Voyage en Hongrie I (octobre 1930)bh
à Albert Gyergyai.
1. Le dormeur au fil de▶ l’eau
Où s’asseoir ? Le pont est encombré ◀de▶ jambes ◀de▶ dormeuses ; il faudrait réveiller tant de beautés redoutables pour atteindre la dernière chaise libre. En bas, il y a juste autant ◀de▶ vieilles dames et ◀de▶ ministres en retraite que ◀de▶ fauteuils. Et on me regarde. J’ai beau feindre l’intérêt le plus singulier pour ce château sur la rive, ils en ont tant vu ! Ils aiment mieux me faire honte ◀de▶ mon visage gris ; leurs yeux stupides me demandent où je n’ai pas dormi. Le seul refuge est à l’avant, parmi des cordages, des chaînes, sur un banc humide, — juste ◀de▶ quoi s’étendre, et regarder jaillir sans fin contre soi l’eau ◀de▶ ce beau Danube jaune qui est le plus inodore des fleuves.
Dormir. Sans avoir pu retrouver cette mélodie descendue ◀d’▶un balcon où chantait la Schumann ; sans avoir pu retrouver le nom ◀de▶ qui l’on a reconduit à sa villa, vers cinq heures à travers ces quartiers si clairs, arbres et jets ◀d’▶eau ; sans avoir pu retrouver, des conversations ◀de▶ ce bal, autre chose que la phrase, l’unique phrase que Richard Strauss m’aura jamais adressée en cette vie : « Bonsoir, Monsieur, je suis fatigué, je vais au lit… » C’était au vestiaire, il enfilait une manche ◀de▶ pardessus, me donnait l’autre à serrer, la main n’étant pas encore sortie… Dormir au fil ◀de▶ l’eau, entre l’étrange nuit ◀d’▶un autre bal et cette perspective ◀de▶ voyage au hasard et commencé dans l’insomnie — vrai voyage à dormir debout…
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Le monde renaît dans des accords. Une mélodie hongroise éveille un vagabond angoissé, bienheureux : il se lève, il reconnaît son rêve.
Huit heures aux clochers ◀de▶ la capitale qui s’avance dans la lumière fauve ◀d’▶un soir chaud sur la plaine, avec ses dômes et ses façades exubérantes ◀de▶ reflets, — et déjà nous passons sous ◀de▶ hauts ponts sonores, au long ◀d’▶un quai tout fleuri ◀de▶ terrasses ; on nous déverse dans cette foule et ces musiques, deux visages amis me sourient. Ô liberté aérienne des arrivées, premiers regards aux rues croisées qui font des signes pour demain, présentations ◀de▶ mes Espoirs aux jeunes Promesses nationales (on n’a pas bien compris les noms, on échange, à la dérobée, des coups d’œil, dans le léger étourdissement ◀de▶ l’amitié prochaine). Et la générosité des lumières ◀d’▶avant le soir, — et cette espèce ◀de▶ tendresse pour tous les possibles, qu’on appelle, je crois bien, jeunesse…
Je me suis endormi dans une grande maison calme aux voûtes sombres, qui est un Collège célèbre.
2. La recherche ◀de▶ l’objet inconnu
Personne n’a mon adresse, je n’attends rien d’ailleurs ; tout à ma chance hongroise en ce premier réveil — délivré. Chez moi je suis la proie ◀de▶ l’angoisse du courrier. J’attends la lettre, j’attends je ne sais quoi ◀de▶ très important… Trois déceptions par jour ne peuvent qu’énerver le désir. Parfois j’imagine que le facteur va m’apporter ce Paquet inouï, cadeau annonciateur ◀d’▶une miraculeuse et royale Venue. Dans le silence ◀de▶ l’adoration comblée, j’en sortirais ◀de▶ ces objets sans nom, inutilisables, bouleversants ◀de▶ perfection, gages ◀d’▶un monde que les poètes essaient ◀de▶ décrire sans l’avoir jamais vu, et dont nous savons seulement que tout y a son écho le plus pur.
Le voyage trompe un temps cette angoisse. J’irai chercher moi-même, me suis-je dit, je ferai toutes les avances, les plus exténuantes, et qui sait si tant ◀d’▶erreurs ne composeront pas un jour une sorte ◀d’▶incantation capable ◀d’▶incliner le Hasard ? Ô décevantes chasses dans les bazars, aux étalages des fêtes populaires, au fond des boutiques ◀de▶ vieux en province, dans les combles ◀d’▶un château prussien où tissaient ◀d’▶incroyables araignées, partout où le désordre naturel des choses pouvait offrir asile à l’objet inconnu que je chercherai sans doute jusqu’à la fin des fins… Mais voici mes amis.
Et la question terrible, tout de suite : « Mais qui, mais qu’êtes-vous venu chercher jusque chez nous ? »
On me demandera donc toujours des passeports ? Dussè-je les inventer… Ah ! l’embarras ◀de▶ voyager n’est rien auprès de celui ◀d’▶expliquer pourquoi l’on est parti.
Cependant, mes regards errant sur une bibliothèque, je crois y trouver mon salut : « Peter Schlemihl, et vous, A. O. Barnabooth, vous êtes, m’écrié-je, mes frères ! Nous traînons tous notre sabot, qui, loin de s’user, ne tarde pas à devenir notre raison ◀de▶ vivre. Mais combien votre sort, ô grands empêtrés ! me paraît enviable : vous au moins connaissiez ce qui causait votre malheur ; moi, non. Barnabooth savait bien ce qu’il ne pouvait perdre, et c’était sa fortune, Peter Schlemihl savait ce qu’il avait perdu, c’était son ombre. Mais moi qui cherche un Objet Inconnu ! — Ô Destin sans repos et qui me voue à toutes les magies ! Les désirs les plus incompréhensibles s’emparent ◀de▶ moi comme des superstitions. Tout mon avoir se fond dans une loterie qui peut-être n’a pas ◀de▶ gros lot, et jamais, je crains bien, jamais je ne parviendrai à le regretter… »
L’ironie indulgente et cette pitié à peine jalouse que l’on réserve aux égarements ◀d’▶une jeunesse démodée se peignirent sur les traits ◀de▶ mes auditeurs.
— Vous êtes, me dit-on, un amateur ◀de▶ troubles distingués. Peu de sens du réel. Mais nous vous montrerons notre Hongrie, ou tout au moins ce qu’il en reste.
Sur quoi l’on m’entraîna dans un musée sans sièges.
Le Musée ◀de▶ Budapest enferme quelques paysages romantiques aux ciels pleins ◀de▶ démesure. Et, ◀de▶ Giorgione, ce « Portrait ◀d’▶un homme » devant lequel il faut se taire pour écouter ce qu’il entend.
3. Au tombeau ◀de▶ Gül Baba
Dans Bude il y a des ruelles qui sentent encore le Turc. Tandis que nous y rôdions, un soir étouffant, vous m’avez montré en passant des murs brunis qui rougeoyaient au sommet du Rozsadomb — la Colline des roses. Une ancienne mosquée, disiez-vous, le tombeau du prophète Gül Baba. Puis, comme le soleil se couchait, nous avons repassé un grand pont vibrant et nous sommes rentrés en Europe.
Mais dès le lendemain, m’échappant du programme, il a bien fallu que je recherche le chemin du Rozsadomb. « Vous n’y verrez, m’avait-on dit, qu’une paire ◀de▶ babouches dans une mosquée vide que personne n’a plus l’idée ◀de▶ visiter. » Mais comment ne pas voir qu’un lieu qui porte un nom pareil est par là même extraordinaire. Celui qui ne croit pas à la vertu des noms reste prisonnier ◀de▶ ses sens ; mais celui-là est véritablement voyageur qui n’a pas renoncé à convaincre le réel ◀de▶ mystère.
Montant au Rozsadomb par ce matin brûlant, je savais bien que j’obéissais à ce que nos psychologues appellent une conduite magique. Or il est délicieux ◀de▶ réaliser une idée fixe injustifiable : c’est le plaisir même ◀de▶ l’enfance. Je portais donc ma vision ◀d’▶Orient et je grimpais gravement comme je ferai, je pense, au jour ◀de▶ mon pèlerinage au Temple ◀de▶ l’Objet inconnu.
On passe une barrière, une cour vide ; on prend le sentier qui monte en zigzag à travers des jardins dont les arbustes sèchent, vers une espèce ◀de▶ grande villa baroque assez décrépite, décor en pierre brune peu solide, rongé ◀de▶ petites roses cramoisies. On longe une galerie couverte, on tourne dans un escalier compliqué : c’est plein ◀de▶ colonnettes et ◀de▶ statues dégradées et charmantes. (Vue sur des maisons pauvres un peu plus bas, avec du linge dans des courettes poussiéreuses.) On aboutit à une plate-forme dallée, surchauffée, entre des murs assez hauts dont l’un est peut-être la façade ◀d’▶une chapelle ; mais la porte est fermée. Par une ouverture étroite on passe ensuite à une seconde terrasse plus vaste, où il y a quelques arbres devant une sorte ◀de▶ tour peu élevée, à demi recouverte ◀de▶ rosiers, et qu’il paraît impossible ◀de▶ situer dans l’ensemble des constructions. C’est là qu’on entre.
Murs nus. Un catafalque ◀de▶ bois, au milieu, recouvert ◀d’▶un très beau tapis mince, ou bannière, avec des caractères turcs brodés en or. L’histoire ◀de▶ Gül Baba est racontée sur un papier jauni encadré et fixé au mur. Gül Baba est le dernier héros musulman qui ait fait parler ◀de▶ lui en Hongrie. Il s’appelait en vérité Kehl Baba, ce qui signifie le Prophète chauve. Les Hongrois, par erreur, en ont fait Gül Baba, ce qui signifie le Père des roses. Moyennant cette naturalisation il continue ◀de▶ protéger la ville (en collaboration avec saint Gellert, dont la statue colossale, sur un rocher, les bras levés, dirige la circulation ◀de▶ Pest. Gül Baba est moins théâtral). D’ailleurs le tombeau est vide. Et les babouches ? Pas ◀de▶ babouches. Je sais bien que ce n’est pas l’heure ◀de▶ visiter : le Père des roses est peut-être allé se promener.
Dehors, les roses crimson sentent le soufre. Trente degrés à l’ombre. Ce sanctuaire indigent est plutôt inexplicable que mystérieux. Aussi, la confusion des noms ne comporte aucun symbole à développer noblement. Une chute dans le quotidien. Car, en somme, le Prophète Chauve est devenu le jardinier du Rozsadomb… Mais qu’eussè-je pu contempler de plus « objectivement » étrange que ce lieu — inquiétant à la façon ◀de▶ certains regards lucides qu’il arrive qu’on porte sur la vie, tout ◀d’▶un coup, à trois heures ◀de▶ l’après-midi par exemple, — non sans angoisse…
4. ◀De▶ midi à quatorze heures
On voyage ◀de▶ nos jours ◀d’▶une façon « rationnelle », c’est-à-dire que les Cook’s tickets remplacent l’exigence intérieure. On n’avoue que des désirs archéologiques, d’ailleurs mensongers. Alors que dans ce domaine, plus visiblement qu’en tout autre, un non-conformisme intransigeant serait la seule conduite féconde. Il me semble que la servitude ◀de▶ l’homme moderne apparaît ici sous un aspect bien inquiétant : c’est à la sensibilité même qu’on impose une livrée. — « Je comprends, me dit-on. Vous êtes pour la fantaisie, c’est bien joli !… » — Non, Monsieur, ce n’est pas joli, ce n’est pas fantaisie. Je parle simplement ◀de▶ vérité et ◀de▶ mensonge, opposant une réalité vivante à une duperie commerciale. Mais vous pensez que tant de mots pour une simple question ◀de▶ sentiment… C’est que vous êtes déjà bien malade.
Il perd le sentiment, disait-on, du temps que l’on parlait français.
J’expliquais donc que je ne voyage qu’au hasard, et pour rien ni personne. Sur quoi : « Monsieur a du temps à perdre ! » s’écrie le lecteur, et comme il est, lui, ◀de▶ l’autre école, il referme ces pages et vaque à ses devoirs. Nous voici plus à l’aise. Eh bien oui : je me ferai un mérite ◀de▶ perdre tout mon temps, si toutefois perdre conserve ici le sens qu’il a pris dans ce monde, — j’entends : leur monde, avec leurs « problèmes du plus haut intérêt », le « prix ◀de▶ l’action » et leur morale qui ne parle que ◀d’▶obligations dont on ne saurait à la légère se débarrasser sans courir les risques12 les plus graves et provoquer une crise, bref, sans le payer cher. Tout cela est langage ◀de▶ bourse.
Pour moi, je poursuivrai mon discours en faveur de l’inutile, et ceci à la face des bouffons qui plongent invariablement les mains dans leurs vastes poches insulaires pour m’informer ◀de▶ cette irrécusable vérité : les affaires sont les affaires, axiome qui constitue à leurs yeux ma condamnation et celle des minus habentes qui me ressemblent. Au risque de les voir trépigner, je continuerai à chercher mon bien ◀de▶ midi à quatorze heures, temps qu’ils réservent à la mastication, entre deux séries ◀d’▶heures ◀de▶ travail consacrées, si l’on ose dire, à assurer cette mastication. Mais je m’égare, laissons-là ces moutons.
5. Café amer
En Hongrie l’on est assailli par le pittoresque, mais il s’agit ◀de▶ le déjouer au moyen de toutes sortes ◀de▶ ruses et ◀de▶ scepticismes, dont le plus simple consiste à traduire ce que l’on voit. Cette banque à la façade violette, or et bleue, aux grandes lignes verticales peinturlurées — elle n’a rien ◀d’▶étrange, si l’on songe que nous sommes en Hongrie. Et ce n’est pas que je trouve ce raisonnement fin, encore que juste, mais si je me défends du pittoresque, ce n’est qu’amour jaloux du merveilleux, avec quoi l’on est trop souvent tenté ◀de▶ confondre le bizarre. C’est le faux merveilleux qui a discrédité le vrai, lequel est quotidien, circonspect, souvent microscopique, moralement microscopique. (Il a tellement l’air ◀de▶ rien que nous sommes presque excusables ◀de▶ ne le point apercevoir.)
Je vais cependant dire quelque chose ◀d’▶une scène pittoresque. Mais c’est une autre fois que je l’ai vue, à Pest, lors ◀d’▶un autre séjour, dans la semaine qui suit Noël, — la plus sombre ◀de▶ l’année par les rues vides sous la pluie étrangère.
Une porte basse s’ouvre sur un long corridor hanté ◀d’▶ombres drapées, qui ne sont pas des nonnes, bien que les voûtes soient celles ◀d’▶un ancien couvent. Nous pénétrons dans une grande salle vivement éclairée. Murs chaulés, et de nouveau ◀de▶ hautes voûtes. Une banquette longe trois des parois, la quatrième est occupée en partie par le comptoir (un écriteau porte simplement ce tarif : 5 pengö), en partie par un poêle immense, à plusieurs étages et marches. Deux ou trois tables avec des verres et des bouteilles sont placées au hasard dans l’espace vide où tourne la fumée des cigares. Assis sur la banquette, quelques bougres isolés produisent en silence cette fumée, les yeux à terre, dans l’attente. Nous sommes assis autour ◀d’▶une table et nous voyons, au milieu de la salle, un arbre ◀de▶ Noël aux amples branches rayonnantes, dans une gloire ◀de▶ dorures, — et massées tout autour, frileuses dans leurs dessous roses, les filles qui chantent une chanson populaire et regardent tristement les lumières. Il y en a aussi qui se réchauffent sur les degrés du poêle, celles-là ne chantant pas. Parmi elles, des Tziganes, dont l’une affreusement belle dans un peignoir noir et blanc…
Je ne puis avaler mon verre ◀de▶ ce café trop amer qui pince la gorge. Dehors, nous ne parlons pas : le froid paralyse la mâchoire.
6. Doutes sur la nature du Sujet
Je crois qu’il faut que je raconte mon voyage « à la suite », renonçant à écrire d’abord les chapitres qui en ont envie, puis ceux qui en auront envie : car cela m’inciterait à chercher après coup des transitions, et c’est alors que l’on est tenté ◀de▶ mentir, si fort tenté que l’on cède à coup sûr, en se persuadant que c’est pour des raisons techniques. (Est-ce que cela ne devrait pas, au contraire, aggraver le cas ?) Or l’intérêt ◀d’▶un récit ◀de▶ voyage ne réside pas dans sa vérité générale, mais bien se réfugie dans sa particulière véracité, vertu décevante comme ce qui ne ressemble à rien, gênante comme un cadeau ◀de▶ pauvre, comme un vrai cadeau. Si le conteur ment, — pendant qu’il y est, il ferait mieux ◀de▶ choisir un autre pays que la Hongrie archi-connue, — le lecteur le sent vite, et devient extrêmement exigeant, car le plus beau mensonge atteint à peine le degré ◀d’▶intérêt ◀d’▶une vérité banale, et seulement à condition de lui ressembler, ne fût-ce que ◀de▶ loin, — c’est alors ce qu’on appelait un paradoxe, du temps des petites manières.
Cependant, la réalité ◀d’▶un pays apparaissant en général au voyageur ◀de▶ ma sorte sous ses modalités sentimentales plus que documentaires, peut-être serait-il bon que je parsème ce texte ◀de▶ quelques noms impossibles et ◀de▶ beaucoup de chiffres vraisemblables ? Ainsi le lecteur superficiel aurait l’impression que je suis zur Sache, que je parle ◀de▶ mon sujet, — étant admis que mon sujet soit la Hongrie, ce qui me paraît infiniment baroque, à peine compréhensible, car on ne choisit pas un sujet : on est sujet. Et tout ceci n’est rien que le voyage du Sujet à la recherche ◀de▶ son Objet, — en passant par la Hongrie. — Mais puisqu’enfin nous y voici, en cette Hongrie…
Le tombeau ◀de▶ Gül Baba est symboliquement vide. Quant à l’arbre ◀de▶ Noël, il ne devait à nulle pendeloque insolite l’étrangeté ◀de▶ son éclat. Alors je m’en vais oublier le But ◀de▶ mon voyage, — qui est sa cause. Je vais feindre ◀de▶ prendre au sérieux ce que je vois. Ruse connue : c’est l’histoire du mot que vous avez sous la langue ; je vous conseille ◀de▶ n’y plus penser quelque temps… Car on ne trouve vraiment que ce qu’on a consenti ◀de▶ ne pas trouver sur l’heure. (En petit et intéressé, ce geste s’appelle coquetterie ; en grand et gratuit, sacrifice.)
… feuilletons un peu ma Hongrie.
7. Les magnats en taxis
La place Saint-Georges, à Bude, est une place vraiment royale. Vide, elle prend toute sa hauteur. Silencieuse, solennelle ◀de▶ nudité, entre le Palais du Régent et celui ◀d’▶un des archiducs, quel décor à rêver le cortège ◀d’▶un sacre !
J’y ai vu défiler la Chambre des Magnats, le jour ◀de▶ l’élection ◀d’▶un des quatre gardiens ◀de▶ la Couronne ◀de▶ saint Étienne. Auprès du porche du Palais, ils n’étaient guère qu’une centaine ◀de▶ curieux, et quelques gardes. Traversant dans sa longueur toute l’immense place, les automobiles passèrent lentement, l’une après l’autre, durant une demi-heure, saluées à l’entrée du Palais par les gardes présentant les armes. À ce salut, les quelques députés bourgeois en redingote ne répondent que du bout des doigts, crainte, sans doute, ◀de▶ troubler l’équilibre toujours instable des huit reflets ◀de▶ leur dignité. Mais je n’oublierai pas le sourire ◀de▶ ce vieux prince : un vrai sourire, adressé personnellement à l’homme, — et le mot « affable » reprend ici sa noblesse. Mon voisin qui a la tête ◀de▶ François-Joseph, dont il fut peut-être valet, nomme à leur passage les Karolyi, les Festetics, les Esterházy, et ces comtes Szechenyi qui construisirent le premier pont sur le Danube, auteurs ainsi du trait ◀d’▶union ◀de▶ Buda-Pest. Il y a trois semaines, à Freudenau, lors du Derby viennois, je les ai vus portant cylindre gris à la terrasse du Jockey-Club. Maintenant dans leurs limousines armoriées — couronnes princières sur le bouchon du radiateur — les voici, pères et fils, revêtus des couleurs familiales. Ils se tiennent très droits, appuyés sur leurs sabres ◀d’▶or recourbés dont les poignées entre leurs doigts gantés étincellent. Parfois un collier ◀de▶ la Toison ◀d’▶Or, sur la fourrure du dolman rouge ou jaune, laisse pendre son petit mouton. Aiguillettes, brandebourgs, aigrettes des bonnets à poils, richesse lourde, significative, séculaire. Mais, ô pathétique dissonance, tangible absurdité ◀de▶ notre époque, beaucoup ont dû louer des taxis démodés, au tarif inférieur. Des chauffeurs vautrés, la casquette ◀de▶ travers sur leurs idées sociales, pareils aux chauffeurs ◀de▶ toutes les villes, conduisent dans la cour ◀d’▶honneur ces reliques incroyables et les encensent à la benzine industrielle.
Mais quelle gravité parmi les spectateurs. Reliques ? Elles conservent du moins toute leur efficace. Voici le Prince Primat, les doigts levés. On se signe. Et voici venir à pied ◀de▶ son palais proche, tout seul, un archiduc. On salue profondément, en silence (cliquetis des rangées ◀de▶ décorations sur l’uniforme kaki, et du sabre balancé).
Une auto encore, en retard le président du Conseil, maigre, jaune et rigide dans son costume noir et or. Si le comte Bethlen venait à la SDN en tenue ◀de▶ magnat, beaucoup de gens comprendraient mieux sa politique.
8. Les coussins Rothermere
Le nationalisme ◀de▶ la plupart des États de l’Europe se formule en revendications ◀d’▶hommes ◀d’▶affaires. Ce qu’on prétend défendre, c’est son droit, ses intérêts. Mais, en Hongrie, le nationalisme est une passion toute nue, qui exprime l’être profond ◀de▶ la race. On ne discute pas cet amour, on ne réfute pas cette haine. Ici, la sympathie est un devoir ◀de▶ politesse. Comment la mesurer sans mauvaise grâce à qui vous a reçu comme un cadeau ◀de▶ Dieu. (« C’est Dieu qui vous envoie », dit la formule traditionnelle.)
La liqueur ◀de▶ pêche rend démonstratif, dont on vide trois verres ◀d’▶un trait en guise de salut. C’est alors que se déplient les cartes ◀de▶ « la Hongrie mutilée ». — « Savez-vous qu’on nous a volé les deux tiers ◀de▶ notre patrie ? » Ah ! ce n’est pas vous, maintenant, qui allez demander raison à vos hôtes ◀de▶ la façon dont ils traitaient, au temps de leur puissance, les allogènes infiltrés dans certaines régions jusqu’à y former la majorité.
Pourtant, vous les obligeriez à vous répondre que les nombres ont tort au regard de l’antiquité ◀d’▶une civilisation ; qu’il s’agit ici ◀de▶ valeurs ; que si les populations des régions perdues étaient parfois en majorité roumaines ou slovaques, la minorité hongroise y comptait cependant pour plus ; elle était seule active et créatrice. Le reste : des porteurs ◀d’▶eau…
Dans l’inextricable confusion ◀d’▶injustices à quoi devait mener le wilsonisme schématique qui traça les frontières actuelles, dans ce renversement des rôles, l’oppresseur devenant l’opprimé sans y perdre le sentiment ◀de▶ sa supériorité ◀de▶ race — sa véritable légitimité — on comprend que le Hongrois n’ait point conservé une extrême sensibilité aux arguments ◀de▶ « droit » qui autorisèrent ce chaos. Il lui reste sa foi en la grandeur éternelle ◀de▶ la Hongrie — intemporelle, n’ayant cure des statistiques — et sa douleur aussi, douleur ◀d’▶orgueil blessé, mais qui emporte la sympathie car l’orgueil hongrois n’est point ◀de▶ ce que l’on gagne sur autrui, mais ◀de▶ ce que l’on est ; non point ◀d’▶un parvenu, mais ◀d’▶un aristocrate.
Tous dangers égaux d’ailleurs, préférons cet impérialisme ◀de▶ l’âme à celui ◀de▶ la surproduction des machines et des enfants.
C’est parce que les Hongrois n’ont pas perdu le sentiment qu’ils sont en scandale au monde moderne. Voilà ce qu’on ne dit pas dans les dépêches ◀d’▶agence : les journalistes, une fois de plus, passent à côté de l’essentiel13. Rien n’est grave, que le sentiment, — en politique comme ailleurs. Songez à ce qui forme l’opinion, cet ensemble ◀de▶ mythes sentimentaux qui gouverne les arguments.
Ici je rentre dans mes chasses et rembouche mon cor. Macrocosme et microcosme : la politique des peuples ressemble à celle des individus, pour ce qui est du moins, ◀de▶ mentir à soi-même. Mais les Hongrois ne renient pas leur romantisme.
Quelle revanche prendrait la Hongrie, sur une Carte du Tendre d’après le traité ◀de▶ Trianon !
Ces choses, je les ai rêvées sur un divan, à cause ◀d’▶un coussin où s’étalait le sourire optimiste ◀de▶ Lord Rothermere, en soie blanche sur fond noir.
Quelques articles favorables à la Hongrie, au moment où l’Europe semblait abandonner à son malheur ce peuple turbulent et déchu, suffirent à faire ◀d’▶un affairiste anglais l’idole du nationalisme magyar. Son portrait affiché dans tous les cafés, dans les halls universitaires, brodé aux devantures des magasins ◀de▶ mode, et son nom en lettres géantes sur une montagne chauve, voisine ◀de▶ Budapest, témoignent des espérances démesurées qu’il sut entretenir autour ◀d’▶une action certes méritoire, mais plus symbolique qu’efficace. Et sans lendemain.
Ce mélange, en toutes choses, ◀d’▶enfantillage et ◀de▶ grandeur, ◀d’▶imaginations absurdes et ◀de▶ souffrances vraies, n’est-ce point le climat ◀de▶ la passion ? — C’est celui ◀de▶ la Hongrie14.
9. Une lettre ◀de▶ Matthias Corvin
« Matthias, par la grâce ◀de▶ Dieu roi ◀de▶ Hongrie. Bonjour, citoyens ! Si vous ne venez pas tous vous présenter au roi, vous perdrez la tête. Donné à Bude. Le roi. »
10. Visite à Babits
Personne, à ma connaissance, ne se plaint ◀de▶ ce qu’il y a peu de poètes par le monde. C’est dans l’ordre des choses, et l’on sait qu’il suffit ◀de▶ très peu de sel pour rendre mangeables beaucoup de nouilles. Mais voici, par exemple, ce qu’il faudrait essayer ◀d’▶obtenir : que la grande majorité des gens ne deviennent pas enragés dès qu’ils perçoivent ◀de▶ la poésie dans l’air. Espoir sans doute chimérique, mais qu’on peut croire bien près ◀d’▶être comblé dans ce pays où les courtiers ne donnent pas encore le ton.
La littérature hongroise n’est guère connue à l’étranger que par quelques pièces légères ◀de▶ Molnár, qui n’ont ◀de▶ hongrois que l’auteur, d’ailleurs israélite. Il y a, bien entendu, une littérature officielle destinée à remplir les revues bien pensantes. Elle traite ◀de▶ sujets « bien hongrois » dans un style académique qui me paraît être le contraire du style hongrois. Il y a aussi une extrême gauche, et sa revue Documentum (une sorte ◀d’▶Esprit nouveau troublé ◀de▶ surréalisme), groupée autour de Louis Kassák, nettement internationaliste ◀de▶ doctrine, au lyrisme neuf et parfois sauvage, social ou futuriste, et dont la « furia » serait assez hongroise…
Mais l’expression la plus libre et la plus vivante du génie littéraire ◀de▶ cette race me paraît bien avoir été donnée par le groupe important du Nyugât (l’Occident), revue fondée par deux grands poètes : André Ady et Michel Babits. Ady, le sombre et pathétique, est mort à 35 ans, mais sa ferveur anime encore ces écrivains profondément magyars ◀de▶ sensibilité, bien que souvent européens ◀de▶ goûts et ◀de▶ curiosités, et dont Michel Babits est aujourd’hui le chef ◀de▶ file.
Des amis m’emmènent le voir à Esztergóm, où il passe ses étés. Esztergóm est la plus vieille capitale ◀de▶ la Hongrie. Attila, me dit-on, y régna. Aujourd’hui c’est la résidence du Prince Primat. Au-dessus du palais ◀de▶ l’archevêché, sur une colline que le Danube contourne, la basilique élève une coupole ◀d’▶ocre éclatante, immense et froide, dominant cette plaine onduleuse dont les vagues se perdent dans une poussière violacée à l’horizon — chez les Tchèques déjà…
Nous allons aux bains, car c’est dans la piscine que nous devons rencontrer le poète. Cheveux noirs ◀d’▶aigle collés sur son large front, belle carrure ruisselante, il nous sourit, dans l’eau jusqu’à mi-corps, mythologique. Nous sortons ensemble ◀de▶ la petite ville aux rues ◀de▶ terre brûlante, aux maisons jaunes basses, ville sans ombre, sans arbres, et nous montons vers la maison du poète, sur un coteau.
Trois chambres boisées entourées ◀d’▶une large galerie ◀d’▶où l’on voit le Danube gris-jaune, brillant, sans rides, la petite ville juste au-dessous de soi, et la basilique sur son rocher. Fraîches, sentant bon, avec des livres sur des divans aux riches couleurs, des boissons préparées, l’ombre bourdonnante, — trois petites chambres et un pan ◀de▶ toit par-dessus, une baraque à peine visible dans les vignes, à peine détachée du flanc ◀de▶ la colline, pour que les vents ne l’emportent pas.
L’après-midi est immense. Nous buvons des vins dorés et doux que nous verse Ilonka Babits (elle est aussi poète, et très belle), nous inscrivons nos noms au charbon sur le mur chaulé, Gachot prend des photos, Gyergyai fouille la plaine à la longue-vue et rêve qu’il y est, je grimpe au cerisier sauvage, derrière la maison, un peintre tout en blanc arrive par les vignes, ah ! qu’il fait beau temps, l’horizon est aussi lointain qu’on l’imagine, tout a ◀de▶ belles couleurs, le poète sourit en lui-même, il y a une enfance dans l’air…