7. L’Instruction publique contre le progrès
Un beau titre. Et qui a meilleure façon que le reste, pensez-vous. Il faut avouer qu’avec ce je ne sais quoi de▶ déclamatoire, ◀de▶… journalistique, ◀de▶ bedonnant creux, cela vous a un petit air démocratique, hé ! hé !… et d’ailleurs vous aimez les idées généreuses, n’est-ce pas ? J’en étais sûr.
Cependant j’ai peur que mon progrès ne soit pas le vôtre, et même que sa nature ne l’entraîne dans une direction tout opposée.
C’est très malin ◀d’▶avoir inventé un instrument ◀de▶ progrès : encore faut-il le mettre en marche. Et où le conduire ? Il y a beaucoup de routes, mais vous n’aimez pas le risque, vous préférez le sur-place. Ainsi l’instruction publique s’est arrêtée aux environs ◀de▶ 1880 et depuis lors n’a guère bougé. Le moteur n’en continue pas moins ◀de▶ consommer, ◀de▶ ronfler et ◀de▶ tout empester. Et peu à peu le public s’aperçoit que « l’instrument ◀de▶ progrès » n’est qu’un camouflage à l’abri duquel on distille du radicalisme intégral. On me fera observer que beaucoup des servants ◀de▶ la machine sont socialistes : voilà qui ne change pas le rendement, j’imagine, ni la nature des produits excrétés.
On forme nos gosses, dès l’âge ◀de▶ 6 ans, à ne se point poser ◀de▶ questions dont ils n’aient appris par cœur la réponse. Regardez un écolier préparer ses devoirs, c’est frappant : il apprend les questions aussi bien que les réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : avoir obtenu un conformisme ◀de▶ la curiosité. Il est vrai qu’il ne fallait pas moins pour assurer la sécurité ◀d’▶un régime établi dans des fauteuils ; car un peuple ◀d’▶électeurs fantaisistes serait parfois tenté ◀de▶ retirer brusquement ces sièges, farce connue et qui ridiculise à coup sûr sa victime.
En fait ◀de▶ farces, vous allez feindre ◀de▶ trouver bien bonne celle-ci : je prétends que l’instruction publique est une puissance conservatrice. — Pas moins ! Elle est destinée à légitimer par la force ◀de▶ l’inertie et à perpétuer mécaniquement tout ce qui est depuis Numa Droz.
Conservatrice, et non pas réactionnaire, non, même pas. Car les forces ◀de▶ réaction collaborent à leur manière au progrès, elles corrigent, stimulent, vivifient. L’◀École▶ se contente ◀d’▶être figée. Est-ce un frein ? Même pas. C’est plutôt une vase où s’enlise notre civilisation ; et où la Démocratie peut se conserver des siècles encore…
Or si je dis que l’◀École▶ est contre le progrès, c’est que le progrès consiste à dépasser la Démocratie. Et cette thèse ne va pas à l’encontre ◀de▶ l’évolution normale ◀de▶ l’humanité, comme vous ne manquerez cependant point ◀de▶ le dire, avec ce sens exquis du cliché qui est un hommage à vos maîtres respectés.
La Démocratie, par le moyen ◀de▶ l’instruction publique, limite l’homme au citoyen. Il s’agit donc ◀de▶ dépasser le citoyen, ◀de▶ retrouver l’homme tout entier. Je distingue dans cette opération deux temps : d’abord critiquer ce qui est — par la comparaison avec ce qui fut, ou ce qui devrait être ; ensuite, préparer le terrain pour les jeux nouveaux que l’humanité ◀de▶ demain ne peut manquer ◀d’▶inventer. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ voir une intention providentielle dans cet amour ◀de▶ la destruction et ◀de▶ l’anarchie que les génies directeurs ◀de▶ ce temps ont inspiré à beaucoup d’entre nous — encore que peu l’avouent. Car détruire, déblayer, et faire des signes dans le vide à des hasards gros ◀de▶ dangers, c’est peut-être à quoi notre génération devra limiter l’efficacité ◀de▶ ses efforts.
Critiquer le présent au nom du passé ne signifie pas que l’on désire un retour au passé. Mais la considération ◀de▶ régimes anciens peut nous amener à constater, sans plus, que notre soi-disant progrès social correspond à un recul humain. Par exemple, est-ce un progrès que ◀d’▶avoir remplacé les hiérarchies ◀de▶ tradition, avec tout le vaste arrière-fond ◀de▶ poésie et ◀de▶ grandeur que ce mot comporte — quelles qu’en soient d’ailleurs les réalisations —, par des hiérarchies rond-de-cuiresques dont l’origine est un pis-aller, dont la méthode est le tirage au flanc lucratif, dont l’esprit est la jalousie rancie armée ◀de▶ pédantisme, et je ne parle pas du décor, des odeurs, ◀de▶ la poussière, des petites habitudes sordides et ◀de▶ cette matière rarement « hygiénique » et qui définit notre âge : la paperasse ?
Réponse ? Petits étourdis. Réponse non, c’est un recul.
Cette critique du fonctionnarisme, vous alliez le dire, est un ramassis ◀de▶ lieux communs. Mais il s’en faut, hélas, ◀de▶ beaucoup que la majorité des électeurs les considèrent comme tels. Et je ne me tiendrai pas pour battu quand on m’aura fait remarquer que la plupart des intellectuels sont convertis depuis longtemps à ces idées antidémocratiques : il est temps qu’elles débordent ce cercle étroit et distingué. Il y a ◀de▶ grands balayages à faire, un grand courant ◀d’▶air à créer qui emportera toutes ces statistiques et ces journaux, il en restera toujours assez pour allumer des feux ◀de▶ joie, etc. Bon. Supposons tout cela fait. Respirons. Mais déjà vous m’attendez à ce tournant et vous me sommez ◀de▶ dire comment, maintenant, je vais m’y prendre pour préparer les temps nouveaux. Énorme question. Aurai-je la naïveté non moins énorme ◀d’▶esquisser ici la réponse que je lui réserve ?
L’instruction publique est la forme la plus commune ◀de▶ la peste rationaliste qui sévit dans le monde depuis le xviiie (depuis les dernières pestes noires). Si vous creusez un peu la notion ◀de▶ démocratie, vous trouvez bien vite qu’elle repose sur des postulats rationalistes. En vérité, démocratie et rationalisme ne sont que deux aspects, l’un politique, l’autre intellectuel, ◀d’▶une même mentalité. Elle s’est développée au xviiie dans l’aristocratie qui n’y voyait qu’un jeu. Durant tout le xixe elle est descendue dans la bourgeoisie et dans le peuple ; elle y est devenue une tyrannie. Avant il y avait la Raison et les sentiments. Maintenant il y a le rationalisme12 et la sentimentalité.
Ce rationalisme-là triomphe non seulement dans les principes démocratiques, et dans ceux ◀de▶ l’◀École▶, mais encore dans toute la conduite moderne ◀de▶ la vie. C’est notre américanisme et c’est notre sécheresse sentimentale. Et c’est le grand empêchement intérieur dont souffre notre imagination créatrice ; c’est lui qui stérilise nos utopies et les empêche ◀de▶ devenir autre chose que des utopies. Il s’agit donc en premier lieu ◀de▶ le démasquer et ◀de▶ le pourchasser dans toutes les démarches ◀de▶ notre vie. Mais cette première tâche constitue un programme si riche qu’il est superflu ◀d’▶en formuler une seconde. Laissons ce soin, à des générations plus libres ◀d’▶imaginer, bénéficiant ◀de▶ notre colère jacobine et ◀de▶ cette formidable expérience négative qui aura duré deux siècles au moins.
L’évolution ◀de▶ l’humanité paraît conforme à la dialectique hégélienne ; on y retrouve facilement les triades : être —négation ◀de▶ l’être — nouvel être. Notre époque serait le deuxième temps ◀d’▶une ◀de▶ ces triades. Son rationalisme nie l’être sous toutes ses formes, traduit tout en relations et veut rendre toutes relations conscientes, c’est-à-dire, pour lui, calculables, chiffrables. Dans la mesure où il y parvient, il tue les existences particulières, ou bien c’est qu’elles sont déjà mortes. Mais le temps vient où elles renaîtront à une vie nouvelle et plus complète, à un degré supérieur ◀d’▶inconscience, si je puis dire. Alors ce sera au tour ◀de▶ l’instinct ◀d’▶intégrer la raison.
Je crois que nous approchons ◀de▶ ce temps. Et que le véritable progrès veut qu’on s’attaque à tout ce qui entrave cet avènement. C’est pourquoi je réclame l’expulsion ◀de▶ la congrégation radicale des instituteurs.
On me demande encore ce que je mettrais à la place. Et parce que je ne propose rien ◀de▶ bien précis, on triomphe grossièrement.
J’aurais voulu vous voir demander à un sujet ◀de▶ Louis XIV ce qu’il concevait à la place de la royauté absolue. Il eût fallu certes une imagination prodigieuse au dit sujet pour se représenter même très vaguement notre actuelle civilisation. Et même Diderot, même Rousseau, à la veille ◀de▶ la Révolution, soupçonnaient-ils que la république qu’ils appelaient serait livrée cent ans plus tard à peine à la folie démocratique, à cette danse ◀de▶ Saint-Guy politique dont rien ◀de▶ leur temps ne pouvait offrir la moindre préfiguration ?
Eh bien ! induisez ◀de▶ cette similitude les possibilités formidables que nous réserve le siècle à venir, et vous commencerez à comprendre que votre scepticisme à l’endroit de la forme sociale que nous appelons sans la connaître et qui s’élabore déjà secrètement, que ce mépris et ce scepticisme sont ◀d’▶un ridicule écrasant, sous lequel vous ne tarderez pas à périr.