Une exposition d’▶artistes protestants modernes (avril 1931)f
C’est donc qu’il y en a ? avez-vous dit. Depuis le temps qu’on cherchait à nous faire croire qu’une origine protestante était un vice rédhibitoire pour toute carrière artistique, un facteur ◀de▶ stérilité ou tout au moins ◀de▶ sécheresse. Et voici que s’alignent sur une même affiche et sous la double étiquette ◀de▶ protestants et ◀de▶ modernes des noms ◀de▶ peintres comme Bosshardt, Raoul Dufy, Lotiron, Zingg, le sculpteur Gimond, l’architecte Le Corbusier, le décorateur Ruhlmann, le photographe Kertész… L’avant-garde parisienne la plus fringante et bariolée. Il y a là quelque mystère ; demandons-en l’explication à la Préface ◀d’▶un si brillant catalogue.
Parce qu’ils parlent un peu pour nous et parce qu’ils nous parlent, nous avons demandé à ces artistes ◀de▶ venir dans notre cercle. Héritiers du plus grand affranchissement et ◀de▶ la plus héroïque résistance, nous voulons aller ◀de▶ l’avant, nous n’avons pas peur ◀d’▶essayer vers la beauté ◀de▶ nouvelles routes. On nous connaît mal. Derrière le mur ◀de▶ notre maison on nous croyait peut-être enfermés dans un moralisme étriqué, ennuyeux et consciencieusement arriérés. Or nous n’étions pas raisonnables, nous faisions des projets dont on parlait, la nuit, dans les chambres où les curiosités et les enthousiasmes en désordre s’agitaient entre les murs ◀d’▶où nous arrachions les moulures et les vieux papiers à fleurs. La confiance, la sincérité, l’amitié, s’arrondissaient autour des livres dont nous savions ◀de▶ grands morceaux avec notre cœur. On remuait un climat ◀de▶ poèmes, une spiritualité un peu grave, on touchait avec notre jeunesse le tragique ou le merveilleux, on mettait notre volonté aimante, entre toutes les pages, sur toutes les choses. Nous écrivions aux auteurs, nous recevions des livres, des lettres. Van Gogh, en qui nous aimions tout : le pasteur, le peintre et le fou, semait en nous toutes les curiosités ◀de▶ la couleur et ◀de▶ la vie. Nous reprenions toutes les mesures, tout redevenait neuf : les mots « forme », « couleur », « architecture ». Et Dieu avait une place plus grande dans la joyeuse lumière ◀de▶ notre ciel simplifié.
Et voilà, n’est-ce pas, un ton et une ferveur qui rendront vaines beaucoup ◀d’▶objections, ou qui expliqueront dès l’abord, et légitimeront aux yeux de beaucoup, le choix des œuvres exposées. Il ne s’agit nullement ◀de▶ présenter l’ensemble des artistes protestants, il s’agit ◀de▶ manifester les préférences ◀d’▶une jeunesse. À cet égard particulièrement, ce salon fut une réussite. La curiosité d’abord un peu sceptique ◀de▶ certains critiques, artistes ou écrivains, s’est muée le soir du premier vernissage en une sympathie sincère et souvent fort admirative.
Le titre ◀de▶ l’exposition, si l’on y prend bien garde, éludait dans une certaine mesure la question délicate ◀de▶ l’existence ◀d’▶un « art protestant ». En effet, on ne parlait ici que ◀d’▶« artistes protestants ». Mais cela n’empêche pas ◀de▶ rechercher ce que ces artistes peuvent avoir ◀de▶ commun, ce qu’ils doivent à leur origine ou à leur foi réformée, — et si ces traits ne constituent pas, en définitive, les éléments ◀d’▶un art protestant.
Il eût fallu peut-être qu’un plus grand nombre ◀d’▶artistes exposassent pour qu’une réponse valable pût être esquissée. Car, avouons-le, du fait même ◀de▶ la nouveauté que représentait une telle exposition, le caractère ◀d’▶avant-garde des toiles frappait le visiteur avant qu’il eût songé à distinguer les caractères confessionnels. Espérons qu’un prochain salon, organisé s’il le faut dans de plus vastes locaux, pourra donner accès à un ensemble aussi complet que possible ◀d’▶artistes nés dans le protestantisme. Et l’on pourra se demander alors : qu’y a-t-il ◀de▶ spécifiquement protestant chez ces peintres ? — Certaines rigidités, pensez-vous, certaines austérités ◀de▶ style ? — On s’y serait attendu. Une visite au salon ◀de▶ la rue de Vaugirard nous invite à renoncer à ces clichés. Pas ◀de▶ trace ◀de▶ « puritanisme » chez des artistes si différents les uns des autres. Au contraire, une vitalité, une joie dans l’invention, une hardiesse partout manifeste. Voici Dufy, le plus inventif des artistes contemporains, avec une « Peinture » ◀d’▶un intense lyrisme ◀de▶ couleurs. Zingg avec un « Enterrement au Pays ◀de▶ Montbéliard » grave et serein. Deux petits Lotiron font un coin ◀de▶ campagne lumineuse, et le « Douarnenez » ◀de▶ Mac-Avoy est tout animé ◀de▶ blancs vivants. Très plaisant « Essai pour une Italie protestante » ◀de▶ P. Romane-Musculus. Des lithographies spirituelles ◀de▶ Ch. Clément et des illustrations ◀de▶ F.-L. Schmied pour « Ruth et Booz » ouvrent des perspectives pour ◀de▶ futures éditions ◀d’▶art protestantes. La sculpture est brillamment représentée par un « Torse ◀de▶ femme » ◀de▶ Marcel Gimond, des animaux pleins ◀d’▶innocence et ◀de▶ drôlerie ◀de▶ Petersen. André Kertész, l’un des rénovateurs ◀de▶ l’art photographique, expose un portrait frappant ◀de▶ réalité humaine. Mais l’œuvre maîtresse ◀de▶ l’exposition est sans doute la « Crucifixion » ◀de▶ R.-Th. Bosshardt. C’est un véritable renouvellement ◀de▶ la peinture à sujet religieux qu’annonce cette grande composition : trois longues croix dans une lumière dramatique, le corps du Christ déjà presque transfiguré en symbole mystique sur le ciel vert du plus grand jour ◀de▶ l’Histoire.
On a beaucoup remarqué la part importante ménagée aux œuvres ◀de▶ décorateurs : paravents, vitrines, coffrets, objets ouvragés. Il y a là une tradition qui certainement est bien huguenote : elle remonte aux meubles ◀de▶ Boulle, aux Gobelins, aux poteries ◀de▶ Palissy. Ce goût ◀de▶ la belle matière mise en valeur dans sa pureté, sa nudité, ce sens ◀de▶ l’artisanat qui se refuse aux truquages, aux trompe-l’œil, ne dissocie jamais la recherche du beau et le goût intransigeant du vrai, c’est le trait le plus évidemment « protestant » ◀de▶ l’art français.
Mais s’il est malaisé ◀de▶ décrire, dès à présent, un art protestant ◀de▶ fait, peut-on, par contre, le définir idéalement ? Il nous semble que cela supposerait d’abord une définition nette ◀de▶ notre foi : il faut qu’on sache sans équivoque ce qu’est le protestantisme avant de pouvoir trancher ◀de▶ ce que doit être un art qui l’exprime. En d’autres termes, la définition ◀d’▶un art protestant est liée à une conception dogmatique ◀de▶ la foi. Nous pensons même que la renaissance et l’épanouissement ◀d’▶un tel art seront conditionnés par un renouveau doctrinal. Car, et c’est un paradoxe qui n’étonnera pas ceux que le problème ◀de▶ la création intéresse, l’artiste a besoin plus que quiconque ◀de▶ principes définis — je ne dis pas ◀de▶ cadres — qui lui servent ◀de▶ thèmes dans ses variations, ◀d’▶appui dans ses tâtonnements, ◀de▶ réactif, ◀de▶ contrainte, ◀de▶ stimulant dans l’atmosphère spirituelle qui préside à l’élaboration ◀d’▶une œuvre. Pas ◀de▶ style religieux sans doctrine. Et plus la doctrine se relâche et s’estompe, moins l’art montre ◀d’▶accent et ◀de▶ vivante inspiration.
Une remarque encore. Certains critiques ◀de▶ cette exposition se sont demandé non sans ironie où était le calvinisme dans tout ceci. Eussent-ils posé, à propos d’un salon ◀d’▶art catholique, la même question, en remplaçant calvinisme par thomisme par exemple ? L’artiste catholique bénéficie certainement, pour lui-même et aux yeux du public, des facilités que donne à sa production l’appareil des dogmes spécifiquement catholiques, concernant la Vierge et les saints. En deux mots, il y a des « sujets catholiques », il n’y a pas ◀de▶ « sujets protestants ». Mais, dira-t-on, il y a tous les sujets chrétiens ! C’est bien là que nous voulions en venir : le dogme ne doit être qu’un stimulant (une difficulté) non pas un poncif. L’idéal ◀d’▶un artiste protestant, le seul auquel sa foi puisse prétendre, ce n’est pas ◀de▶ réaliser un art « protestant » conforme à une doctrine, mais un art assez purement évangélique pour transcender la confession qui lui a permis ◀de▶ naître. La grandeur ◀d’▶un art protestant, c’est ◀de▶ n’être qu’un art chrétien.