Au sujet « d’▶un certain esprit français » (1er mai 1930)q r
1. Un petit volume « lourd ◀de▶ pensée », comme disent bizarrement ◀les▶ journalistes. (◀L’▶esprit n’est-il pas ce qui allège ? Ce qui fait s’envoler ◀les▶ ballons ?)
2. En vérité, ce temps est peu propice au mépris et à ◀l’▶adoration : où que se portent nos regards, ils rencontrent des talents distingués. À cet ordre ◀d’▶ambition convient seule ◀l’▶activité ◀de▶ ◀la▶ critique. Trois ou quatre grands écrivains — Claudel, Gide, Valéry… — suffisent à nous rassurer sur ◀la▶ valeur littéraire ◀de▶ ◀l’▶époque, mais non sur ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶esprit. À côté ◀d’▶eux, s’écrient nos auteurs, « qu’on nous montre un seul Français qui n’ait pas ◀le▶ cœur sur ◀les▶ lèvres, qui ait quelque chose à dire, ou une qualité, une richesse ◀d’▶âme comparable à celle ◀d’▶un Goethe ou simplement ◀d’▶un Rilke, par exemple… » — Exigence et reproche également démesurés, mais combien sympathiques, à ◀l’▶heure où tout le monde exagère, à qui mieux mieux dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ médiocrité spécifiquement française — et nul ne s’en déclare gêné, me semble-t-il…
3. Si nous jetons sur ◀les▶ lettres parisiennes un regard distrait mais circulaire, comme dirait Aragon — et je suppose que Beausire et Simond se livrèrent à ce petit jeu avant ◀d’▶écrire —, que voyons-nous en effet ?
Une grande nuée ◀de▶ romanciers à peine plus réels que leurs personnages ;
des êtres gris, marqués ◀d’▶un point rouge, professeurs, journalistes, spécialistes ◀de▶ tout au monde ;
des jeunes gens qui ont fait leurs études à ◀la▶ Nouvelle Revue française , et qui ont, sur un tas de sujets pas importants, des idées « pertinentes », comme dit M. Charly Clerc ;
des révolutionnaires sans idéal et sans puissances ◀de▶ mythe ;
des philosophes sans pente ni grandeur ; (Je mets au concours ce problème, d’ailleurs insoluble : « Peut-on discerner avec certitude, après lecture ◀de▶ ses œuvres, si M. Brunschwicg croit ou non à ◀la▶ divinisation finale ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀le▶ progrès des sciences exactes ? »)
◀d’▶aimables biographes : M. de Pourtalès, qui parle toujours excellemment du « cœur des autres » comme dit M. Gabriel Marcel, présente Nietzsche en Nouveau Messie, comme dit Annie Besant. Et c’est charmant, disent ◀les▶ dames. Je ne suis pas aussi dur que ◀les▶ dames.
… et M. Maurois, comme disent beaucoup de gens, qui persiste à passer pour un écrivain ; alors qu’il est plutôt ce qu’autrefois ◀l’▶on nommait joliment un fin lettré.
(Vraiment ◀le▶ jeu est trop facile. Allez donc vous mettre en colère contre ◀l’▶insignifiance ! On ne nous laisse même plus ◀la▶ colère. Ah ! nous ne risquons pas ◀d’▶être tués par des statues !)
Tout ◀d’▶un coup, trois hommes qui ont du cran. Deux qui viennent : Bernanos et Malraux ; un qui s’éloigne : Montherlant. Très suspects dans ◀les▶ « milieux » littéraires, l’un parce qu’il croit tout à fait, l’autre parce qu’il ne croit pas du tout, le troisième parce qu’il croit ou ne croit pas selon ◀les▶ sautes brusques ◀de▶ son tempérament. Attendons encore un peu avec ceux-là…
Enfin, ◀l’▶ultime raison ◀de▶ ne pas désespérer, cinq ou six poètes.
4. « Quelque grande que soit » mon envie — comme disent Beausire et ◀la▶ Grammaire — mon envie, ma passion ◀d’▶admirer, je cherche en vain ◀l’▶homme qui brisant « ◀les▶ grilles ◀de▶ ◀la▶ raison » libère « ◀le▶ lion ◀de▶ mes certitudes » — comme disent Simond et ce grand potache ◀de▶ Maldoror.
« Qu’on nous montre un homme… » Un ou deux. Il suffit ◀de▶ très peu de sel pour rendre mangeables beaucoup de nouilles.
Mais si ◀le▶ sel perd sa saveur, serait-ce avec des pamphlets qu’on ◀la▶ lui rend ? Je ◀le▶ trouve en tout cas bien tonique, celui que Beausire et Simond viennent ◀d’▶écrire au sujet de quelques-uns des meilleurs esprits que ◀la▶ France ait su rendre inoffensifs.
Il se pourrait très bien qu’à cette génération ne soit échue qu’une œuvre ◀de▶ critique, impitoyable ◀de▶ rigueur et ◀d’▶enthousiasme.
5. ◀La▶ critique est aisée, répètent ceux qui en ont peur, ceux-là mêmes, bien sûr, qui, sous prétexte de sa difficulté, récusent ◀l’▶art.
Il y avait une fois un journaliste, un libéral et un jeanfoutre qui regardaient travailler un maçon. ◀Le▶ maçon creusait et défonçait, or on lui avait commandé une maison. Nos trois compères se moquaient fort. ◀Le▶ journaliste expliquait qu’on eut dû commencer par ◀l’▶échafaudage. ◀Le▶ libéral déplorait que ◀l’▶on défonçât ◀le▶ sol. ◀Le▶ jeanfoutre trouvait qu’il y a déjà tant de maisons. Cependant ◀le▶ maçon continuait ◀de▶ construire, et quand ◀les▶ fondations furent achevées, ◀les▶ murs s’élevèrent, et quand tout fut terminé, ◀l’▶on interdit ◀l’▶entrée du palais à nos trois amis (qui pourtant n’eussent pas demandé mieux que ◀de▶ reconnaître, etc.)
Actuellement, Nietzsche est encore très mal compris.
6. Il s’agit ici ◀de▶ ◀la▶ critique ◀d’▶un certain état d’esprit moins facile à formuler qu’à décrire dans ses effets, et qui paraît affecter ◀d’▶un commun penchant au libertinage mental trois phénomènes littéraires partout ailleurs divergents : « Barrès dans son éthique, Maurras dans son esthétique, ◀les▶ Surréalistes dans leur métaphysique, font preuve ◀de▶ ◀la▶ même ambition et témoignent ◀de▶ ◀la▶ même impuissance. Ils désirent également donner une solution décisive au problème ◀de▶ ◀l’▶homme ; ils manquent également ◀de▶ cette énergie créatrice et critique qui leur permettrait ◀d’▶envisager ce problème dans toute son ampleur et sa force. » Ainsi Beausire nous montre un Barrès tout crispé sur quelques certitudes et quelques doutes immédiatement utilisables. Simond dénonce chez Maurras ◀l’▶impardonnable confusion des valeurs que représente son positivisme esthétique, ce désir ◀de▶ connaissance, puis désigne chez ◀les▶ surréalistes certains sophismes et ce « badinage mystique » sans ◀l’▶accompagnement desquels, semble-t-il, nul Français ne saurait accepter sa révolte.
Il y a bien quelques outrances dans tout ceci. Mais je voudrais que s’en offusquent ceux-là seuls que ◀l’▶outrancière habileté contemporaine écœure plus que tout. Plutôt donc que ◀de▶ discuter ces thèses, je voudrais suivre leurs prolongements au-delà — au-dessous — ◀de▶ leurs prétextes.
7. Nous souffrons ◀d’▶une terrible carence ◀d’▶héroïsme intellectuel. Ces messieurs — et qui pensent — ont ◀la▶ chance ◀de▶ vivre à l’une des époques ◀les▶ plus violentes ◀de▶ ◀l’▶histoire humaine ; ils assistent à des bouleversements sociaux, moraux et surtout spirituels ◀d’▶une portée planétaire, mais ils trouvent ◀d’▶excellentes raisons pour ne point se laisser troubler. Ils tiennent à leurs petites inquiétudes domestiquées. Ils sont toujours pressés, charmants et aussi peu tragiques que possible. « Il n’y a en eux aucun silence, aucune interrogation, aucune volonté supérieure ◀de▶ domination et ◀de▶ puissance… On ne se pose plus, en France, ◀de▶ questions qui dépassent un certain plan. C’est mal vu. » Ou si on ◀les▶ pose, ajouterai-je, c’est pour ◀les▶ résoudre aussitôt et ◀d’▶une manière aussi peu compromettante que possible. Direz-vous que ◀les▶ Allemands ne ◀les▶ posent pas mieux ? Du moins n’ont-ils pas cette impudeur française ◀de▶ supprimer ce qu’ils ne peuvent résoudre sur-le-champ. Ils mettent en jeu des systèmes ◀de▶ valeurs plus ramifiés, plus organiques. Ils ne sont pas obscurs, ils sont arborescents. Voyez Bertram, Gundolf, Rudolf Kassner… En France, hélas ! une logique verbale et ◀le▶ clair génie que ◀l’▶on sait se chargent ◀de▶ tout réduire à ◀la▶ raison, y compris ◀la▶ Révolution, thème rhétorique, y compris ◀la▶ Religion, thème catholique. Servir leur paraît ridicule. Soit, mais il faudrait donner une œuvre. Il faudrait créer, si rien n’existe qui vaille qu’on s’y dévoue. Mais quoi ! cela peut vous mener à crever ◀de▶ faim, ce qui ne se porte plus, — voire même à paraître ennuyeux13…
Ils recherchent tous un équilibre, ◀le▶ trouvent bien vite, comme ◀de▶ juste, s’en lassent, cherchent alors un déséquilibre, s’en effraient, repartent vers ◀la▶ foi et s’arrêtent chez un éditeur. Cela fait un roman de plus. Il obtiendra ◀le▶ prix ◀d’▶assiduité et ◀l’▶approbation ◀de▶ tous ◀les▶ prudents qui ont fait ◀le▶ tour des choses comme on fait ◀le▶ tour des galeries du Lido : bien décidé à ne rien acheter qui mette en péril ◀le▶ budget mensuel. Ô sens ◀de▶ ◀la▶ mesure ! (Mais où ◀les▶ audaces souveraines ◀d’▶un Racine, ◀d’▶un Descartes ?) D’ailleurs, c’est bien simple, si vous persistez à dédaigner cette vertu qu’il est vraiment trop facile ◀de▶ nommer ◀l’▶avarice française, il vous reste à choisir entre ◀le▶ sort ◀de▶ Nietzsche et celui ◀de▶ Schiller. Romancer ◀la▶ vie ◀de▶ ces excessifs est assez bien vu ; mais tenter ◀de▶ leur opposer un effort digne ◀de▶ ce qu’ils furent… Cela demanderait certains sacrifices, certains mépris qui passent tellement ◀la▶ « mesure » parisienne — physiologique et morne — que ◀le▶ fait même ◀de▶ s’y essayer définit ce qu’on nomme à Paris prétention.
Méditez un peu cette note ◀de▶ Beausire : « Barrès se plaint très souvent ◀de▶ ses migraines, ◀de▶ ses gastrites, ◀de▶ sa fatigue. Pour abolir des obstacles ◀de▶ cette envergure, il suffit ◀d’▶un peu de décision. Jules César s’imposait ◀de▶ longues marches. Mais ne demandons pas à Barrès ◀de▶ quitter sa chambre, son cigare ou son moi. »
8. « ◀La▶ France… n’a pas su faire ◀la▶ révolution morale… parce qu’elle manque ◀de▶ sens moral. » ◀Le▶ Français qui n’est ni chrétien ni disciple ◀de▶ Nietzsche, demandera pourquoi il faut faire ◀la▶ révolution morale. Voilà notre aphorisme démontré.
9. Enfin je citerai deux petites phrases qui suffisent presque à situer ◀la▶ position ◀d’▶attaque ◀de▶ nos auteurs : « Tout créateur néglige sa personnalité » et « Kant est un peu plus redoutable que Robespierre ». Bien. Ah ! très bien ! Mais qu’ensuite on fasse appel à Valéry ou au Surhomme, jamais absent d’ici, et je reprends ma liberté. Beausire admire Léonard ◀d’▶avoir « tracé peut-être pour toujours ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶humaine liberté ». Simond réclame « un parti pris…, un ordre ◀de▶ valeurs, si arbitraire qu’il soit, mais volontairement, assumé ». N’est-ce point oublier que ◀l’▶existence du Christ donne à « ◀l’▶humaine liberté » des limites ◀d’▶une nature que Léonard ne soupçonna même pas ; — que ces limites rendent absurde ◀l’▶adoption ◀d’▶un ordre ◀de▶ valeurs « arbitraire », mais obligent ◀l’▶homme à « assumer » ◀d’▶autant plus héroïquement sa vérité — une vérité qu’il doit se créer ◀de▶ toute sa volonté, telle inéluctablement qu’elle est en Dieu — et soit qu’il sache ou qu’il ignore que ◀la▶ grâce seule permet ◀de▶ vouloir… C’est Nietzsche, et quelque chose par-dessus, tout de même…
Mais ceci, comme dit Kipling, est une autre histoire.
10. Nous voici parvenus au point où cessent ◀d’▶eux-mêmes nos bavardages. J’ai senti mes oreilles se déboucher, nous gagnons ◀l’▶altitude.
◀Les▶ problèmes qu’il se pose sont ◀le▶ meilleur ◀de▶ ◀l’▶homme — à condition qu’il ◀les▶ surmonte. « Car ◀l’▶homme est quelque chose qui doit être surmonté » comme dit Zarathoustra — développant sans doute une vue évangélique. Que ce petit écrit ◀d’▶un mouvement naturel nous ramène au centre des seuls problèmes qui ne soient pas insignifiants, voilà qui suffira peut-être à ◀le▶ justifier aux yeux de quelques-uns.