Le▶ péril Ford (février 1928)a
On a trop dit que notre époque est chaotique. Je crois bien, au contraire, que ◀l’▶histoire n’a pas connu ◀de▶ période où ◀les▶ directions ◀d’▶une civilisation apparaissent plus nettement.
Un certain ordre s’élabore, ou, pour mieux dire, une organisation générale ◀de▶ ◀la▶ vie mondiale. Toutes ◀les▶ forces du temps y concourent obscurément ; et, pour peu que cela continue, pour peu que ◀la▶ bourgeoisie intellectuelle persiste à jouer ◀l’▶autruche aux yeux clos, ◀l’▶avènement ◀de▶ cette organisation toute-puissante n’est plus qu’une question ◀de▶ quelques années. Mais peut-être est-il temps encore. Ici et là, quelques cris s’élèvent dans ◀le▶ désert ◀d’▶une époque déjà presque abandonnée par ◀l’▶Esprit. À ◀l’▶heure ◀de▶ toucher aux buts que sa civilisation poursuit depuis près de deux siècles, ◀l’▶Occidental est saisi ◀d’▶un étrange malaise. Il soupçonne, par éclairs, qu’il y avait peut-être dans ces buts une absurdité fondamentale. ◀L’▶infaillible progrès aurait-il fait fausse route ? Est-il temps encore ◀de▶ ◀le▶ détourner du désastre spirituel vers lequel il entraîne ◀l’▶◀Occident▶ ?
Cris dans ◀le▶ désert. Déserts des villes fiévreuses où ◀le▶ fracas des machines couvre déjà ◀la▶ plainte humaine.
Il y a ceux qui pleurent ◀le▶ passé et ceux qui prophétisent, ceux qui jettent une imprécation stérile et magnifique contre ◀l’▶époque et ceux qui cherchent à ◀l’▶oublier dans ◀le▶ rêve, dans ◀l’▶utopie, dans une belle doctrine… Il faudrait d’abord prendre conscience du péril. Nous ne tentons rien ◀d’▶autre ici.
Il y a une lâcheté, croyons-nous, dans cette complaisance générale à proclamer ◀le▶ désordre du temps. On a peur ◀de▶ certaines évidences, on préfère affirmer que tout est incompréhensible. ◀L’▶homme moderne recule devant ◀l’▶évidence ◀de▶ ◀la▶ banqueroute prochaine ◀de▶ sa civilisation. Il répugne à admettre qu’une époque entière ait pu se tromper, et se tromper mortellement.
Il suffit pourtant ◀de▶ regarder autour de nous et ◀d’▶en croire nos yeux.
I. ◀L’▶homme qui a réussi
Je prends Henry Ford comme un symbole du monde moderne, et ◀le▶ meilleur, parce que personne ne s’est approché plus que lui du type idéal ◀de▶ ◀l’▶industriel et du capitaliste. ◀Le▶ succès immense ◀de▶ ses livres1, sa popularité universelle sont signes que ◀l’▶époque a senti en lui son incarnation ◀la▶ plus parfaite. Qu’on ne m’accuse donc pas ◀de▶ caricaturer ◀l’▶objet ◀de▶ ma critique pour faciliter ◀l’▶accusation : je prends pour ◀la▶ juger ce que ◀l’▶époque m’offre ◀de▶ mieux réussi.
Voici ◀la▶ vie ◀de▶ Ford, telle qu’il ◀la▶ raconte dans Ma vie et mon œuvre. Il naît fils ◀de▶ paysan. Il passe son enfance à jouer avec des outils, « et c’est avec des outils qu’il joue encore à présent », dit‑il. ◀Le▶ plus mémorable événement ◀de▶ ces années ◀de▶ jeunesse, son « chemin ◀de▶ Damas » (comme il dit sans qu’on sache au juste quelle dose ◀d’▶« humour » il met dans ◀l’▶expression), c’est ◀la▶ rencontre ◀d’▶une locomotive routière. « Depuis ◀l’▶instant où, enfant ◀de▶ 12 ans, j’aperçus cette machine ◀de▶ route, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été ◀de▶ construire une bonne machine routière. » ◀Les▶ étapes ◀de▶ sa jeunesse sont : ◀la▶ construction ◀d’▶un moteur à vapeur, puis ◀d’▶un moteur à explosion, enfin ◀d’▶une première automobile fabriquée, à temps perdu, alors qu’il est simple mécanicien chez Edison. Il fonde tôt après ◀la▶ Société des automobiles Ford, « et commence à réaliser son rêve, ◀le▶ type unique ◀d’▶automobile utilitaire »2. Dès lors, c’est une suite ◀de▶ chiffres indiquant ◀le▶ progrès ◀de▶ sa production, ◀d’▶année en année. On pourrait ajouter à ces chiffres celui des milliards qu’il possède, ou plutôt qu’il gère, mais ce n’est pour lui qu’un résultat secondaire ◀de▶ son activité. ◀Le▶ but ◀de▶ sa vie n’a jamais été ◀de▶ s’enrichir. Son « rêve » était autre, il ◀l’▶a réalisé comme il est donné à peu ◀d’▶hommes ◀de▶ ◀le▶ faire : 7000 voitures par jour, et ◀la▶ possibilité ◀d’▶augmenter encore cette production.
Ford est ◀le▶ plus puissant industriel du monde ; ◀le▶ plus riche, au point qu’il peut parler ◀d’▶égal à égal avec beaucoup ◀d’▶États ; ◀le▶ plus parfait aussi.
Son succès sans précédent ◀le▶ met à ◀l’▶abri ◀de▶ toutes ◀les▶ attaques, du point de vue technique. ◀L’▶organisation ◀de▶ ses usines, des salaires, des conditions ◀de▶ travail et ◀de▶ repos qu’il offre à ses ouvriers semblent bien apporter une solution définitive aux problèmes du surmenage et du paupérisme. C’est un résultat qu’on n’a pas ◀le▶ droit humainement ◀de▶ sous-estimer. ◀Les▶ griefs que ◀les▶ socialistes font aux capitalistes européens ne sauraient ◀l’▶atteindre. Au contraire, il a résolu ◀la▶ question sociale ◀d’▶une façon qui ne devrait pas déplaire aux doctrinaires ◀de▶ gauche, lesquels ont coutume ◀de▶ promettre à leurs électeurs une organisation complète du monde, seule méthode capable ◀d’▶empêcher ◀les▶ abus des capitalistes. Du même coup, en supprimant ◀l’▶esclavage financier ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, il supprime ◀la▶ principale cause avouée ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes.
Il se dégage ◀de▶ ◀la▶ lecture ◀de▶ Ma vie et mon œuvre une impression ◀de▶ netteté, ◀de▶ solidité, ◀de▶ propreté. Si ◀l’▶on ajoute à cela ◀le▶ plaisir qu’on éprouve toujours au récit ◀de▶ succès mirobolants, et ◀le▶ charme un peu facile mais fort goûté du grand public, ◀de▶ ◀l’▶humour ◀américain▶, ◀l’▶on comprendra sans peine ◀la▶ popularité mondiale des « idées » ◀d’▶Henry Ford et des livres qui ◀les▶ répandent. ◀L’▶on ne pourra qu’y applaudir, semble-t-il, en souhaitant que ◀les▶ industriels européens s’en inspirent toujours plus. Ford leur montre ◀le▶ chemin qu’ils seront bien obligés ◀de▶ prendre tôt ou tard. Il est préférable qu’ils s’y engagent dès aujourd’hui résolument, pendant qu’il reste quelques chances encore ◀de▶ régler pacifiquement ◀le▶ conflit du capital et du travail.
« Se fordiser ou mourir », écrivait récemment un économiste.
Ford, perfection ◀de▶ ◀l’▶industriel, offre au monde moderne le premier exemple ◀de▶ son achèvement intégral. Il a atteint ◀l’▶objectif ◀de▶ ◀la▶ moderne civilisation occidentale. Voici donc venue ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ juger.
◀Le▶ héros ◀de▶ ◀l’▶époque, c’est ◀l’▶homme qui a réussi.
Mais à quoi ?
C’est ◀la▶ plus grave question qu’on puisse poser à notre temps.
II. M. Ford a ses idées, ou ◀la▶ philosophie ◀de▶ ceux qui n’en veulent pas
Nous avons dit tout à ◀l’▶heure quel fut ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Ford, sa « grande et constante ambition ». Il semble que toute sa carrière — pensée, méthode, technique — soit conditionnée jusque dans ◀le▶ détail par une idée fixe primitive. Considérons-◀la▶ sous cet angle.
Il y a d’abord ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶auto routière : naissance ◀de▶ sa passion froide et tenace. Il s’efforce ◀d’▶en réaliser ◀l’▶objet par ses propres moyens, à un exemplaire ; puis, il fonde une usine pour multiplier ◀les▶ réalisations. Bientôt, élargissant son ambition, il conçoit ce mythe extravagant du bonheur ◀de▶ ◀l’▶humanité par ◀la▶ possession ◀d’▶automobiles Ford. Et, comme il est très intelligent, il a vite fait ◀de▶ démêler ◀les▶ conditions ◀les▶ plus rationnelles ◀de▶ ◀la▶ production, avec cette netteté et cette décision qu’une passion contenue peut donner à ◀l’▶homme ◀d’▶action. Enfin, ◀le▶ voici en mesure ◀de▶ produire des quantités énormes ◀d’▶autos. Seulement, pour pouvoir continuer, il faut vendre ; dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ production, il faut créer ◀la▶ consommation. ◀La▶ réclame s’en charge. Par ◀le▶ procédé très simple ◀de▶ ◀la▶ répétition, on fait croire aux gens qu’ils ne peuvent plus vivre heureux sans auto. Voilà ◀l’▶affaire lancée. ◀La▶ passion ◀de▶ Ford se donne libre cours. Il ne s’agit plus maintenant que ◀de▶ lui donner une apparence ◀d’▶utilité publique.
À chaque page ◀de▶ ses livres, on pourrait relever ◀les▶ sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ◀la▶ production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air ◀de▶ rien : « Nul ne contestera que, si ◀l’▶on abaisse suffisamment ◀les▶ prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit ◀l’▶état du marché. » Il semble que cela soit tout à ◀l’▶avantage du client. Mais cherchons un peu ◀les▶ causes réelles ◀de▶ cet abaissement ◀de▶ prix — ◀la▶ concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire. Dire que ◀l’▶état du marché est tel que ◀le▶ client n’achète plus, cela signifie parfois que ◀la▶ marchandise est momentanément trop chère ; mais surtout que ◀le▶ besoin qu’on a ◀de▶ tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que ◀l’▶industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre ◀le▶ bout ◀de▶ ◀l’▶oreille, et que son but réel est ◀la▶ production pour elle-même, non pas ◀le▶ plaisir ou ◀l’▶intérêt véritable du client. ◀Le▶ besoin ayant disparu, ◀la▶ production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer ◀le▶ besoin. Pour cela, on abaisse ◀les▶ prix. ◀Le▶ client fait ◀la▶ comparaison. Il est impressionné par ◀la▶ baisse, au point qu’il en oublie que cela ne ◀l’▶intéresse plus réellement. Il croit qu’il va gagner 5 francs en achetant 5 francs moins chers un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est trompé par ◀la▶ baisse. ◀L’▶industriel comptait. ◀La▶ tromperie est préméditée.
Et ◀le▶ scandale, à mon sens, n’est pas que ◀l’▶industriel ait forcé (psychologiquement) ◀le▶ client à faire une dépense superflue ; ◀le▶ scandale est qu’il ◀l’▶ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte ◀de▶ suicide du genre humain, par perte ◀de▶ son instinct ◀de▶ préservation, ◀d’▶autorégulation et ◀d’▶alternances.
Tel est ce sophisme, ◀le▶ paradoxe du bon marché. Celui ◀de▶ ◀la▶ réclame a même but, mêmes effets. Mais ◀le▶ plus grave est peut-être ◀le▶ sophisme du loisir. M. Guglielmo Ferrero a fort bien montré, dans un article intitulé « ◀Le▶ grand paradoxe du monde moderne »3, ce qu’il y a ◀de▶ profondément antihumain dans ◀la▶ conception fordienne ◀de▶ ◀l’▶oisiveté. Ford a créé un second dimanche dans ◀la▶ semaine, « retouché ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀la▶ Création », comme dit Ferrero. ◀Le▶ bon peuple s’extasie. Il ne peut voir ◀la▶ duperie : ce jeu du chat et ◀de▶ ◀la▶ souris ; si Ford relâche ◀les▶ ouvriers et leur donne une apparence ◀de▶ liberté, c’est pour mieux ◀les▶ prendre dans son engrenage. ◀L’▶emploi ◀de▶ leurs loisirs est prévu. Il est déterminé par ◀la▶ réclame, ◀les▶ produits Ford qu’il faut user, etc. Il a pour but véritable ◀d’▶augmenter ◀la▶ consommation. Il rend plus complet ◀l’▶esclavage ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, puisqu’il englobe jusqu’à son repos dans ◀le▶ cycle ◀de▶ ◀la▶ production. Cercle vicieux : plus ◀la▶ production s’intensifie, plus il faut créer ◀de▶ besoins et ◀de▶ loisirs. Or, ◀l’▶industrie ne peut subsister qu’en progressant. Mais ◀la▶ nature humaine a des limites. Et ◀le▶ temps approche où elles seront atteintes.
On peut se demander jusqu’à quel point Ford est conscient des buts et ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ son effort. Pour mon compte, je crois que ◀l’▶idée fixe ◀de▶ produire peut très bien envahir un cerveau moderne au point ◀d’▶en exclure toute considération ◀de▶ finalité. Mais cet aveuglement fondamental n’empêche pas notre industriel ◀de▶ philosopher sur ◀les▶ sujets ◀les▶ plus divers. ◀Les▶ aphorismes sont assez révélateurs ◀de▶ ◀la▶ mentalité capitaliste ◀américaine▶.
Voici, par exemple, une définition ◀de▶ ◀la▶ liberté :
◀La▶ liberté consiste à travailler pendant ◀le▶ temps convenable et à gagner, par ce moyen, ◀de▶ quoi vivre convenablement tout en restant maître ◀de▶ régler à sa guise ◀le▶ détail ◀de▶ sa vie privée. Cette liberté particulière, et cent autres pareilles, composent, au total, ◀la▶ grande Liberté idéale et mettent ◀de▶ ◀l’▶huile dans ◀les▶ rouages ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne.
Cette Liberté idéale réduite au rôle ◀d’▶huile dans ◀les▶ rouages, n’est-ce pas charmant et prometteur ? Et que dire ◀de▶ cette admirable simplification : « Sur quoi repose ◀la▶ société ? Sur ◀les▶ hommes et ◀les▶ moyens grâce auxquels on cultive, on fabrique, on transporte. »
« Toute notre gloire est dans nos œuvres, dans ◀le▶ prix que nous payons à ◀la▶ terre ◀la▶ satisfaction ◀de▶ nos besoins. » — Ford se moque ◀de▶ ◀la▶ philosophie. Il ne peut empêcher que son attitude ne porte un nom philosophique : c’est au plus pur, au plus naïf matérialiste que nous avons affaire ici. Et ses prétentions « idéalistes » n’y changeront rien. D’ailleurs, voici des déclarations plus nettes encore : « Je ne considère pas ◀les▶ machines Ford simplement comme des machines. J’y vois ◀la▶ réalisation concrète ◀d’▶une théorie qui tend à faire ◀de▶ ce monde un séjour meilleur pour ◀les▶ hommes. » C’est ◀le▶ bonheur, ◀le▶ salut par ◀l’▶auto. Philosophie réclame. « Ce que j’ai à cœur, aujourd’hui, c’est ◀de▶ démontrer que ◀les▶ idées mises en pratique chez nous ne concernent pas particulièrement ◀les▶ autos et ◀les▶ tracteurs, mais composent en quelque manière, un code universel ! » Réjouissons-nous… Mais, comment expliquer que des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ lecteurs, dans une Europe « chrétienne », applaudissent sans réserve aux thèses ◀de▶ cet orgueilleux et naïf messianisme matérialiste ?
Un seul doute effleure Ford vers ◀la▶ fin ◀de▶ son livre :
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ production a été brillamment résolu… Mais nous nous absorbons trop dans ce que nous faisons et ne pensons pas assez aux raisons que nous avons ◀de▶ ◀le▶ faire. Tout notre système ◀de▶ concurrence, tout notre effort ◀de▶ création, tout ◀le▶ jeu ◀de▶ nos facultés semblent dirigés uniquement vers ◀la▶ production matérielle et vers ◀la▶ richesse qui en est ◀le▶ fruit.
On ne saurait mieux dire. Mais il faudrait en tirer des conséquences, alors que Ford passe outre et se remet à discuter des points ◀de▶ technique. Il n’a pas senti qu’il touchait là ◀le▶ nœud vital du problème moderne.
D’ailleurs, ◀les▶ idées générales ◀de▶ cette sorte sont rares dans son livre. En général, il se borne à parler ◀de▶ problèmes techniques où son triomphe est facile. C’est ◀le▶ technicien parfait qui combat ◀les▶ techniciens imparfaits. Il ne se demande jamais si ◀la▶ technique même ◀la▶ plus perfectionnée mérite ◀les▶ sacrifices qu’elle exige ◀de▶ ◀l’▶homme moderne.
Paradoxes plus ou moins intéressés, optimisme ◀d’▶homme à qui tout réussit, messianisme ◀de▶ ◀la▶ machine, méconnaissance glorieuse des forces spirituelles, ◀le▶ tout agrémenté ◀d’▶humour et exposé avec un simplisme qui emporte à coup sûr ◀l’▶adhésion du gros public : telle est ◀l’▶idéologie ◀de▶ celui que M. Cambon, dans sa préface, égale aux plus grands esprits ◀de▶ tous ◀les▶ temps.
On me dira que Ford a mieux à faire que ◀de▶ philosopher. Je ◀le▶ veux. Mais si j’insiste un peu sur ses « idées », c’est pour souligner ce hiatus étrange : ◀l’▶homme qu’on pourrait appeler ◀le▶ plus actif du monde, l’un ◀de▶ ceux qui influent ◀le▶ plus sur notre civilisation, possède ◀la▶ philosophie ◀la▶ plus rudimentaire. ◀Le▶ phénomène n’est pas nouveau en ◀Occident▶, mais il est ici tragiquement aigu. Est-ce notre pensée qui, à force de subtiliser, est devenue trop faible pour nous conduire ? Ou bien est-ce notre action qui est devenue trop effrénée, trop folle, pour être justiciable encore ◀de▶ nos vérités essentielles ?
Il semble bien que notre temps ait prononcé définitivement ◀le▶ divorce ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀l’▶action.
III. ◀Le▶ fordisme contre ◀l’▶Esprit
◀La▶ formidable erreur ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie moderne c’est ◀de▶ croire que ◀les▶ choses pourront aller ainsi longtemps encore. On se refuse à ◀l’▶idée ◀d’▶une catastrophe, pourtant plus que probable, par crainte de se voir obligé à ◀la▶ révision des valeurs, ◀la▶ plus difficile et ◀la▶ plus grave : celle qu’on ne peut faire qu’au nom de ◀l’▶Esprit et ◀de▶ ses exigences. Mais ◀le▶ « rien de nouveau sous ◀le▶ soleil » derrière lequel on se réfugie avec une paresse et une légèreté inouïes, c’est ◀le▶ signe ◀d’▶une complicité avec un état de choses funeste pour ◀l’▶Esprit.
Si ◀l’▶Esprit nous abandonne, c’est que nous avons voulu tenter sans lui une aventure que nous pensions gratuite : nous avons cherché ◀le▶ bonheur dans ◀le▶ développement matériel, avec ◀l’▶arrière-pensée sournoise que, si cela ratait, on gardait toutes ◀les▶ autres chances. J’accorderai que ◀le▶ progrès matériel n’est pas mauvais en soi. Mais par ◀l’▶importance qu’il a prise dans notre vie, il détourne ◀la▶ civilisation ◀de▶ son but véritable : aller à ◀l’▶Esprit, y conduire ◀les▶ peuples. Ainsi, détournant ◀de▶ ◀l’▶essentiel une grande part des forces humaines, il travaille contre ◀l’▶Esprit.
Rien n’est gratuit. Nous payons notre passion ◀de▶ posséder ◀la▶ matière du prix ◀de▶ ◀la▶ seule possession véritable, ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
C’est déjà un fait ◀d’▶expérience. Et qui n’en pourrait citer un exemple individuel ? Nous savons assez en quel mépris ◀l’▶homme d’affaires à ◀l’▶◀américaine▶ tient ◀les▶ choses ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Dans ◀le▶ cas ◀le▶ plus favorable, « il se passera bien ◀de▶ cette littérature ». Plus tard, « puisqu’elle n’est pas utile, elle est nuisible ».
« … Tableaux, symphonies, ou autres œuvres destinées à charmer ◀les▶ loisirs ◀de▶ personnes oisives et raffinées, réunies pour admirer mutuellement leur culture », dit Ford. Et tout est dit !
◀Le▶ simplisme arrogant avec lequel, ◀de▶ nos jours, on tranche ◀les▶ grandes questions humaines est une des manifestations ◀les▶ plus frappantes ◀de▶ notre régression. Cette perte du sens ◀de▶ ◀l’▶âme se nomme bon sens ◀américain▶. On en fait quelque chose ◀de▶ jovial et ◀d’▶alerte, quelque chose ◀de▶ très sympathique et pas dangereux du tout.
On n’en fait pas une philosophie. Mais, sans qu’on s’en doute, cela en prend ◀la▶ place. ◀Les▶ facultés ◀de▶ ◀l’▶âme, inutilisées, s’atrophient. Pourvu, dit-on, que subsiste ◀le▶ peu de morale nécessaire aux affaires, tout ira bien. (On pense que ◀les▶ formes ◀de▶ ◀la▶ morale peuvent exister sans leur substance religieuse.)
◀L’▶homme moderne manie ◀les▶ choses ◀de▶ ◀l’▶âme avec une maladresse ◀de▶ barbare.
IV. « En être » ou ne pas en être
Une fois qu’on a compris à quel point ◀le▶ fordisme et ◀l’▶Esprit sont incompatibles, ◀le▶ monde moderne impose ce dilemme : « en être » ou ne pas en être, c’est-à-dire se soumettre à ◀la▶ technique et s’abrutir spirituellement — ou se soumettre à ◀l’▶Esprit, et tomber presque fatalement dans un anarchisme stérile.
1° Accepter ◀la▶ technique et ses conditions. Dans cette mécanique bien huilée, au mouvement si régulier qu’il en devient insensible et que ◀la▶ fatigue semble disparaître, ◀l’▶homme s’abandonne à des lois géométriques. Un jeu ◀de▶ chiffres ◀d’▶horlogerie calculé une fois pour toutes et qu’il sent immuable comme ◀la▶ mort ◀le▶ restitue au monde vers 5 heures du soir, dans ◀la▶ détresse des dernières sirènes. Au monde, c’est-à-dire à une nature dont ◀l’▶usine lui a fait oublier jusqu’à ◀l’▶existence, et à une liberté qu’il s’empresse ◀d’▶aliéner au profit ◀de▶ plaisirs tarifés, soumis plus subtilement encore que son travail aux lois ◀d’▶une offre et ◀d’▶une demande sans rapport avec ses désirs réels, et dont il subit docilement ◀l’▶abstraite et commerciale nécessité. Ennui, fatigue, sommeil sans prière.
Cela s’appelle encore vivre. Mais ◀l’▶homme qui était un membre vivant dans ◀le▶ corps ◀de▶ ◀la▶ Nature, lié par ◀les▶ liens ◀les▶ plus subtils et ◀les▶ plus profonds à tous ◀les▶ autres membres ◀de▶ ◀la▶ Nature, choses, bêtes et anges, — ◀le▶ voici devenu sourd à cette harmonie universelle, incapable ◀d’▶en comprendre ◀les▶ correspondances divines et humaines, insensible même à sa déchéance, abandonné à ◀la▶ lutte tragique et absurde des lois économiques et des exigences ◀les▶ plus rudimentaires ◀de▶ son corps.
Il a perdu ◀le▶ contact avec ◀les▶ choses naturelles, et par là même, avec ◀les▶ surnaturelles. Il en ressent une vague et intermittente détresse, — qu’il met d’ailleurs sur ◀le▶ compte ◀de▶ sa fatigue. Neurasthénie.
◀La▶ conquête du confort matériel ◀l’▶a laissé oublier ◀les▶ valeurs ◀de▶ ◀l’▶esprit au point qu’il n’éprouve plus même cette carence ; seulement, peu à peu, il découvre qu’il s’ennuie profondément ; fatigué ◀de▶ trop ◀de▶ satisfactions matérielles, il a laissé se détendre, ou il a cassé ◀les▶ ressorts ◀de▶ sa joie : ◀l’▶effort libre et généreux, ◀le▶ sentiment ◀d’▶avoir inventé ou compris par soi-même, ◀la▶ liberté et une certaine durée normale et capricieuse dans ◀le▶ plaisir, ◀la▶ conscience ◀de▶ ses besoins et ◀de▶ ses buts propres, humains et divins.
Mauvais loisirs. Ford lui a donné une auto pour admirer ◀la▶ nature entre 17 et 19 heures : vraiment, il ne lui manque plus rien — que ◀l’▶envie.
Mauvais travail. Il a perdu ◀le▶ sens religieux, cosmique, ◀de▶ ◀l’▶effort humain. Il ne peut plus situer son effort individuel dans ◀le▶ monde, lui attribuer sa véritable valeur. Il sent obscurément que son travail est antinaturel. Il ◀le▶ méprise ou ◀le▶ subit, mais, jusque dans son repos, il en est ◀l’▶esclave.
Pour s’être exclu lui-même ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ nature, il est condamné à ne plus saisir que des rapports abstraits entre ◀les▶ choses. Il ne comprend presque plus rien à ◀l’▶Univers.
Par ◀la▶ technique, ◀l’▶Occidental a prétendu maîtriser ◀la▶ matière et parvenir à une liberté plus haute. Or, ◀la▶ technique a révélé des exigences telles que ◀l’▶Esprit ne peut ◀les▶ supporter. Il abandonne donc ◀la▶ place, mais c’est pourtant lui seul qui nous permettrait ◀de▶ jouir ◀de▶ notre liberté. ◀La▶ victoire mécanicienne est une victoire à ◀la▶ Pyrrhus. Elle nous donne une liberté dont nous ne sommes plus dignes. Nous perdons, en ◀l’▶acquérant, par ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶acquérir, ◀les▶ forces mêmes qui nous ◀la▶ firent désirer.
2° Accepter ◀l’▶esprit, et ses conditions. Je dis que ◀les▶ êtres encore doués ◀de▶ quelque sensibilité spirituelle deviennent par ◀le▶ seul fait ◀de▶ rester eux-mêmes dans un monde fordisé, des anarchistes. Car ◀l’▶Esprit n’est pas un luxe, n’est pas une faculté destinée à amuser nos moments ◀de▶ loisir, il a des exigences effectives ; et ces exigences sont en contradiction avec celles que ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique impose au monde moderne.
Ces êtres, ◀d’▶une espèce de plus en plus rare, qui savent encore quelque chose ◀de▶ ◀la▶ vie profonde, qui voient encore des vérités invisibles, qui gardent, par quelle grâce ? un peu de cette connaissance active ◀de▶ Dieu que nos savants nomment mysticisme et considèrent comme un « cas » très spécial, — on ◀les▶ écarte des engrenages où ils risqueraient ◀de▶ faire grain ◀de▶ sable. Ils se réfugient dans ce qu’on pourrait appeler ◀les▶ classes privilégiées ◀de▶ ◀l’▶esprit : fortunes oisives ou misères sans espoir. On en rencontre encore parmi ◀les▶ jeunes gens, jusqu’au jour où, comme on dit, sans doute par ironie, « ◀la▶ vie ◀les▶ prend ».
Irréguliers aux yeux du monde ; ◀la▶ proie ◀d’▶on ne sait quelles forces occultes sans doute dangereuses, puisqu’elles ◀les▶ rendent inutilisables dans ◀les▶ rouages ◀de▶ ◀la▶ vie moderne.
◀Le▶ triomphe ◀de▶ Ford réduira ◀l’▶Esprit à devenir ◀l’▶apanage ◀d’▶une sorte ◀de▶ franc-maçonnerie ◀de▶ quelques centaines ◀d’▶individus. Et cette franc-maçonnerie sera bientôt traquée avec la dernière rigueur : avec ◀la▶ rigueur ◀de▶ ◀la▶ nécessité — puisqu’elle est inutile au grand dessein matérialiste ◀de▶ ◀l’▶◀Occident▶.
◀La▶ logique, parlant par ◀la▶ bouche ◀de▶ Ford : « Inutile, donc à détruire. » Ford a raison, une fois de plus. Pas ◀de▶ compromis possible ◀de▶ ce côté. Mais du nôtre ?
« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dit ◀l’▶Écriture.
Je ne pense pas qu’une attitude réactionnaire qui consisterait à vouloir en revenir à ◀la▶ période préindustrielle soit autre chose qu’une échappatoire utopique. Nous avons mieux à faire, il n’est plus temps ◀de▶ se désintéresser simplement des buts — si bas soient-ils — ◀d’▶une civilisation sous ◀le▶ poids ◀de▶ laquelle nous risquons ◀de▶ périr. Il se prépare déjà des révoltes terribles4, celles ◀d’▶un mysticisme exaspéré, devenu presque fou dans sa prison.
◀Les▶ intellectuels ◀d’▶aujourd’hui ont une tâche pressante : chercher s’il est possible ◀d’▶échapper au fatal dilemme. Premiers pas vers ◀la▶ solution : ◀l’▶existence du dilemme. Second pas : en poser ◀les▶ termes avec netteté et courage. Pour ◀le▶ reste, je pense que c’est une question ◀de▶ foi.