André Malraux, La Voie royale (février 1931)d
M. André Malraux écrit des livres qu’on n’oublie pas facilement. C’est qu’il y apporte un peu plus d’▶expérience humaine qu’on n’a coutume ◀d’▶en attendre aujourd’hui ◀d’▶un jeune écrivain. Son premier roman, Les Conquérants, décrivait la révolution communiste en Chine, et la figure centrale ◀de▶ Garine, anarchiste par goût ◀de▶ l’expérience, conférait à tout le livre un caractère assez directement autobiographique. La philosophie ◀de▶ ce Garine, en effet, ressemblait singulièrement à celle que M. Malraux venait justement ◀d’▶exposer dans un petit ouvrage aigu et dense intitulé La Tentation ◀de▶ l’Occident.
La Voix royale 9, est, croyons-nous, le récit des événements qui précédèrent l’aventure chinoise ◀de▶ l’auteur. C’est un roman plus dépouillé, plus inégal aussi à certains égards et qui cette fois ne montre pas l’homme aux prises avec l’humanité civilisée, mais avec la nature la plus sauvage. Comme Les Conquérants, c’est une sorte ◀de▶ roman ◀d’▶aventures significatives, et dont le tragique est décuplé par la valeur qu’il prend dans l’esprit des héros.
Un jeune Français a décidé ◀d’▶aller fouiller les temples en ruines ◀de▶ la Voie royale ◀d’▶Angkor : il compte y découvrir des bas-reliefs dont il pourrait tirer un prix considérable. Sur le bateau qui l’amène à pied ◀d’▶œuvre, il s’associe à un aventurier danois, Perken, personnage énigmatique qui possède une sorte ◀de▶ puissance militaire, sans doute irrégulière, dans le Siam, et auquel l’auteur prête des caractéristiques qui le rapprochent du Garine des Conquérants : « hostilité à l’égard des valeurs établies…, goût des actions des hommes lié à la conscience ◀de▶ leur vanité…, refus surtout. » Refus des « conditions » ◀de▶ la vie sociale, au profit ◀d’▶une volonté ◀de▶ puissance dont l’objet demeure assez incertain. Ce mystère qui entoure Perken durant tout le récit, au travers des aventures des deux explorateurs aux prises avec les fièvres ◀de▶ la forêt tropicale, puis avec les sauvages Moïs, donne au personnage un relief étonnant, mais contribue à créer des obscurités que le style très tendu ◀de▶ M. Malraux n’est pas fait pour dissiper.
Perken, dans ses conversations, fait parfois penser à ces gens — on en rencontre dans les affaires — qui se donnent une espèce ◀d’▶autorité en ne parlant jamais que par allusions et mots couverts. Il intimide un peu le lecteur qui ne se sent pas complice ◀de▶ ses secrets desseins. Au reste, le livre s’achève par sa mort, sans qu’on ait pu distinguer nettement à quels mobiles extérieurs obéissait son action. C’est peut-être qu’il n’y en a pas. Perken, comme Garine, est ◀de▶ ces êtres qui agissent par désespoir, parce que l’action, à tout prendre, est une défense contre la mort — la mort partout présente « comme l’irréfutable preuve ◀de▶ l’absurdité ◀de▶ la vie ». L’agonie lente ◀de▶ Perken, qui est tombé sur les « pointes ◀de▶ guerre » empoisonnées des Moïs, est un morceau admirable et atroce où éclate douloureusement la révolte ◀d’▶un être pour qui la mort ne peut être qu’une « défaite monstrueuse ».
Ainsi les incidents pathétiques ◀de▶ cette aventure composent en définitive une méditation sur le destin ◀de▶ l’homme. Chez Perken comme chez Garine, même héroïsme dépourvu ◀d’▶idéal, même ardeur épuisante à vivre contre la mort, même fièvre ◀de▶ lucidité qui ne laisse subsister ◀de▶ tous les sentiments qu’une « fraternité désespérée » devant la mort.
Tout cela, dira-t-on, compose une figure originale certes, mais à tel point que sa portée ne saurait déborder un petit cercle ◀d’▶esprits aventureux et atteints jusque dans leur goût ◀de▶ l’action par un intellectualisme anarchique. Je tiens au contraire le cas Malraux pour hautement significatif ◀de▶ notre époque post-nietzschéenne et pré-communiste. Le cas Malraux, — le cas Perken si vous voulez. Les personnages ◀de▶ M. Malraux se ressemblent dans le souvenir du lecteur : leur tempérament est plus fortement marqué que leurs particularités extérieures, et c’est sans doute le tempérament ◀de▶ leur auteur. Qui n’a pas remarqué que les portraits des meilleurs peintres ressemblent à ces peintres sous les traits du modèle. Cet air ◀de▶ famille qu’ont tous les personnages peints par Rembrandt, et qui permet ◀de▶ les identifier au premier coup d’œil, ce « commun dénominateur » ◀d’▶expression et ◀de▶ masques si dissemblables, n’est-ce point cela qui forme l’autoportrait le plus profondément ressemblant du maître ? Ainsi apparaissent au travers des actions et des discours ◀d’▶un Garine, ◀d’▶un Perken, les traits ◀d’▶une individualité morale qui n’est sans doute que l’idée la plus forte que M. Malraux se fait ◀de▶ lui-même. Je suis tenté ◀de▶ dire : son moi idéal, celui auquel il donne sa plus profonde et intime adhésion. Nous avons tous en nous ◀de▶ quoi composer un semblable personnage, plus vrai que nous-mêmes parce que plus cohérent, plus représentatif et plus accompli. Perken-Garine est la personnification la plus frappante ◀d’▶un certain « homme moderne », — l’homme sans Dieu, qui n’attend rien que ◀de▶ cette vie, mais auquel cette vie même, en fin de compte, paraît absurde, parce qu’il refuse ◀de▶ lui trouver un sens dans la mort. L’homme qui pourrait se définir : « Dieu n’est pas, donc je suis » ; l’homme seul ; areligieux, relié à rien. Plutôt aventurier que conquérant ; plutôt érotique qu’amoureux ; voué à un orgueil sans issue, puisque pour lui n’existe aucune transcendance où s’abîmer, ◀d’▶où renaître.
Je ne sais pas aujourd’hui le livre « bien pensant » qui pose avec une pareille acuité le problème central ◀de▶ notre civilisation. À ce titre, l’œuvre anarchiste et antichrétienne que Malraux inaugure10 avec La Voie royale, mérite mieux que notre curiosité humaine, ou que notre admiration littéraire11.
Le courage presque agressif qu’elle apporte à décrire la figure ◀de▶ l’homme moderne en proie au seul orgueil ◀de▶ vivre, dénonce la paresse ◀de▶ la religion qui n’est qu’un refuge contre la vie. Elle nous amène à un point ◀de▶ jugement ◀d’▶où les facilités ◀de▶ certaine foi apparaissent aussi « fausses » que l’effort désespéré ◀de▶ ces conquérants ◀de▶ désert.