Sherwood Anderson, Mon père et moi et Je suis un homme (janvier 1929)ax
Le▶ critique se sent désarmé et légèrement absurde en face d’un récit comme celui ◀d’▶Anderson : voici un homme qui raconte sa vie avec une émouvante simplicité et il faudrait avoir ◀la▶ grossièreté ◀de▶ lui répondre ◀d’▶un air connaisseur que c’est bien composé. J’avoue prendre cette autobiographie tellement au sérieux que j’ai été bien étonné du passage où il rappelle qu’il écrit ◀la▶ vie ◀d’▶un homme ◀de▶ lettres. En réalité, on ne ◀le▶ voit pas encore apparaître sous cet aspect dans ces deux premiers tomes, où il décrit des scènes ◀de▶ son enfance et ◀de▶ sa jeunesse comme ouvrier.
◀L’▶art ◀d’▶Anderson est étonnant ◀d’▶apparente simplicité. ◀Le▶ récit s’avance à une allure libre et tranquille, anglo-saxonne et peu à peu entraîne tout un branle-bas ◀d’▶évocations hautes en couleur, ◀de▶ rêves, ◀de▶ visages, tandis que ç[à] et là s’ouvrent des perspectives saisissantes sur ◀l’▶époque. Anderson est avant tout un poète, un homme qui aime inventer et que cela console des nécessités modernes, dégradantes. Cet amour ◀de▶ ◀l’▶invention romanesque considérée comme une revanche ◀de▶ ◀la▶ poésie — mais à Chicago on doit appeler ça du bluff — fait ◀de▶ lui sans doute ◀le▶ plus méridional des conteurs ◀américains▶. Avec cela, un réalisme, plein ◀de▶ verdeur et souvent ◀d’▶amertume. Mais là où d’autres placeraient ◀le▶ couplet humanitariste, lui s’en va dans un rêve, ou dans un autre souvenir. Qui parmi nous sait encore parler ◀de▶ sa mère avec cette virile et religieuse tendresse ? C’est un Chinois, c’est un ◀Américain▶ qui viennent nous rapprendre que ◀les▶ sources ◀de▶ ◀la▶ poésie sont dans notre maison.
Voici un ◀de▶ ces passages où il sait être, avec sa verve doucement comique, si émouvant : « À cette époque je croyais fortement en ◀l’▶existence ◀d’▶une espèce ◀de▶ secrète et à peu près universelle conspiration pour insister sur ◀la▶ laideur. “C’est une frasque ◀de▶ gosses à laquelle nous nous livrons, voilà tout, moi et ◀les▶ autres”, me disais-je parfois, et il y avait des moments où j’arrivais presque à me convaincre que si je m’approchais tout à coup par-derrière ◀d’▶un homme ou ◀d’▶une femme quelconque, et disais “houu !” il ou elle se secouerait enfin, que moi aussi je me secouerais, et que nous nous en irions bras dessus, bras dessous en riant ◀de▶ nous-mêmes et ◀de▶ tout ◀le▶ reste, nous amusant comme des fous ».
Mais non, on ne ◀le▶ secouera pas, ce cauchemar, ce monde moderne, ce monde ◀de▶ fous qui n’ont plus que leur raison, ce monde où ◀l’▶on ne sait plus créer avec joie des formes belles, ce monde qui devient impuissant.
Impossible ◀d’▶évoquer un personnage précis pour lui faire endosser ◀le▶ blâme, mais comme ◀l’▶homme nommé Ford, ◀de▶ Détroit, a contribué davantage que n’importe quel autre ◀de▶ mon temps à faire aboutir ◀la▶ standardization à sa fin logique, ne pourrait-il pas être considéré un jour comme ◀le▶ grand tueur ◀de▶ son époque ? Rendre impuissant c’est à coup sûr tuer. Or on parle ◀de▶ ◀l’▶élever à ◀la▶ présidence ◀de▶ ◀la▶ République. Qu’un tel acte serait adéquat ! Tamerlan, dont ◀la▶ spécialité était ◀l’▶assassinat du corps humain, mais qui raconte dans son autobiographie que son désir constant était que tous ◀les▶ hommes vivant sous lui conservassent ◀la▶ virilité et ◀le▶ respect ◀de▶ soi était ◀de▶ son temps ◀le▶ souverain du monde. Tamerlan pour ◀les▶ anciens. Ford pour ◀les▶ modernes.
Quelle décadence !