La▶ tour de Hölderlin (15 juillet 1929)o
« Je lui ai raconté qu’il habite une chaumière au bord d’un ruisseau, qu’il dort ◀les▶ portes ouvertes, et pendant des heures récite des odes grecques au murmure de ◀l’▶eau ; ◀la▶ Princesse de Homburg lui a fait cadeau d’un piano dont il a coupé ◀les▶ cordes, mais pas toutes, en sorte que plusieurs touches sonnent encore, et c’est là-dessus qu’il improvise, oh ! j’aimerais tant aller là-bas, cette folie m’apparaît comme une chose si douce et si grande… »11
Et Bettina terminant sa lettre sur Hölderlin : « Ce piano dont il a cassé ◀les▶ cordes, c’est vraiment ◀l’▶image de son âme ; j’ai voulu attirer là-dessus ◀l’▶attention du médecin, mais il est plus difficile de se faire comprendre par un sot que par un fou. »
◀L’▶hiver dernier, m’occupant assez longuement d’un des poètes auxquels notre temps doit vouer ◀l’▶attention ◀la▶ plus grave — car il vécut dans ces marches de ◀l’▶esprit humain qui confinent peut-être à ◀l’▶Esprit et dont certains des plus purs d’entre nous se préparent à tenter ◀le▶ climat, — j’avais rêvé sur ce passage de ◀l’▶émouvante Bettina, rêvé sans doute assez profondément pour qu’aujourd’hui ◀le▶ hasard qui m’amène à Tubingue ne soit pas seulement un hasard…
Hier, c’était ◀la▶ Pentecôte. ◀La▶ fête de ◀la▶ plus haute poésie. Mais dans ce siècle, où tant de voix ◀l’▶appellent, combien sont dignes de s’attendre au don du langage sacré ? Cette langue de feu qui s’est posée sur Hölderlin et qui ◀l’▶a consumé… Digne ? — Un adolescent au visage de jeune fille qui rimait sagement des odes à ◀la▶ liberté… Et voici dans sa vie cette double venue de ◀l’▶amour et du chant prophétique, confondant leurs flammes. Dix années dans ◀le▶ Grand Jeu. Dix années où ◀le▶ génie tourmente cet être faible, humilié par ◀le▶ monde. ◀L’▶amour s’éloigne le premier, quand Hölderlin doit quitter ◀la▶ maison de Madame Gontard12, déchirement à peine sensible dans son œuvre.
Car ce poète n’est peut-être que ◀le▶ lieu de sa poésie, — d’une poésie, ◀l’▶on dirait, qui ne connaît pas son auteur. Qui parle par sa bouche ? Il règne dans ses Hymnes une sérénité presque effrayante. Vient ◀le▶ temps où ◀le▶ sens de son monologue entre terre et ciel lui échappe. Il jette encore quelques cris brisés : « Ô vieux démon ! — je te rappelle — Ou bien envoie — un héros — Ou bien — ◀la▶ sagesse. » Mais ◀le▶ feu s’éteint — ◀l’▶esprit souffle où il veut. Juin 1802 : au moment où meurt Diotima, Hölderlin errant loin d’elle (dans ◀la▶ région de Bordeaux croit-on), est frappé d’insolation ; sa folie d’un coup ◀l’▶envahit. C’est une sorte de vieillard qui reparaît en Allemagne. Et durant trente années, ce pauvre corps abandonné vivra dans ◀la▶ petite tour de Tubingue, chez un charpentier — vivra très doucement, inexplicablement, une vie monotone de vieux maniaque. ◀Le▶ buisson ardent quitté par ◀le▶ feu se dessèche. Ce qui fut Hölderlin signe maintenant Scardanelli des quatrains qu’il donne aux visiteurs venus pour contempler ◀la▶ victime d’un miracle. — C’était ◀l’▶époque des amateurs de ruines.
Je suis descendu au bord de ◀l’▶eau, un peu au-dessous de ◀la▶ maison, en attendant ◀l’▶heure d’ouverture. Il y a là une station de canots de louage où j’ai vite découvert un « Friedrich Hölderlin » à côté d’un « Hypérion ». En cherchant, je trouverais bien aussi un « Nietzsche » à fond plat. Des saules se penchent vers ◀l’▶eau lente. Sur l’autre rive qui est celle d’une longue île, des étudiants au crâne rasé se promènent un roman jaune à ◀la▶ main. L’un après l’autre, dans cette paresse de jour férié, ◀les▶ clochers de ◀la▶ ville sonnent deux heures. Allons.
Un de ces corridors de vieille maison souabe, hauts et sombres, qui paraîtraient immenses s’ils n’étaient à demi encombrés d’armoires. Un couloir, ◀la▶ chambre. ◀L’▶homme qui me conduit est ◀le▶ propriétaire actuel. « Monsieur connaît Hölderlin ? — questionne-t-il, méfiant — bon, bon, parce qu’il y en a qui viennent, n’est-ce pas, ils ne savent pas trop qui c’était… Alors vous devez connaître ces portraits ? — (et comme je considère un ravissant médaillon de marbre) — Ça, c’est Diotima. »
On rougirait à moins. — « Je ne puis pas parler de lui, ici à Francfort, écrivait Bettina, car aussitôt ◀l’▶on se met à raconter ◀les▶ choses ◀les▶ plus affreuses sur son compte, simplement parce qu’il a aimé une femme, pour écrire Hypérion, et pour ◀les▶ gens d’ici, aimer, c’est seulement vouloir se marier… » — Et puis plus tard on encadre ◀les▶ lettres des amants, on propose ◀le▶ couple à ◀l’▶admiration des écoliers en promenade, et ◀le▶ guide désigne familièrement ◀l’▶image d’une femme par ◀le▶ nom qu’elle portait au mystère de ◀l’▶amour…
Trois petites fenêtres ornées de cactus miséreux, une pipe qui traîne sur ◀l’▶appui ; ◀le▶ jardinet avec son banc et ses lilas fleuris qui trempent… Tout est familier, paisible au soleil. Il passait des heures à cette fenêtre, à marmotter. Vingt-sept ans dans cette chambre, avec ◀le▶ bruit de ◀l’▶eau et cette complainte de malade épuisé après un grand accès de fièvre…
Il y avait encore plus de paix que maintenant. ◀La▶ grande allée sur ◀l’▶île n’existait pas, en face, ni ◀les▶ maisons. Il voyait des prairies et des collines basses, de l’autre côté de ◀l’▶eau jaune et verte… Quel est donc ce sommeil « dans ◀la▶ nuit de ◀la▶ vie » — et cet aveu mystérieux : « ◀La▶ perfection n’a pas de plainte »… Vivait-il encore ?
Ce lieu soudain m’angoisse. Mais ◀le▶ gardien : il y est comme chez lui. — Dormez-vous dans ce lit ? — Oh ! répond-il, je pourrais aussi bien habiter ◀la▶ chambre. Il ne vient pas tant de visiteurs, et seulement de 2 à 4…
Une rue étouffée entre des maisons pointues et ◀les▶ contreforts de ◀l’▶Église du Chapitre : je vois s’y engager chaque jour ◀le▶ fou au profil de vieille femme qui promène doucement dans cette calme Tubingue ◀le▶ secret d’une épouvantable mélancolie. ◀Les▶ étudiants ◀le▶ rencontrent, qui montent au Séminaire protestant : il leur fait de grandes révérences…
◀La▶ rumeur et ◀le▶ cliquetis d’une grande terrasse de café au bord du Neckar, sous ◀les▶ marronniers. À quatre heures, ◀l’▶orchestre s’est mis à jouer des ringues charmantes, jazz et clarinette, chansons de mai. ◀Les▶ bateaux qui dérivent dans ◀le▶ voisinage se rapprochent, tournoyent lentement dans ◀la▶ musique. Je n’aime pas ◀les▶ jeunes Doktors à lunettes, en costume de bain, qui pagayent vigoureusement, ◀les▶ dents serrées. (« Weg zur Kraft und Schönheit ! »). J’aime ◀les▶ bateaux plats et incertains, avec des Daphnés dedans, qui ne savent pas bien ramer et qui lisent des magazines au fil de ◀l’▶eau, ce qui est ◀le▶ comble des vacances. À une table voisine, des adolescents balafrés font des signes énergiques à une compagnie de cavaliers qui passe devant ◀la▶ statue d’Eberhard le Barbu. Des bourgeois se rient contre par-dessus leurs chopes. « Gemütlichkeit ». Évidemment : ◀la▶ vie normale. Il y a pourtant cette petite chambre… Est-ce que tout cela existe dans ◀le▶ même monde ? (Il est bon de poser parfois de ces grandes questions naïves.) Lui aussi a vécu dans cette ville, tout semblable à ces théologiens aux yeux voilés, aux pantalons trop courts, qui se promènent tout seuls… Et puis, il lui est arrivé quelque chose de terrible, où il a perdu son âme. Et puis il n’est revenu qu’un vieux corps radotant. — Qu’en pensez-vous, bonnes gens ?… Il a eu tort, sans doute. Tout le monde s’accorde à trouver malsain ce genre de tentatives : cela ne peut que mal finir. Ceux du bon sens hochent ◀la▶ tête et citent ◀la▶ phrase ◀la▶ plus malencontreuse de Pascal : ◀le▶ « Qui veut faire ◀l’▶ange… » a autorisé des générations de « bourgeois cultivés » à faire ◀la▶ bête dès qu’il s’agit de ◀l’▶âme. Dans ◀la▶ bouche de certains, cela prend l’air de je ne sais quelle revanche du médiocre dont ils se sentent bénéficiaires. Ah ! vraiment ◀les▶ malins ! qui ont préféré faire tout de suite ◀la▶ bête : comme cela on est mieux pour donner ◀le▶ coup de pied de ◀l’▶âne… Écoutons plutôt Bettina — ◀la▶ vérité est plus humaine, est plus divine, quand c’est une telle femme qui ◀la▶ confesse : « Celui qui entre en commerce trop étroit avec ◀le▶ ciel, ◀les▶ dieux ◀le▶ vouent au malheur. »
Ô cette chambre, où pénètre ◀la▶ facilité atroce de cette fin d’après-midi, ces musiquettes et ces parfums de fleurs et d’eau… elle est tellement d’ailleurs… Faut-il donc que l’un des deux soit absurde, de ces mondes à mes yeux soudain simultanés ?…
◀Le▶ tragique de ◀la▶ facilité, c’est qu’elle n’est qu’un oubli. Et pourtant, comme elle paraît ici bien établie, triomphante, à beau fixe. Pourquoi troubler ◀le▶ miroir innocent de ces eaux, ces âmes indulgentes à leur banalité ? Est-ce qu’ils ne soupçonnent jamais rien ? Ou bien, peut-être, seulement, quand ◀l’▶amour leur donne une petite fièvre, — cette semaine de leur jeunesse où ils ont cru pressentir de grandes choses généreuses autour d’eux… Cela s’oublie. Et ◀l’▶amour, tout justement, nous fait comprendre, dans ◀le▶ temps même qu’il nous entr’ouvre ◀le▶ ciel, qu’il est bon qu’il y ait ◀le▶ monde…
Mais que cette musique vulgaire, par quel hasard, donne ◀l’▶accord qui m’ouvre un vrai silence : déjà je leur échappe — je t’échappe ô douceur de vivre ! Tout redevient autour de moi insuffisant, transitoire, allusif. Tout se remet à signifier ◀l’▶absence.