Appendice. Utopie
Un os à la meute.
(Et figurez-vous que j’ai la ferme intention de▶ vous faire rigoler, si cela peut vous rassurer quant à ma santé mentale.)
La question est ◀de▶ savoir si nous serons des hommes ◀de▶ chair et ◀d’▶esprit, ou des pantins articulés. (Qui tiendra les ficelles, peu importe.)
Les économistes (mot stupide) et les philosophes13 les mieux informés ◀de▶ ce temps s’accordent sur un point : le salut ◀de▶ l’Europe est lié à la naissance ◀d’▶une nouvelle attitude ◀de▶ l’âme. Ceci revient à dire que seule une grande vague ◀de▶ l’imagination collective peut désensabler le vieux bateau occidental.
Un nouvel état d’esprit : voilà bien ce que l’◀École▶ empêche même ◀de▶ concevoir
Elle cultive ce qu’il y a ◀d’▶anti-irrationnel dans la nature ◀de▶ l’homme. Elle punit froidement la spontanéité et l’invention. Elle dénature le sens ◀de▶ la liberté. Elle détruit tout ce qui permettrait ◀d’▶échapper à la mécanique. Bref, elle perpétue ce manque ◀d’▶imagination dont les conséquences seront matériellement catastrophiques pour peu que cela continue. Qu’on ne s’y trompe pas : le sens technique qui tient lieu ◀d’▶imagination à l’homme moderne n’est pas créateur ◀d’▶êtres spirituellement vivants, ni ◀d’▶aucune grandeur supérieure à la somme ◀de▶ ses éléments. Il n’engendre pas, il ajuste. Quand nous aurons épuisé toutes les combinaisons ◀de▶ vitesse et ◀d’▶ennui à quoi présentement nous usons le plus clair ◀de▶ nos forces, — le Poète dira un mot, ou bien fera un acte, et ces peuples ◀de▶ somnambules s’éveilleront du cauchemar où les plongent toutes vos drogues : presse, ciné, faux-luxe, suffrage universel, instruction publique. Cela promet des grabuges inouïs. Il ne tient peut-être qu’à une forte équipe ◀d’▶idéalistes pratiques ◀d’▶en faire sortir le beau miracle ◀d’▶une civilisation aux ordres ◀de▶ l’Esprit. Mais il faudrait que dès maintenant se constituent ces élites, et cela ne se peut que si les tenants ◀de▶ l’ordre spirituel retrouvent le courage ◀d’▶être, malgré les mots14, des anarchistes et des utopistes.
J’appelle anarchiste, tout ce qui est violemment et intégralement humain. L’anarchie est un degré ◀d’▶intensité dans la vie, non pas un parti. Tout extrémiste, ◀de▶ droite comme ◀de▶ gauche, se trouve être dans une certaine mesure un anarchiste s’il défend son opinion ◀de▶ toutes ses forces. Mais c’est un anarchiste ◀de▶ la mauvaise espèce, un anarchiste embrigadé. L’anarchiste que j’aime est simplement un homme libre qui a une foi (ou un amour) et qui s’y consacre. (Mais alors !… Je vois à votre mine stupidement rassurée que vous vous dites : c’est tout à fait moi ! — Détrompez-vous. Vous ne savez pas ce que c’est que libre, ou consacré.)
L’utopiste, c’est l’inventeur. Les sots vont répétant que c’est un être qui ignore le réel. C’est justement parce qu’il le connaît mieux qu’eux qu’il y a vu des fissures et des possibilités nouvelles. Tenir compte du réel ne signifie pas s’y soumettre sans combat. L’utopiste est celui qui ne se résigne à aucun état de choses. Il est pour le « mieux » contre le « bien ». Sans lui l’humanité s’avachirait totalement. Mais il est dans l’ordre qu’elle beugle longuement tout en le suivant.
Que faire, diront les gens ◀de▶ bonne volonté dont mon imagination romantique suppose l’existence. Que faire ? Voir et penser juste d’abord. Simplement. Ensuite, soutenir cette opinion : les effets suivront infailliblement. Par exemple, je vous demande une fois pour toutes si vous tenez, oui ou non, M. W. Rosier, auteur ◀de▶ manuels ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie bien connus, pour l’esprit le plus dangereusement plat qui soit. (Il est plus que plat : il est creux.) Si beaucoup de personnes répondent oui, cela finira par créer un courant ◀d’▶opinion. Et l’opinion publique mène le monde, paraît-il. À ce propos : que les journalistes s’engagent désormais à ne publier plus un seul article ◀de▶ fond où ne perce leur mépris pour l’instruction publique. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent à propos de n’importe quoi, comme on sait, et ils auraient là l’occasion ◀de▶ racheter bien des choses. Ce n’est rien ◀de▶ moins qu’une rédemption du journalisme, ce que je propose-là. Et c’est ainsi qu’on peut imaginer sans trop ◀d’▶invraisemblance ◀de▶ petites réformes.
Mais j’en ai assez dit pour éviter ce malentendu : je ne crois pas à la possibilité ◀d’▶une réforme suffisante. C’est une révolution qu’il faut. Alors, supprimer les ◀écoles▶, raser les collèges, renvoyer les instituteurs aux pommes de terre ? Impossible. Le peuple qui déteste l’◀école▶ a pourtant faim ◀d’▶instruction15, et se croirait lésé dans un ◀de▶ ses droits fondamentaux.
Le peuple veut s’instruire et on lui bourre le crâne pour l’en empêcher. Il s’agit ◀de▶ lui faire comprendre que l’◀école▶ est le plus gros obstacle à sa culture. Et c’est cela, préparer le terrain.
D’autre part, il faut partir ◀de▶ ce qui est. Mais comment retourner contre l’ennemi ses propres batteries ? Autrement dit : quel emploi utopique ◀de▶ l’organisation existante peut-on imaginer ?
L’◀école▶ devrait donner à l’enfant ce que son entourage ne peut plus lui donner : des modèles ◀de▶ pensée. Un entraînement ◀de▶ l’esprit, au lieu d’une somme ◀de▶ connaissances mortes. Une technique spirituelle. Et puis, qu’il en fasse ce qu’il voudra.
Les Orientaux appellent yoga cette culture des facultés physiques, intellectuelles et mystiques. Toute leur force vient du yoga. Et tout le yoga repose sur la concentration. En vérité, toute force résulte ◀d’▶une concentration, dans quelque domaine que ce soit.
Si l’Occident comprenait cette vérité élémentaire et en tirait des conclusions immédiates, non seulement il serait sauvé du désastre, mais il recouvrerait la domination du monde16 et non plus en barbare cette fois-ci. Ce qui l’empêche ◀de▶ comprendre, ici encore, c’est la peur scolaire des mots. Ce terme hindou agace, trouble ou fait sourire les étriqués. On croit devoir se défendre : on se moque. On me dit : vous ne voyez tout de même pas une classe ◀de▶ gamins répétant la syllabe sacrée Aûm ou se livrant à des exercices ◀de▶ contrôle ◀de▶ la respiration.
Il ne s’agit nullement ◀de▶ cela. Nous ne sommes pas aux Indes, je vous jure que je m’en doute. Mais l’Occidental aussi pratique son yoga à lui : toutes les fois qu’il veut obtenir une grande intensité avec un minimum ◀de▶ moyens. J’en citerai deux exemples : la discipline jésuite et le drill militaire.
Le drill correspond remarquablement dans le plan physique, aux exercices élémentaires que l’on exige ◀d’▶un initié. Le fameux arrêt ◀de▶ la pensée dont on sait l’importance primordiale dans le yoga correspond au garde-à-vous ! par quoi l’on impose au corps une immobilité absolue. L’un et l’autre ◀de▶ ces exercices montrent que le candidat possède une énergie suffisante pour aller plus loin, — et en même temps constituent des sources ◀d’▶énergie nouvelle. Le parallèle peut être poussé dans les détails. Il s’agit bien ◀d’▶un geste identique, exécuté dans deux plans différents. Le drill est un yoga corporel, le yoga est un drill ◀de▶ l’esprit. Je sais que ces deux mots sont bien dangereux et impopulaires. Tout comme ce qu’ils désignent d’ailleurs. Tant mieux.
Il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas séparer une méthode des fins auxquelles on l’applique généralement. Ces gens-là diront que je veux militariser l’enseignement ou transformer les collèges en couvents. Tant pis.
Le drill offre un exemple ◀d’▶éducation efficace. L’armée ◀de▶ milices suisses fait des soldats en moins ◀de▶ trois mois. Si l’◀école▶ appliquait en les transposant des méthodes ◀de▶ concentration analogues, même dans la mesure sans doute faible où la nature des enfants le supporte, on économiserait plusieurs semestres ◀de▶ travail. Si chaque matin l’enfant parvenait à mettre sa pensée au garde-à-vous durant quelques instants, il s’épargnerait ◀de▶ longs énervements. Il n’y a pas là ◀de▶ quoi se tordre. Car tout cela nous donnerait des années ◀de▶ liberté en même temps qu’un peu de calme. Ces années ◀de▶ liberté nous permettraient ◀de▶ vivre, seule façon ◀de▶ s’instruire inventée à ce jour. Ce calme nous permettrait ◀de▶ comprendre beaucoup de choses qui restent cachées aux agités ; la nature par exemple.
Je ne demande pas qu’on nous enseigne le goût ◀de▶ la nature. Mais qu’on nous laisse le temps ◀de▶ la regarder. ◀De▶ faire connaissance.
Je ne sais s’il est très exagéré ◀de▶ dire que tout homme gagnerait à posséder une plus grande puissance intellectuelle, une meilleure mémoire, une sensibilité plus aiguisée. En tout cas, c’est à cultiver ces facultés atrophiées que devrait s’employer l’◀école▶. Nous avons vu qu’elle préfère les étouffer.
Cependant, je ne crois pas qu’il soit bon que tous progressent ◀de▶ la même manière. Dans un système ◀de▶ culture spirituelle, les différences s’accuseraient, mais se légitimeraient du même coup ; car sur ce plan elles ne font que traduire la diversité des besoins individuels.
Méditez un peu ces truismes : On apprend plus ◀d’▶une chose longuement contemplée que ◀de▶ mille aperçues au passage. Ab uno disce omnes. Une minute ◀de▶ concentration intense dégage dans l’individu plus ◀d’▶énergie que des heures ◀d’▶exercices gémissants. De même, le bien supérieur ◀de▶ quelques-uns est plus utile à tous que le bien médiocre ◀de▶ beaucoup. La valeur vaut mieux que le nombre parce qu’elle le contient en puissance. Et c’est pourquoi l’aristocratie ◀de▶ l’esprit est nécessaire au bien public.
Certains proposent en rougissant ◀de▶ leur hardiesse quelque chose comme l’instruction privée : et moi je la voudrais secrète. Vous verrez bien. Cela se fera sans vous. Déjà revient le temps des mages : ils comprennent les théories ◀d’▶Einstein, ils composent ◀de▶ la poésie pure, ils mesurent des sensibilités secondes et tout un arc-en-ciel ◀de▶ sentiments dont les accords imitent la blancheur éclatante ◀de▶ l’amour… Que dirons-nous ?… Par la force des choses et ◀de▶ l’Esprit, l’homme sera-t-il sauvé ◀de▶ sa folie démocratique ?
Areuse, 26 décembre 1928-10 janvier 1929.
NOTE A
On est toujours tenté ◀d’▶attribuer à ses adversaires des intentions noires et consciemment criminelles. Ce travers a été développé jusqu’au ridicule par la démocratie. Les journaux, les cercles, les coulisses ◀de▶ parlements et autres potinières ne vivent que ◀de▶ semblables accusations. Du moment que n’importe qui juge et contrôle n’importe quoi, il faut bien inventer des dessous pour redonner quelque saveur à ses jugements.
C’est pourquoi l’on ne peut plus attaquer un fonctionnaire dans son activité publique sans que des personnes bien intentionnées viennent vous dire : « Mais Monsieur, M. Machin que vous attaquez est pourtant un très brave homme, il fait partie du conseil ◀de▶ la paroisse, etc. » — Il semble qu’en attaquant ses idées et leurs réalisations ont ait porté atteinte à la dignité morale ◀de▶ ce M. Machin, membre du conseil ◀de▶ paroisse.
Je préciserai donc : je tiens l’◀École▶ pour criminelle. Mais je ne tiens pas tous les instituteurs pour gibier ◀de▶ potence. Ils font beaucoup de mal, mais ils sont les premières victimes du système qu’il propagent et qui les fait vivre. La question se complique dès que l’instituteur prend conscience ◀de▶ la nocivité ◀de▶ son action…
Ils sont consciencieux, certes, mais sont-ils dans la même mesure conscients des fins qu’on assigne à leur activité ?
Un peu de rigueur dans la pensée empêcherait souvent des catastrophes que beaucoup de rigueur morale ne saurait même pas prévoir.
NOTE B
La culture ◀de▶ notre sensibilité nous aiderait à retrouver l’accord avec l’ordre naturel. La culture ◀de▶ notre force ◀de▶ pensée nous rendrait une liberté sans laquelle nos efforts resteront vains pour instaurer cette nouvelle attitude ◀de▶ l’âme. Mais ces méthodes ne prendraient tout leur sens et toute leur efficace que dans un système religieux. Pour quiconque a une foi et la conscience ◀de▶ cette foi, il n’est ◀d’▶enseignement véritable que religieux. Mais les questions confessionnelles enrayent et faussent tout. Imaginez une culture spirituelle indépendante ◀de▶ toute destination religieuse particulière. On peut faire des haltères et rester pacifiste.
NOTE C
Vous parlez ◀de▶ la grande vulgarité ◀de▶ mes attaques. Ce qui est vulgaire, au plein sens du mot, c’est le genre distingué ◀de▶ la bourgeoisie qui se monte le cou.