3. Anatomie du monstre
Ayant épanché un peu de ma rancune, à seule fin de montrer pour quelles raisons j’ai entrepris de combattre l’▶instruction publique — on ne me contestera pas ces raisons puisqu’elles me sont absolument personnelles et qu’elles ont ◀la▶ valeur d’un témoignage, ni plus ni moins — il est temps que je fasse passer un petit examen aux principes de cette institution passionnément détestée. Vous allez voir comme il bafouillent leur « par cœur non compris ».
Aux yeux de beaucoup de gens, ◀la▶ passion est aveuglante : cela tient pour une bonne part à ce que ces personnes ont ◀les▶ yeux faibles. Il serait plus juste de dire que ◀la▶ passion n’a qu’une clairvoyance intéressée : mais celles-là sont ◀les▶ plus vives.
Enfin, je tiens à reconnaître qu’ici je ne cherche point ◀l’▶équité. Pas plus que vous qui défendez de parti pris ce que j’attaque. ◀L’▶esprit d’équité, avec son préjugé pacifiste n’est pas toujours ◀l’▶esprit de vérité, il s’en faut. Or je ne suis pas de ceux qui subordonnent ◀la▶ vérité à ◀la▶ tranquillité bourgeoise. Je tiens ◀le▶ « gain de paix » pour illusoire : il consiste à repousser ◀la▶ difficulté dans ◀l’▶avenir, d’une ou deux générations. Pendant ce temps elle s’aggrave, et nous voici avec ◀l’▶héritage de cinquante ans de radicalisme sur ◀les▶ bras. ◀L’▶écheveau est tellement embrouillé que déjà plusieurs proposent de trancher ◀le▶ nœud.
Je me bornerai à ◀l’▶examen des caractères ◀les▶ plus généraux de ◀l’▶instruction publique, ceux que n’atteignent dans leur principe ni ◀les▶ réformes de détail ni ◀les▶ modalités locales de réalisations pratiques.
◀Le▶ programme
a) ◀l’▶horaire : c’est un cadre, ou plutôt un moule, dans lequel on verse ◀les▶ matières ◀les▶ plus hétéroclites, sans égard à leurs qualités propres. De 8 à 9 arithmétique ; de 9 à 10 composition, etc. Ces disciplines se succèdent sans transition, dans un ordre absolument fortuit, de manière à prévenir toute concentration de ◀l’▶esprit.
b) plan d’études. On a divisé ◀l’▶enseignement en branches bien distinctes. On attribue à chacune un certain nombre d’heures par semaine, au jugé. On s’arrange à faire tenir dans cette classification ◀le▶ plus possible de « connaissances » qui dès lors deviennent obligatoires. ◀La▶ somme et ◀l’▶arrangement des parties doivent être identiques pour tous ◀les▶ écoliers. Ce plan régit ◀les▶ huit années réglementaires de ◀la▶ scolarité, et englobe ◀la▶ totalité de ◀la▶ science nécessaire à tout citoyen, dans une vue aussi large que simplifiée.
Remarquons qu’il suffit pour établir ce programme de disposer d’une ou deux feuilles de papier, d’un crayon et d’une règle (pour diviser ◀la▶ page en casiers rectangulaires, bien proprement.) Évidemment, il est préférable de savoir aussi ◀les▶ noms des sciences élémentaires. Mais il n’est en aucune façon nécessaire de connaître ◀la▶ psychologie des enfants, ni même ◀le▶ contenu des sciences dont on écrit ◀les▶ noms dans ◀les▶ casiers. Est-ce que ◀l’▶étude du trapézoïde est particulièrement indiquée pour préparer ◀les▶ élèves à une composition française ? Question oiseuse et saugrenue, — naïve.
◀Le▶ bon sens voudrait que ◀l’▶on tînt compte des possibilités d’adaptation de ◀l’▶enfant ; de ◀la▶ valeur fort inégale de ces disciplines ; de ◀la▶ diversité des besoins ; enfin des rythmes naturels de ◀l’▶esprit humain, qu’il se trouve que ◀le▶ Créateur n’a point accordés à ◀l’▶actuelle division horaire des journées…
Monsieur, répondent ◀les▶ fonctionnaires responsables, vous savez par expérience que nous ne comprenons pas ◀la▶ plaisanterie et que notre temps est précieux. D’ailleurs, ◀les▶ enfants ne se plaignent pas, de quoi vous plaignez-vous, vous ?
— Mais on fausse ◀l’▶esprit de ces enfants…
— Mais on nous paye, et ils n’en meurent pas.
◀Les▶ examens
Ce sont en principe des « contrôles » comparables à ceux que ◀l’▶on établit lors des grandes épreuves cyclistes. ◀Les▶ participants du Tour de Science doivent s’inscrire au terme de chaque trimestre. Ceux qui arrivent après ◀la▶ clôture ont à refaire ◀l’▶étape. On obtient par ce moyen un peloton homogène, facile à surveiller.
Mais en matière de sport, ◀la▶ tricherie est difficile, tandis qu’à ◀l’▶école elle est de règle. Car ◀la▶ qualité et ◀la▶ quantité des réponses « fournies » par ◀le▶ prévenu (◀l’▶élève examiné) n’a qu’un lointain rapport avec ◀la▶ qualité et ◀la▶ quantité des efforts « fournis » au cours du trimestre. Ce phénomène déconcertant s’explique justement par cette psychologie de ◀l’▶enfant dont je disais tout à ◀l’▶heure que ◀la▶ connaissance n’est pas exigée de ceux qui établissent ◀les▶ programmes et ◀les▶ examens.
« ◀Les▶ examens faussent complètement ◀l’▶esprit de ◀l’▶enseignement », lit-on jusque sous la plume de divers maîtres primaires et secondaires.
Ils n’en sont pas moins devenus ◀le▶ but même de ◀l’▶instruction ; ◀la▶ fin qui justifie ◀les▶ moyens et à quoi ◀l’▶on subordonne tout, plaisir, goût au travail, qualité du travail, santé, liberté, sens de ◀la▶ justice et autres balivernes, instruction véritable et autres plaisanteries de gros calibre, car à ◀la▶ vérité ce n’est pas d’enseigner qu’il s’agit, mais de soumettre ◀les▶ esprits au contrôle de ◀l’▶État, voyons donc, — n’avez-vous pas honte de vous faire rappeler sans cesse des vérités aussi élémentaires.
◀L’▶égalitarisme des connaissances
De ◀l’▶existence des programmes, qui est un fait, et de ◀l’▶existence de ◀la▶ Démocratie, qui est une prétention (réservons ◀le▶ mot d’idéal), découle cette exigence théorique : tous ◀les▶ enfants doivent à tout instant être en mesure 1° d’ingurgiter ◀la▶ même quantité de « matière » ; 2° d’en rendre compte de ◀la▶ même façon, dans ◀le▶ même temps.
Contentons-nous de remarquer que ce principe est à ◀la▶ base du système ; qui repose donc sur une tranquille méconnaissance de ◀la▶ nature humaine. ◀L’▶histoire enregistre bien une ou deux autres bêtises de cette épaisseur, mais il faut reconnaître que jamais on n’avait songé à leur donner une extension universelle et un caractère obligatoire.
◀L’▶école exige donc que ◀les▶ meilleurs ralentissent et que ◀les▶ plus faibles se forcent. Elle ne convient qu’aux médiocres, dont elle assure ◀le▶ triomphe.
◀L’▶école s’attaque impitoyablement aux natures d’exception, et ◀les▶ réduit avec acharnement à son commun dénominateur4. Nos bourgeois assistent sans honte à ce crime quotidien, et se félicitent du régime des lumières et des compteurs à gaz. Mais ils se fâchent tout rouge quand on leur dit que ◀la▶ Suisse est caractérisée, aux yeux de ◀l’▶étranger impartial, par sa culture intensive et extensive des veaux et des médiocres.
◀Le▶ gavage
Moyen de réaliser ◀les▶ précédents. Plus ou moins rationalisé. Son instrument ◀le▶ plus parfait s’appelle ◀le▶ manuel. Un bon manuel est un résumé clair et portatif des résultats actuels d’une science.
◀Le▶ bon sens voudrait qu’on étudie d’abord ◀la▶ science dans sa réalité, puis qu’on se réfère au résumé comme à un aide-mémoire. Mais ◀l’▶école veut qu’on commence par apprendre ◀le▶ résumé. D’ailleurs elle s’arrête là.
◀Les▶ manuels ne correspondent à aucune réalité. Ils ne renferment rien qui soit de première main, rien qui soit authentique. Ils négligent toutes ◀les▶ particularités, toutes ◀les▶ « prises » où pourrait s’accrocher ◀l’▶intérêt. Ils dispensent de tout contact direct avec ce dont ils traitent. Or ◀la▶ valeur éducative des choses n’apparaît qu’à celui qui entre en commerce intime avec elles. On apprend plus de deux que de mille, dit un sage oriental dont j’ai oublié ◀le▶ nom.
Une autre conséquence du gavage, c’est qu’on ne peut laisser aux élèves ◀le▶ temps qu’il faut pour assimiler ce qu’ils apprennent. Ils sont forcés de gâcher leur travail. Or ce travail n’a qu’une valeur éducatrice : s’il n’est pas modèle, il est absurde. Mais où sont à ◀l’▶école ◀les▶ modèles de ce qu’on nommait autrefois ◀la▶ ◀belle▶ ouvrage ? On va supprimer ◀les▶ leçons de calligraphie.
◀La▶ discipline
On conçoit que ◀la▶ réalisation d’un programme entièrement contre nature exige une discipline sévère. D’où notre conception pénitentiaire de ◀l’▶école.
Mais, s’il est des disciplines qui renforcent, il en est d’autres qui amoindrissent. ◀La▶ discipline scolaire consiste à faire tenir ◀les▶ enfants immobiles et muets 6 heures par jour durant 8 ans. Il paraît que cela facilite ◀le▶ travail du maître. Il se peut. Tout dépend de ce qu’on attend de ce travail. Je doute qu’il soit de nature à légitimer ◀l’▶énormité de ◀l’▶effort qu’on demande à ces petits. Là encore il y a une exagération absurde, une généralisation si schématique et superficielle que ◀la▶ discipline perd tout son sens éducatif et n’est plus qu’une entrave énervante, un système de vexations mesquines, propres à étouffer toute spontanéité chez un peuple qui vraiment ne péchait point par ◀l’▶excès de cette vertu.
◀La▶ discipline primaire forme des gobeurs et des inertes, fournit des moutons aux partis et prédispose ◀les▶ citoyens suisses à prendre au sérieux ◀les▶ innombrables défense de, petites crottes noires et blanches qui marquent un peu partout ◀le▶ passage de ◀l’▶État, et dont ◀la▶ vue permet à ceux qui tombent du ciel sur notre sol de s’écrier sans hésiter : « Liberté, liberté chérie, voilà bien ta patrie. »
◀La▶ préparation civique
Tous ◀les▶ pontifes de ◀l’▶instruction publique sont d’accord sur ce point : ◀l’▶école primaire doit être une école de Démocratie. Ils insistent sur ◀le▶ fait que ◀les▶ leçons d’instruction civique sont insuffisantes pour former ◀le▶ petit citoyen : il faut que ◀l’▶enseignement tout entier soit occasion de développer ◀les▶ vertus sociales de ◀l’▶élève. « Une classe est une société en miniature. »
Ceci est une énorme bourde. Juxtaposez trente enfants sur ◀les▶ bancs d’une salle d’école, vous n’aurez rien qui ressemble en quoi que ce soit à aucun état social existant. Ce qui est vrai, c’est que ◀le▶ fait, absolument nouveau dans ◀l’▶Histoire, que ◀l’▶on oblige ◀les▶ enfants à vivre ensemble dès ◀l’▶âge de 6 ans, favorise ◀le▶ développement de leurs penchants ◀les▶ plus « communs » : jalousie, vanité, panurgisme, concurrence sournoise, admiration des forts en gueule, — tout cela qui deviendra plus tard socialisme, morgue bourgeoise, esprit de parti, arrivisme et parlementarisme.
◀La▶ culture de ◀l’▶esprit démocratique telle qu’elle est comprise par ◀les▶ instituteurs — et elle ne peut être comprise autrement — est essentiellement négative. Elle consiste à persécuter ceux qui, en quelque manière que ce soit, voudraient « se distinguer ». (◀Le▶ mépris que notre peuple met dans cette expression !)
Pour moi ce que je retire de plus évident de mon expérience scolaire, c’est une grosse vérité que ◀le▶ bon sens m’eût par ailleurs fait voir : il n’y a pas d’égalité réelle possible tant que ◀la▶ loi est ◀la▶ même pour tous.
Je ne parle pas des manuels d’histoire, dont il est aujourd’hui démontré qu’ils donnent une image mensongère de ◀l’▶ancienne Suisse, à ◀l’▶usage du peuple souverain qui ne manque pas d’en être flatté.
Et puis, quelle est cette préparation à ◀la▶ vie qui commence par nous soustraire à ◀l’▶influence de ◀la▶ vie ? Quelle est cette éducation sociale qui enlève ◀l’▶enfant à ◀la▶ famille ?5 Quel est cet instrument de perfectionnement civique qui assure ◀l’▶écrasement des plus délicats par ◀les▶ plus vulgaires ?
◀L’▶idéal du bon élève
◀Le▶ bon sens voudrait que ◀le▶ bon élève soit celui qui sait utiliser pour son profit humain ◀la▶ petite somme de connaissances indispensables qu’on lui donne à ◀l’▶école. (Cet argent de poche, ni plus ni moins.) Ou encore : que ◀le▶ bon élève soit celui qui supporte ◀le▶ mieux ◀le▶ traitement scolaire ; celui dont ◀la▶ valeur humaine subsiste intacte au milieu des conditions anormales créées par ◀l’▶école publique. Mais ◀l’▶idéal de ◀l’▶école est autre ; il est même tout contraire. On ne peut pas exiger qu’il soit tout de noblesse, de vertu et de grandeur. Mais on peut s’étonner de voir qu’il n’est que ridicule et mesquinerie. Il y a là une préméditation de médiocrité que je ne puis m’empêcher de trouver suspecte.
◀Le▶ bon élève est celui qui a de bons points. Or ◀les▶ bons points vont aux parfaits imitateurs. Oyez-moi tous ces petits phonographes…ographes…graphes…graphes… Enfoncés, ◀les▶ perroquets. Dans une composition sur ◀La▶ Neige, Victoria X, 10 ans, écrit : « C’est ◀l’▶hiver. Déjà ◀la▶ terre a revêtu son blanc manteau. » Elle aura 10 sur 10. Mais on donnera 3 sur 10 à Sylvie Z pour avoir trouvé : « Quant il neige, c’est comme des petits morceaux de vouate. » Il est évident que Sylvie est supérieure à Victoria dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶invention est supérieure à ◀l’▶imitation. Mais Victoria montre une âme docile, un rassurant défaut d’esprit critique, tandis que Sylvie appartient manifestement à ◀la▶ race dangereuse de ceux qui voient avec leurs yeux.
◀Le▶ bon élève est aussi ◀l’▶élève discipliné. ◀L’▶école veut que partout ◀la▶ valeur cède ◀le▶ pas à ◀la▶ règle. Elle cherche à développer chez nos petits Helvètes un légalisme écœurant6, un conformisme d’imbéciles ou d’impuissants, qui d’ailleurs ne peut être qu’à ◀l’▶avantage des gens en place, vieille histoire.
On m’objectera sans doute quelques « brillantes carrières » fournies par d’ex-forts-en-thème, voire par d’ex-instituteurs. À ◀la▶ vérité, il s’agit de réussites qui, pour avoir enivré ◀l’▶espoir et enflammé ◀l’▶ambition d’un grand nombre de régents, ne laissent pas que d’être assez spéciales. Il arrive en effet que nos petits futurs grrrands citoyens ayant accompli de « fortes études primaires et secondaires » (témoignage suffisant de leurs aptitudes à ◀la▶ compromission sociale établie) et cueilli au passage un grade universitaire, prennent leur essor de chérubins du parti au cours de ces nombreux banquets de cercles locaux où se fondent ◀les▶ réputations, où se « baptisent » ◀les▶ hommes d’avenir. Un jour on voit s’étaler en première page des illustrés ◀la▶ face épanouie quoique énergique d’un de ces coqs de village qu’on vient de jucher sur ◀la▶ flèche de ◀l’▶édifice administratif. Et c’est ce qui s’appelle une ◀belle▶ carrière.
Mais ces brillants météores ne troublent pas beaucoup ma superstition, par ailleurs fort grande. Tous ceux qui ont eu ◀l’▶occasion de comparer ◀les▶ bons élèves de diverses classes d’un collège ont été frappés de constater que ◀la▶ force et ◀l’▶originalité de leur jugement sont en raison inverse du nombre d’années d’instruction publique qu’ils ont subies.
◀Le▶ dilemme
J’ai indiqué que ◀les▶ principes de ◀l’▶instruction publique ne coïncident qu’accidentellement avec ceux du bon sens. Je m’en tiendrai là, renonçant pour cette fois à démontrer, ce qui serait facile, qu’ils constituent une inversion méthodique de toutes ◀les▶ lois divines et humaines. C’est-à-dire : une méthode d’abâtardissement de ◀la▶ race.
D’autre part, il est aisé de voir que tous ces principes dérivent nécessairement du fait que ◀l’▶école est publique, obligatoire, et soumise au contrôle de ◀l’▶État.
Alors ?
Ou bien vous acceptez ◀le▶ régime — mais aussi ses conséquences absurdes et fatales, par exemple ◀l’▶instruction publique.
Ou bien vous combattez ◀l’▶instruction publique — mais vous êtes, de ce fait, contre ◀le▶ régime.
Il y a là, dirait M. Prudhomme, un bien grave dilemme.