonds à tous ◀les▶ autres membres de ◀la▶ Nature, choses, bêtes et anges, — ◀le▶ voici devenu sourd à cette harmonie universelle, incapable d’en comprendre ◀les▶ correspondances divines et humaines, insensible même à sa déchéance, abandonné à ◀la▶ lutte tragique et absurde des lois économiques et des exigences ◀les▶ plus rudimentaires de son corps.
Il a perdu ◀le▶ contact avec ◀les▶ choses naturelles, et par là même, avec ◀les▶ surnaturelles. Il en ressent une vague et intermittente détresse, — qu’il met d’ailleurs sur ◀le▶ compte de sa fatigue. Neurasthénie.
◀La▶ conquête du confort matériel ◀l’▶a laissé oublier ◀les▶ valeurs de ◀l’▶esprit au point qu’il n’éprouve plus même cette carence ; seulement, peu à peu, il découvre qu’il s’ennuie profondément ; fatigué de trop de satisfactions matérielles, il a laissé se détendre, ou il a cassé ◀les▶ ressorts de sa joie : ◀l’▶effort libre et généreux, ◀le▶ sentiment d’avoir inventé ou compris par soi-même, ◀la▶ liberté et une certaine durée normale et capricieuse dans ◀le▶ plaisir, ◀la▶ conscience de ses besoins et de ses buts propres, humains et divins.
Mauvais loisirs. Ford lui a donné une auto pour admirer ◀la▶ nature entre 17 et 19 heures : vraiment, il ne lui manque plus rien — que ◀l’▶envie.
Mauvais travail. Il a perdu ◀le▶ sens religieux, cosmique, de ◀l’▶effort humain. Il ne peut plus situer son effort individuel dans ◀le▶ monde, lui attribuer sa véritable valeur. Il sent obscurément que son travail est antinaturel. Il ◀le▶ méprise ou ◀le▶ subit, mais, jusque dans son repos, il en est ◀l’▶esclave.
Pour s’être exclu lui-même de ◀l’▶ordre de ◀la▶ nature, il est condamné à ne plus saisir que des rapports abstraits entre ◀les▶ choses. Il ne comprend presque plus rien à ◀l’▶Univers.
Par ◀la▶ technique, ◀l’▶Occidental a prétendu maîtriser ◀la▶ matière et parvenir à une liberté plus haute. Or, ◀la▶ technique a révélé des exigences telles que ◀l’▶Esprit ne peut ◀les▶ supporter. Il abandonne donc ◀la▶ place, mais c’est pourtant lui seul qui nous permettrait de jouir de notre liberté. ◀La▶ victoire mécanicienne est une victoire à ◀la▶ Pyrrhus. Elle nous donne une liberté dont nous ne sommes plus dignes. Nous perdons, en ◀l’▶acquérant, par ◀l’▶effort de ◀l’▶acquérir, ◀les▶ forces mêmes qui nous ◀la▶ firent désirer.
2° Accepter ◀l’▶esprit, et ses conditions. Je dis que ◀les▶ êtres encore doués de quelque sensibilité spirituelle deviennent par ◀le▶ seul fait de rester eux-mêmes dans un monde fordisé, des anarchistes. Car ◀l’▶Esprit n’est pas un luxe, n’est pas une faculté destinée à amuser nos moments de loisir, il a des exigences effectives ; et ces exigences sont en contradiction avec celles que ◀le▶ développement de ◀la▶ technique impose au monde moderne.
Ces êtres, d’une espèce de plus en plus rare, qui savent encore quelque chose de ◀la▶ vie profonde, qui voient encore des vérités invisibles, qui gardent, par quelle grâce ? un peu de cette connaissance active de Dieu que nos savants nomment mysticisme et considèrent comme un « cas » très spécial, — on ◀les▶ écarte des engrenages où ils risqueraient de faire grain de sable. Ils se réfugient dans ce qu’on pourrait appeler ◀les▶ classes privilégiées de ◀l’▶esprit : fortunes oisives ou misères sans espoir. On en rencontre encore parmi ◀les▶ jeunes gens, jusqu’au jour où, comme on dit, sans doute par ironie, « ◀la▶ vie ◀les▶ prend ».
Irréguliers aux yeux du monde ; ◀la▶ proie d’on ne sait quelles forces occultes sans doute dangereuses, puisqu’elles ◀les▶ rendent inutilisables dans ◀les▶ rouages de ◀la▶ vie moderne.
◀Le▶ triomphe de Ford réduira ◀l’▶Esprit à devenir ◀l’▶apanage d’une sorte de franc-maçonnerie de quelques centaines d’individus. Et cette franc-maçonnerie sera bientôt traquée avec la dernière rigueur : avec ◀la▶ rigueur de ◀la▶ nécessité — puisqu’elle est inutile au grand dessein matérialiste de ◀l’▶Occident.
◀La▶ logique, parlant par ◀la▶ bouche de Ford : « Inutile, donc à détruire. » Ford a raison, une fois de plus. Pas de compromis possible de ce côté. Mais du nôtre ?
« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dit ◀l’▶Écriture.
Je ne pense pas qu’une attitude réactionnaire qui consisterait à vouloir en revenir à ◀la▶ période préindustrielle soit autre chose qu’une échappatoire utopique. Nous avons mieux à faire, il n’est plus temps de se désintéresser simplement des buts — si bas soient-ils — d’une civilisation sous ◀le▶ poids de laquelle nous risquons de périr. Il se prépare déjà des révoltes terribles4, celles d’un mysticisme exaspéré, devenu presque fou dans sa prison.
◀Les▶ intellectuels d’aujourd’hui ont une tâche pressante : chercher s’il est possible d’échapper au fatal dilemme. Premiers pas vers ◀la▶ solution : ◀l’▶existence du dilemme. Second pas : en poser ◀les▶ termes avec netteté et courage. Pour ◀le▶ reste, je pense que c’est une question de foi.