Voyage en Hongrie II (novembre 1930)bj
11. Le▶ retour ◀d’▶Esztergóm
Il faut se pencher aux portières et laisser ◀l’▶air furieux emmêler ◀les▶ cheveux, glacer ◀le▶ masque et appuyer au front comme une caresse indéfinie ◀de▶ ◀la▶ puissance. Soir ◀de▶ voyage, tout enfiévré ◀d’▶orgueil errant, ◀de▶ conquêtes vagues… Tout ce qui est ◀de▶ ◀la▶ terre renonce à s’affirmer en détails précis, se masse dans une confusion ◀de▶ violet sombre, et par ◀la▶ seule ligne dure ◀de▶ ◀l’▶horizon s’oppose au ciel qui retire ses lueurs. Ciel blanc, où très peu ◀d’▶or rose s’évanouit…
◀Le▶ train serpente dans un ◀de▶ ces paysages ◀de▶ nulle part qui sont ◀les▶ plus émouvants, entre des collines basses grattées par ◀les▶ vents, aux arbres rares, mais aux replis si doucement intimes qu’à cette heure on sent bien que poursuivre est une sorte ◀d’▶enivrant péché. — Nous aurions une maison dans ce désert aux formes tendres et déjà familières, et ◀le▶ passage des trains chaque soir nous redirait un adieu bref, — chaque soir plus infime, à cause de ◀l’▶éloignement en nous-mêmes.
À ◀l’▶entrée ◀d’▶un tunnel tu vois que ◀la▶ veilleuse brûle toujours — et moi, parmi ◀les▶ reflets fuyants ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ faces et ◀de▶ paysages soudainement invisibles, je distingue ◀le▶ doux feu bleu ◀de▶ mon obsession. ◀L’▶Objet Inconnu, — quand je pense à ce qu’en imagineraient ◀les▶ autres, si je leur en parlais… Il leur suffirait ◀de▶ ◀l’▶image ◀d’▶un bibelot ◀d’▶une sorte bizarre. Alors que c’est plutôt un certain arrangement des choses qui rende un certain son spirituel… Un objet ◀de▶ musique et ◀de▶ couleurs, mais aussi une forme symbolique ◀de▶ tout… Enfin, tellement inconnu et tellement fascinant à la fois, qu’il me préserve ◀de▶ tout amour pour quelque bien particulier où je serais tenté ◀de▶ me complaire. Oh ! je sais ! — Je ne sais plus. — ◀Le▶ train s’attarde dans sa fumée, on respire une lourde obscurité qui sent ◀l’▶enfer. Je ne pense plus qu’ « au souffle »… Mais alors tout s’allume et voici ◀la▶ nuit des faubourgs ◀de▶ Pest, au-dessous de nous.
12. Un bal, ou ◀de▶ ◀l’▶ivresse considérée comme un des beaux-arts
Ils n’ont plus ◀de▶ noms, ils ne sont qu’une ivresse aux cent visages, lorsque j’entre dans ◀l’▶atelier du peintre. Je ne tarde pas à oublier ce qui est lent ou fixe ou pas-à-pas. Tout s’épanouit dans un monde rythmé, fusant, tournoyant, sans frontières.
Eux : leurs petites moustaches militaires, leurs joues rouges, leurs yeux hilares ou bassement mélancoliques. Souvent laids — sauf ◀les▶ demi-juifs — mais laids comme des paysans, beaux hommes aux traits lourds. Dans ◀l’▶ivresse, leurs yeux s’agrandissent. Dans ◀la▶ danse, ils incarnent ◀l’▶allégresse rythmique. Je ◀les▶ vois frapper ◀le▶ sol du talon en levant un bras, ◀la▶ main à ◀la▶ nuque ; frapper ◀le▶ sol ◀de▶ l’autre talon en changeant ◀de▶ main ; saisir ◀la▶ danseuse sous ◀les▶ bras (elle pose alors ses mains sur ◀les▶ épaules du cavalier) et ◀la▶ faire pirouetter un quart ◀de▶ tour à droite, un quart ◀de▶ tour à gauche ; pirouetter seuls sur place ; de nouveau frapper ◀le▶ sol des talons, alternativement ; saisir ◀la▶ danseuse, tourbillonner, pousser ◀de▶ grands cris ; tourbillonner en sens inverse ; frapper des talons toujours plus vite, mains à ◀la▶ nuque, mains à ◀la▶ hanche, mains à ◀la▶ danseuse ; partir en martelant ◀le▶ parquet jusqu’à produire un roulement continu, marteler encore plus vite en tourbillonnant, choir enfin dans une vaste culbute sur ◀les▶ divans où ◀l’▶ivresse ◀les▶ lâche, affalés, tandis que ◀les▶ danseuses secouent leurs cheveux et tendent ◀les▶ bras en riant pour qu’on ◀les▶ relève.
Elles : des Vénitiennes aux yeux de plaine, comme ◀les▶ autres ont des yeux ◀de▶ mer. Des grâces ◀d’▶amazones avec un coup ◀de▶ talon qui ◀les▶ secoue jusqu’à ◀la▶ chevelure. Graves entre leurs éclats de rire tournoyants mais non pas désordonnés, et des gestes tendres des bras en balançant vivement ◀la▶ tête. Quand elles parlent, ◀la▶ voix un peu rauque, voluptueuse ; quand elles chantent, ◀les▶ moires et ◀l’▶ondulation des rubans ◀de▶ vents chauds sur ◀la▶ plaine, avec des éloignements et des retours, des enroulements et déroulements rapides, des vibrations tendues, horizontales, soutenues par un long souffle vif.
J’observe que ◀les▶ paroles autant que ◀les▶ gestes sont gouvernées par ◀la▶ seule logique ◀d’▶un rythme constamment imprévu. Il s’agit moins ◀de▶ comprendre que ◀de▶ s’abandonner ◀d’▶une certaine manière. En France, chacun parle pour son compte, paraphe son épigramme, jette son petit caillou. Ici, ◀le▶ sens des mots et des choses est celui ◀d’▶un courant musical qui domine ◀l’▶ensemble et ◀le▶ compose selon ◀les▶ lois ◀d’▶une plastique exubérante. Quand je dis que j’observe, je n’observe rien. Il y a des femmes si belles qu’on en ferme ◀les▶ yeux.
Quel style dans ◀la▶ liberté ! Il n’y a plus qu’ici qu’on aime ◀l’▶ivresse comme un art. Et qu’on soigne sa mise en scène, qu’on sauvegarde sa qualité. Ailleurs, on ◀la▶ laisse traîner dans ◀la▶ sciure ou dans ◀le▶ gâtisme. On trouve que ça n’est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut choisir entre ◀les▶ bonnes manières et ◀les▶ belles manières. Et quant à ceux qui n’ont pas ◀le▶ pouvoir ◀de▶ s’enivrer, ils auront toujours raison, mais n’auront que cela, car c’est ◀l’▶ivresse15 seulement qui permet à ◀l’▶esprit ◀de▶ passer ◀d’▶une forme dans d’autres, — et c’est même en ce passage qu’elle consiste — ô Danses ! avènement ◀de▶ ◀l’▶âme aux gestes !
Vous voici, longs coups ◀d’▶ailes en silence au-dessus du gouffre. Je vole sur place, mais tout se met à fuir, alors il faut voler plus vite pour rattraper ces apparences adorables… Si je « lâchais » un instant, toutes choses disparaîtraient… ◀Le▶ vertige (◀la▶ peur et ◀l’▶amour du vertige). Qu’est-ce qu’il y aurait ◀de▶ l’autre côté ? Se laisser choir dans ◀le▶ Gris ? Rejoindre ?… Derrière mes paupières, dans ce désordre lumineux, ◀le▶ verrai-je naître à mon désir ? Rejoindre ! Mais vous, derrière ma tête, Sans Noms, ça ne sera pas encore pour cette fois.
13. Chansons hongroises
◀Les▶ Suisses chantent immobiles, ◀les▶ yeux fixes, ◀le▶ visage impassible. Mais rien dans ◀la▶ chanson hongroise ne rappelle ◀la▶ nostalgie traînante des lieder ◀de▶ ◀l’▶Oberland : ici ◀la▶ mélancolie même est passionnée.
Elles chantent avec ◀le▶ corps entier — non pas avec ◀les▶ bras, comme on chante du Verdi, — elles ont des mouvements vifs du buste, et des mains pleines ◀de▶ drôleries ou ◀de▶ supplication.
Je ne sais ce que disent ◀les▶ paroles. Je vois des chevauchées sous ◀le▶ soleil, des campements nocturnes où ◀le▶ souvenir des pays désertés enfièvre encore un désir ◀de▶ perdition illimitée… ◀Les▶ Hongrois se sont arrêtés dans cette plaine. Mais c’est ◀le▶ soir au camp, perpétuel.
Une lassitude ◀de▶ steppe brûlante, des ondulations longues… Mais un cheval se cabre ; et c’est ◀la▶ danse qui se lève, et des tambours et des cris modulés, et toute ◀la▶ frénésie ◀d’▶un grand souffle qui se serait mis à tourbillonner sur place.
14. ◀L’▶amour en Hongrie (généralités)
◀Les▶ Allemands aiment ◀les▶ femmes comme ils aiment ◀les▶ saucisses ou ◀les▶ catastrophes, selon qu’ils sont techniciens ou intellectuels. ◀Les▶ Français aiment par goût ◀d’▶en bien parler. ◀Les▶ Suisses aiment avec une bonne ou une mauvaise conscience. À Vienne on voit des couples qui savent être à la fois cocasses et fades. En Italie…
Mais ◀l’▶amour hongrois t’emportera dans une inénarrable confusion ◀de▶ sentimentalisme et ◀de▶ passion, et c’est là son miracle. Si tu n’as pas ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ musique, conserve quelque espoir ◀de▶ t’en tirer. Sinon… je t’envierais presque.
Celui qui part pour ◀la▶ Hongrie sans talisman, s’il a du cœur, n’en revient plus.
15. ◀La▶ plaine et ◀la▶ musique
◀L’▶ouverture ◀de▶ Stravinsky exécutée par ◀l’▶express ◀de▶ Transylvanie au sortir de ◀la▶ gare ◀de▶ Budapest, devient avec ◀la▶ plaine une Symphonie-Dichtung borodinesque, mais ◀l’▶erreur n’est imputable qu’à mon instabilité rythmique. (Trop souvent ce que je vois traverse ce que j’entends.)
◀La▶ plaine hongroise n’est pas monotone, parce qu’elle est ◀d’▶un seul tenant. Rien qui fasse répétition. C’est ici le premier pays que je n’ai pas envie ◀d’▶élaguer ; dont je ne me compose pas ◀de▶ morceaux choisis16. Il y a une grande ville, un grand lac, une plaine et une seule vigne ◀de▶ véritable Tokay. Et point ◀de▶ ces endroits déprimants, à plusieurs milliers ◀d’▶exemplaires, tels que banlieue française, village suisse, gare allemande grouillante ◀de▶ questions sociales. ◀La▶ Puszta est une terre vierge, je veux dire que ◀la▶ bourgeoisie ne s’y est pas encore répandue. Il y a peu de bourgeois en Hongrie. Il y a ◀de▶ petits nobles déclassés, des juifs, des paysans, des communistes, ◀de▶ grands nobles, et des Tziganes. D’ailleurs, ◀le▶ bourgeois supporterait difficilement ◀l’▶ampleur qu’ont ici toutes choses, cette atmosphère ◀de▶ nomadisme, et ces vents vastes ; et cette passion ◀de▶ vivre au-dessus ◀de▶ ses moyens — c’est-à-dire au-dessus du Moyen — qui est caractéristique du Hongrois. — « Comment peux-tu vivre si largement ? » demande certaine hargne à cet artiste ◀de▶ ◀la▶ prodigalité. — « Ah ! répond-il, j’aimerais bien pouvoir vivre comme je vis ! »
Voici ◀les▶ cigognes, dont Andersen assure qu’elles parlent en égyptien, « car c’est ◀la▶ langue qu’elles apprennent ◀de▶ leurs mères ». Combien j’aime ces sœurs des Tziganes ! ◀Les▶ Tziganes vinrent en Europe conduits par ◀le▶ noir Duc d’Égypte ; aussi ◀les▶ nomma-t-on gipsys. Pour leur nom allemand, c’est : Zigeuner ; hongrois : cigány ; mien : cigognes. D’ailleurs ces Égyptiens venaient des Indes, qui nous apportèrent ◀le▶ tarot et ◀la▶ roulotte, dont descendent ◀le▶ bridge et ◀la▶ bohème, c’est-à-dire un symbole ◀de▶ ◀la▶ servitude et un symbole ◀de▶ ◀la▶ liberté. Si ◀la▶ Hongrie tout de même a quelque chose ◀de▶ « moderne », dans un sens vaste et mystique, elle ◀le▶ doit au charme égyptien du peuple errant qui lui donna sa musique nationale17. ◀Les▶ signes parlent, et certains sages : nous entrons dans une ère égyptienne.
Mais que dire des pouvoirs ◀de▶ ◀la▶ plaine qui s’agrandit pendant des heures ? — Ce qu’en raconte ◀la▶ musique — tu vas ◀l’▶entendre à toutes ◀les▶ terrasses ◀de▶ Debrecen.
Debrecen est une sorte ◀de▶ ville indescriptible, à demi mêlée aux sables ◀de▶ ◀la▶ plaine du Hortobágy, aux longues maisons jaunes immensément alignées, autour ◀d’▶une place rectangulaire qui ressemble à un jardin public, flanquée ◀d’▶un temple blanc à deux clochers baroques, ◀d’▶hôtels modernes, ◀de▶ statues, ◀de▶ pylônes plantés dans un grand désordre ◀de▶ piétons et ◀de▶ chars à bœufs parmi ◀les▶ trams.
◀Les▶ habitants ◀de▶ Debrecen se plaignent ◀de▶ n’avoir pas ce faux confort que nous n’avons qu’au prix de tout ce qu’à Debrecen je viens admirer. On aime ◀les▶ Hongrois comme on aime ◀l’▶enfance : or ◀le▶ rêve ◀de▶ ◀l’▶enfant, c’est ◀de▶ devenir une grande personne.
On me ◀l’▶a dit, c’est vrai : cette ville historique est aussi l’autre « Rome protestante ». Mais ◀d’▶avoir vu ses profondes bibliothèques et son quartier universitaire tout rajeuni dans des jardins luisants ne m’empêchera pas ◀de▶ m’y sentir au bout d’un monde, au bord extrême ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ hasard a voulu que j’y entende, un soir, une présentation ◀de▶ musiques hongroises, turques et chinoises, commentées et comparées par un folkloriste aux yeux ardents et au visage mongol. Il jouait des phrases simples, tragiques, à peine modulées, qui donnent ◀le▶ vertige, et dont soudain se cabre ◀le▶ rythme, avant ◀la▶ chute stridente et basse, prolongée. Peut-être ce soir-là, ai-je compris ◀la▶ Grande Plaine, et que par sa musique j’étais aux marches ◀de▶ ◀l’▶Asie.
En sortant du concert, j’ai erré aux terrasses des hôtels, dans ◀le▶ grandiose bavardage des Tziganes. Qu’est-ce qu’ils regardent en jouant ? Qu’est-ce qu’ils écoutent au-delà ◀de▶ leur musique — car aussitôt donnée ◀la▶ phrase, voici qu’une autre vient d’ailleurs, entraînée par je ne sais quel vent sonore qui ◀l’▶étire et ◀l’▶égare, et ◀l’▶enroule et ◀d’▶un coup ◀la▶ subtilise, ne laissant plus qu’un long silence soutenu, comme un appel à ◀la▶ rafale dont ◀l’▶approche déjà fait grésiller ◀les▶ notes basses du cymbalum, — et maintenant ferme ◀les▶ yeux sous ◀la▶ vague toujours un peu plus haute que profonde ne fut ◀l’▶attente, et lâche tout. C’est ◀l’▶âme qui joue aux montagnes russes, mais voici que ◀le▶ petit train en rumeur depuis un moment ne redescend plus : il gouverne avec une vertigineuse docilité dans ◀les▶ voies ◀d’▶un amour ineffable et se perd avec lui vers ◀le▶ désert et ses mirages.
On ne sait ◀d’▶où tu viens, tu ne sais où tu vas, peuple ◀de▶ perdition, Peuple inconnu, — mais c’est toi, c’est toi qui ◀l’▶as caché dans une roulotte sous des chiffons bariolés et des secrets qui feraient peur aux femmes, cet objet dont parfois, au comble ◀de▶ ◀la▶ turbulence ◀de▶ tes jeux, un violon décrit vite quelque chose, ◀d’▶une ligne nette, insaisissable, déjà perdue (comme ◀le▶ rêve pendant que bat ◀la▶ paupière lourde ◀de▶ celui qui succombe à ◀l’▶excès du sommeil) — et me voici plus seul, avec une nostalgie qui ne veut pas ◀de▶ ◀la▶ romance à mon oreille ◀d’▶un violoneux qui me croit triste.
Ils ◀l’▶ont amené du fond ◀d’▶une Inde. Ils ◀l’▶ont égaré, comme ils égarent tout ◀d’▶un monde où si peu vaut qu’on ◀le▶ conserve, au long ◀d’▶un chemin effacé par ◀le▶ vent sur ◀la▶ plaine… Ils ◀l’▶ont perdu comme un rêve au matin s’élude, — et leur musique seule s’en souvient. Trésor si pur qu’on ne doit même pas savoir qu’on ◀le▶ possède… Tout près d’ici, peut-être, mais invisible.
Lève-toi, pars, et sans vider ton verre — il n’y a pure ivresse que ◀de▶ ◀l’▶abandon —, car voici qu’à son tour il s’égare au bras ◀d’▶une erreur inconnue, ton fantôme éternel, ton « Désir désiré ».
16. ◀Les▶ eaux fades du Balaton
Deux jours après, dégrisé, je nageais dans ◀les▶ eaux fades du Balaton. Ces eaux, je crois, s’en vont à ◀la▶ mer Noire, et je n’en connais pas ◀les▶ fées, c’est pourquoi je nageais à brasses prudentes avec, aux jambes, ◀l’▶imperceptible angoisse ◀de▶ rencontrer une onde trop légère. Mais pour connaître un lac, il faut d’abord s’y plonger ; et ensuite, s’il vous a paru beau, en faire ◀le▶ tour, mais voilà qui est affaire ◀de▶ pur caprice, tandis que s’y baigner est une règle ◀de▶ savoir-vivre avec ◀la▶ Nature.
Lac doré, horizon ◀de▶ collines pointues, rives basses, verdoyantes, toutes fraîches ◀de▶ musiquettes et ◀de▶ baigneuses ; quais ◀de▶ Balaton-Füred aux élégances bourgeoises et militaires, idylles ◀de▶ jardins publics à ◀l’▶écart ◀d’▶un concert du samedi soir, petits professeurs entourés ◀de▶ leur famille, et toutes ces Magda, toutes ces Maritza rieuses et déjà presque belles dans leurs petits sweaters — vais-je pour vous m’arrêter quelques jours ? On ferait connaissance à table ◀d’▶hôte, on irait ensemble à Tihany — elle a l’air ◀d’▶être en Italie sur sa presqu’île — par cet instable bateau-mouche qui naguère emportait ◀l’▶infortuné roi Charles. Non, non, plutôt emmener ce désir, comme un tendre souvenir ◀de▶ voyage, et partir en croyant qu’ici ◀la▶ vie a parfois moins ◀de▶ hargne…
Déjà je suis repris par ◀le▶ malaise que m’infligent ◀les▶ lieux faciles. Ô tristesse des crèmeries et des jardins ! C’est devant une glace panachée qu’il m’arrive ◀de▶ douter ◀de▶ ◀la▶ vie, comme d’autres aux approches du mal ◀de▶ mer.
À ◀la▶ nuit, j’ai rôdé dans ◀la▶ campagne aux collines basses, ◀d’▶apparence rocheuse — ce sont des restes ◀de▶ volcans — blanches sous ◀la▶ Lune et toutes lustrées ◀de▶ rêches végétations. J’ai traversé ◀l’▶angoisse lunaire des villages vides aux portes aveugles (j’avais peur du bruit ◀de▶ mes pas). Au hasard, j’ai suivi des sentiers dans ◀les▶ champs ◀de▶ maïs, épiant ◀la▶ venue ◀d’▶une joie inconnue. Joie ◀d’▶être n’importe où… évadé ?
Mais soudain, c’est au silence que je me heurte, comme réveillé dans ◀l’▶absurdité ◀d’▶être n’importe où. Une panique balaye ◀la▶ nuit déserte jusqu’à ◀l’▶horizon. Où vas-tu, ◀les▶ mains vides, faiblement ? Ah ! toutes ◀les▶ actions précises et courageuses, tout ce qui t’appelle là-bas, maintenant, maintenant, où tu n’es pas — et tant ◀d’▶amour perdu…
Un train dormait devant ◀la▶ gare campagnarde. Je me suis étendu dans un compartiment obscur, stores baissés, à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ lune. ◀Le▶ contrôleur a dû jouer un rôle dans mes cauchemars. ◀L’▶aube m’éveille dans ◀les▶ faubourgs ◀de▶ Budapest, cheveux en désordre, pantalon plissé, et cet abruti ◀de▶ contrôleur qui rit et me dit je ne sais quoi, — alors que justement j’allais rattraper, comme un pan ◀de▶ ◀la▶ nuit fuyante, un songe où j’ai dû voir ◀l’▶objet pour la première fois — ou bien était-ce un être ?
17. Insomnie
J’éteignais ◀la▶ lampe et ◀la▶ veilleuse me rendait compagnon ◀d’▶une momie bleuâtre, mais peut-on se reposer vraiment à cent à ◀l’▶heure. Par-dessous ◀le▶ store, je voyais ◀la▶ Lune faire des bonds courts sur ◀la▶ plaine inondée ◀de▶ nuit. J’essayais ◀de▶ penser par-dessous ◀le▶ rythme obstiné ◀de▶ cette hurlante bousculade sur place qu’est un voyage en express. Mais je ne trouvais pas ◀la▶ pente ◀de▶ mon esprit, et tout en ◀le▶ parcourant avec une soif qui annonçait ◀le▶ désert, je traçais des plans ◀d’▶œuvres sablonneuses. Je composais un traité des voyages : ◀les▶ titres en étaient ◀de▶ Sénèque ou ◀de▶ Swift, et je voyais très bien ce qu’en eussent tiré Sterne ou Goethe, mais, semblable à Gérard de Nerval, je sentais qu’il s’agissait ◀d’▶autre chose… Il s’agit toujours ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ce qu’on dit.
(◀L’▶imprudence ◀de▶ penser dans ◀l’▶insomnie ! Cela tourne tout de suite à ◀la▶ débauche. Notre liberté ◀de▶ penser est absurde au regard des contraintes que subissent nos gestes. Imaginer ce qui se produirait, si par quelque Décret ◀l’▶on élevait ◀la▶ Morale du domaine des actions à celui ◀de▶ ◀la▶ pensée, ◀de▶ ◀l’▶Apparence à ◀l’▶Essence. ◀D’▶un coup, tous ◀les▶ refoulés qui explosent, ◀le▶ chômage dans ◀la▶ gendarmerie et ◀les▶ fakirs débordés. ◀L’▶hypocrisie s’en tire avec une volte-face.)
Quelle heure est-il ? ◀La▶ Lune se tient assez bien depuis un moment, c’est que ◀la▶ ligne est droite. Je ne sais plus dans quel sens je roule. J’aime ces heures désorientées ; ◀le▶ sentiment du « non-sens » ◀de▶ ◀la▶ vie n’est-il pas comparable à ce que ◀les▶ mystiques appellent leur désert, — cette zone vide qu’il faut traverser avant de parvenir à ◀la▶ Réalité. Entre « déjà plus » et « pas encore »… Bon point ◀de▶ vue pour déconsidérer nos raisons ◀de▶ vivre. ◀La▶ maladie aussi. Rien ne ressemble au voyage comme ◀la▶ maladie. C’est ◀la▶ même angoisse au départ, ◀le▶ même dépaysement au retour. « Il revient ◀de▶ loin » signifie qu’il vient ◀d’▶être très malade. Si dans ta chambre, en plein jour, tu t’endors, et que, vers ◀le▶ soir, tu t’éveilles dans une lueur jaune, ne sachant plus en quel endroit du temps tu vis, — c’en est fait, toutes choses ont revêtu cet air inaccoutumé qui signale que tu es parti.
Voyager — serait-ce brouiller ◀les▶ horaires ? ◀Le▶ voyage est un état d’âme et non pas une question ◀de▶ transport. Un vrai voyage, on ne sait jamais où cela mène, c’est une aventure qui relève ◀de▶ ◀la▶ métaphysique plus que ◀de▶ ◀la▶ psychologie. — Une vaste licence poétique… (Voici bien ◀la▶ fatigue avec son jeu des définitions)… pas ◀de▶ but. — C’est vous qui ◀le▶ dites ! — Vous, naturellement… (Encore un qui se réveille dans ma tête.) — On ne voyage jamais que dans son propre sens !
— Mais il faut voyager pour découvrir ce sens !
— Qu’as-tu vu que tu n’étais prêt à voir ?
— Mais il fallait aller ◀le▶ voir !
◀La▶ vie est presque partout ◀la▶ même…
— Mais en voyage on ◀la▶ regarde mieux.
— ◀La▶ vie… (une sorte ◀de▶ cauchemar ◀de▶ ◀la▶ pensée, qui ne peut plus s’arrêter ◀de▶ penser).
Se peut-il qu’on cherche ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie ! Je sais seulement que ma vie a un but. M’approcher ◀de▶ mon être véritable. Seul au milieu des miens, j’oubliais ma race, j’avais ◀l’▶illusion ◀de▶ n’être rien que… moi-même. Identique à mon centre. Ici, comparé à tant d’autres, je perds mes préjugés sur mon apparence, je me découvre localisé dans un type humain. Immobile, j’étais presque infiniment variable, indéterminé. Et c’est ◀le▶ voyage qui me fixe. Je rayonnais, on me dessine. Mais en même temps, j’ai découvert mes puissances ◀d’▶évasion intérieure. Et souvent je pressens qu’il existe une clef : délivré ◀de▶ moi, j’entrerais en plein Moi… Une clef ? Plutôt « cela » qui me permettrait ◀de▶ combler ◀l’▶écart entre moi et Moi qui est ◀la▶ seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être ? ◀L’▶Objet ? — Est-ce que je dors dans mes pensées ?
◀La▶ veilleuse fleurit soudain ◀d’▶un éclat bleu douloureux, ◀le▶ train ralentit. Hegyeshalom, petite gare frontière arrêtée au milieu de ◀la▶ plaine à ◀l’▶heure A, — ◀l’▶heure des arrivées et des adieux… Il y a dans tous ◀les▶ réveils une détresse et une délivrance étrangement mêlées.
18. ◀Les▶ clefs perdues
Il faudrait sortir à ◀l’▶air frais, mais chaque porte est obstruée par un douanier, tant qu’à ◀la▶ fin on me refoule dans mon compartiment. Est-ce encore un rêve ? Je comprends bien qu’il faudrait ouvrir ces valises, mais j’ai perdu mes clefs. ◀L’▶œil du douanier conseille des aveux complets. J’ai ◀le▶ feu à ◀la▶ tête, mais je suis innocent puisque enfin il n’est pas dans ma valise, ce n’est que trop certain. Cependant, « rien à déclarer » après des semaines ◀de▶ voyage ? Cela va paraître improbable. On a dû voir sur moi que je ◀le▶ cherche, c’est pourquoi ◀l’▶œil est implacable… Pas ◀de▶ clefs dans mes onze poches. Seulement ce papier timbré ◀d’▶un ministère… mais déjà ◀l’▶œil s’éteint, ◀le▶ corps se plie, fait demi-tour et puis s’en va.
Rien, rien à déclarer, quelle tristesse. Mais qu’a-t-on jamais pu « déclarer » ◀d’▶important ? Je ne sais plus parler en vers et ◀la▶ prose n’indique que ◀les▶ choses ◀les▶ plus évidentes. C’est bien pourquoi ◀l’▶Objet n’a pas ◀de▶ nom. Parfois je me suis demandé s’il n’était pas une sorte ◀de▶ pierre philosophale. Peut-être ces deux mots suffiraient-ils à ◀l’▶indiquer quand je m’en parle ? Tout en donnant ◀le▶ change à celles ◀de▶ mes pensées qui exigent des apparences positives. Ainsi donc, j’ai cherché ◀la▶ Pierre des philosophes. D’autres aussi, peut-être, ◀la▶ cherchent. Et qui sait si vraiment elle n’existe plus, ◀l’▶Hermétique Société18 ◀de▶ ceux qui ne désespèrent pas encore du Grand Œuvre ? Cela seul est certain : qu’il existe des signes. Peut-être faut-il d’abord ◀les▶ découvrir tous par soi-même. Et c’est alors seulement qu’aux yeux de ceux qui surent désirer ◀de▶ ◀la▶ voir, apparaît ◀la▶ « Loge » invisible. J’attends, j’appelle quelqu’un qui vienne me prendre par ◀la▶ main.
Ainsi je quitte ◀la▶ Hongrie. Serait-ce là tout ce qu’elle m’a donné ? Cette notion plus vive ◀d’▶un univers où ◀la▶ présence ◀de▶ ◀l’▶Objet deviendrait plus probable ? Ou bien n’ai-je su voir autre chose que ◀la▶ Hongrie ◀de▶ mes rêves, ma Hongrie intérieure ? Il est vrai que ◀l’▶on connaît depuis toujours ce qu’une fois ◀l’▶on aimera. Et ◀les▶ uns disent qu’il faut connaître pour aimer ; ◀les▶ autres, aimer pour connaître, alors qu’au point ◀de▶ perfection, aimer et connaître sont un seul et même acte. Peut-être ◀l’▶ai-je aimée ◀d’▶un amour égoïste, comme un être dont on a besoin et en qui ◀l’▶on chérit surtout ce dont on manque : touchantes annexions, pieux mensonges du cœur qui traduisent, à tout prendre, une vérité particulière plus importante que cette vérité générale dont tout le monde se réclame et dont personne ne vit… Et certes un tel amour est un amour mineur. Mais qui saura jamais ◀la▶ vérité sur aucun être ? Et s’il fallait attendre pour aimer !…
Je me souviens ◀de▶ ces terrains ◀de▶ sable noir, piqués ◀de▶ petits arbres et ◀d’▶un désordre ◀de▶ maisons basses, ◀les▶ dernières ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Debrecen, au bord de ◀la▶ Grande Plaine encore rougeâtre ◀de▶ soleil couchant. J’y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant je n’éprouve qu’une étrange sécurité. Présence, présence réelle… Comme j’ai peine à m’imaginer que jamais plus je ne ◀la▶ reverrai, cette lumière en ce lieu, secrète et familière. Songeant à cette minute et à d’autres semblables, en voyage, je me dis que c’est ◀de▶ là que j’ai tiré ◀le▶ sentiment ◀d’▶absurdité foncière qu’il m’arrive ◀d’▶éprouver en face d’une action purement raisonnable. Ah ! quelle raison t’attirait donc ici, sinon ◀l’▶espoir bien fou ◀d’▶y retrouver ◀l’▶émotion ◀d’▶un miracle imminent… ou moins encore : ◀l’▶image, née en rêve, ◀d’▶une plaine, ◀d’▶un couchant plus grandiose au ciel et sur ◀la▶ terre plus secret que dans ton pays. Tu attendais une révélation, non point ◀de▶ cet endroit, ni même par lui, — mais à cet endroit, en ce temps… Qui sait si tu ne ◀l’▶as pas reçue ? Une qualité, une tendresse, quelque similitude… Oh ! bien peu ! Mais qu’est-ce que ce voyage, si tu songes à tous ◀les▶ espaces à parcourir encore dans ce monde et dans d’autres, dans cette vie et dans d’autres vies, pour approcher ◀de▶ tous côtés un But dont tu ne sais rien ◀d’▶autre que sa fuite : n’est-il pas cet Objet qui n’ait rien ◀de▶ commun avec ce que tu sais ◀de▶ toi-même en cette vie ? Mais ◀le▶ voir, ce serait mourir dans ◀la▶ totalité du monde, effacer ta dernière différence, — car on ne voit que ce qui est ◀de▶ soi-même, et conscient…
C’est à cause ◀d’▶un pari peut-être fou, et qui porte sur des sentiments indéfinis, à cause de ce pari dont tu n’as vu ◀l’▶enjeu qu’un seul instant — nos rêves sont instantanés — que tu es parti ; et maintenant tu joues ce rôle, tu t’intéresses, tu serres des mains, — tu perds ◀les▶ clefs ◀de▶ tes valises…
(Cela encore : m’arrêter à Vienne à cause des serrures… Peut-être y passer une nuit — rôder à ◀la▶ recherche ◀de▶ Gérard par ◀les▶ rues noires aux palais vides mais hantés, et dans ◀les▶ grands cafés du centre… Quelle autre rencontre espérer — maintenant ?)
19.
« Tous ceux qui quittent ce monde vont à ◀la▶ Lune — lit-on dans ◀les▶ upanishads. — Or si un homme n’est pas satisfait dans ◀la▶ lune, celle-ci ◀le▶ libère (◀le▶ laisse aller chez Brahma) ; mais si un homme y est satisfait, ◀la▶ Lune ◀le▶ renvoie sur Terre en forme de pluie. »
Si je trouvais un jour ◀l’▶Objet, il ne me resterait qu’à ◀le▶ détruire. (Aussitôt je commence à comprendre ce qu’il est : cela qui me rendrait acceptable ce monde…)
Malheur à celui qui ne cherche pas. Malheur à celui qui ne trouve pas. Malheur à celui qui se complaît dans ce qu’il trouve.