Panorama de Budapest (23 mai 1929)b
Passer de Vienne à Budapest, c’est, en six heures d’express, changer totalement d’atmosphère, passer de la lassitude à la turbulence, d’une▶ propreté joliette à ◀un▶ désordre pittoresque, d’◀un▶ scepticisme poli à ◀une▶ excitation agressive. La simple visite ◀des▶ cafés dans l’une et l’autre de ces capitales suffit à vous en donner la sensation : ce que vous pourrez voir durant le reste de votre séjour ne fera que confirmer cette première impression.
Vienne : assis sur les banquettes rembourrées de profondes loges, les clients dégustent ◀des▶ cafés débordants de crème, avec ◀une▶ apathie qu’aucun orchestre ne vient troubler, aucune voix haute, aucune couleur vive. Les journaux qu’ils lisent annoncent chaque jour quelque catastrophe imminente, ◀une▶ révolution, le transfert de la SDN à la Hofburg… Mais les nouvelles de l’Opéra aussi sont en grosses lettres, et tout cela finira bien par s’arranger, comme au dernier acte d’◀une▶ opérette. Ce peuple s’est résigné avec ◀une▶ facilité incroyable à la défaite, au marxisme, au chômage, lequel semble d’ailleurs correspondre à son état d’esprit le plus naturel. Mais de quoi vivent ces bourgeois aimables et insipides, qui passent ◀des▶ après-midi entiers devant les deux verres d’eau que le garçon renouvelle de temps à autre, à lire ◀des▶ potins tout en essuyant ◀une▶ moustache de crème fouettée ?
Budapest : ◀une▶ vague de musique tzigane vous emporte dès l’entrée. ◀Un▶ violon vient vous siffler à l’oreille les notes les plus aiguës d’◀une▶ chanson populaire, et à l’autre extrémité de la salle, par-dessus la rumeur ◀des▶ clients, le violoncelle répond de sa voix profonde et passionnée, sous les roulades d’◀un▶ cymbalum. Aux parois, la prière pour la résurrection de la Hongrie, ◀des▶ portraits de lord Rothermere, et sur toutes les portes le fameux : « Non ! non ! jamais ! » Officiers élégants, tout de noir vêtus, belles femmes aux voix agréablement rauques… Sortez pour en suivre ◀une▶, arrêtez-vous à ses côtés devant cet étalage pour admirer ◀un▶ coussin aux curieux dessins noirs et blancs : il représente l’ancienne Hongrie découpée en blanc sur fond noir et portant, en cœur noir, la nouvelle… « Savez-vous qu’on nous a pris les deux tiers de notre pays ?… Non, non, jamais ! »
La rue est sale à cause de la fonte de la neige (◀une▶ boue ocre, épaisse, on envie les bottes que portent les femmes), encombrée de piétons qui traversent en tous sens, évitant vivement les trams qui sonnent avec frénésie et les petits taxis rouges qui déferlent sur les boulevards comme ◀une▶ nuée d’insectes affolés. Les maisons sont basses, couvertes du haut en bas d’affiches rouges et jaunes et d’inscriptions cascadantes, à l’orientale (on pense au mot bazar, qui sonne rouge et jaune aussi). Soudain se dresse ◀une▶ énorme maison de pierre brune, puis ◀une▶ banque en style hongrois, façade aux grandes lignes verticales, peinturlurée de bleu, d’or et de violet. Puis ◀une▶ rue de pierre grise toute boursouflée de prétentions munichoises. Puis ◀un▶ palais gothique 1880, qui est le Parlement. Et voici la trouée du Danube, Bude solidement amarrée à Pest par quatre énormes ponts de fer. Contre leurs piles, en hiver, viennent se briser avec ◀un▶ fracas sourd les îlots de glace qui descendent lentement le fleuve. Au cœur de Prophète chauve s’élève la montagne de pierre de St-Gellert. Elle tombe en hautes falaises dans le Danube, froide et nue, mais dans son flanc ◀une▶ grotte s’illumine, et la Vierge y sourit. Le château royal avec son amiral régent et ses gardes blancs aux casques d’or s’avance en proue, dominant superbement cette ville désordonnée. Derrière, ce sont ◀des▶ rues silencieuses, provinciales, bordées de petits palais à ◀un▶ étage, clos, secrets, abandonnés. Et ◀des▶ crémeries aux idylles démodées…
Rentrons dans la ville ◀un▶ soir qu’elle s’amuse. Vous avez dîné au paprika chez ◀des▶ gens qui vous ont reçu comme ◀un▶ cadeau de Dieu, — c’est leur formule de salutation — vous constatez que cette profusion de liqueurs légères facilite singulièrement les rapports sociaux. On vous mène au Théâtre, vous n’y comprenez rien, mais le charme ◀des▶ voix hongroises féminines suffit à votre bonheur et vous voyez bien que Mme Varshany est ◀une▶ grande artiste. Vous vous êtes levé, comme tout le monde, à l’entrée d’◀un▶ ◀des▶ archiducs. Car ce peuple, seul en Europe, attend le retour d’◀un▶ roi. Et vous voici transporté dans ◀un▶ bal costumé, parmi ◀des▶ gens qui parlent ◀une▶ langue totalement incompréhensible, rient et s’enivrent comme plus ◀un▶ Européen ne sait le faire, et dansent à tout propos de folles « czardas » qui deviennent tourbillonnantes et finissent en chutes ivres sur ◀des▶ divans couverts de coussins Rothermere et Grande Hongrie…
Ivresse dans le malheur, passion et pauvreté, espoirs presque puérils et nostalgie ◀des▶ grandeurs de naguère, tout cela compose ◀un▶ visage romantique et ardent dont le voyageur s’éprend malgré lui, malgré tout, comme d’◀une▶ passion poétique ◀un peu folle…