Kierkegaard (mai 1931)i j
L’entrée de▶ l’œuvre ◀de▶ Kierkegaard dans le monde intellectuel et religieux français, est un événement qui mérite ◀d’▶être signalé et qui aura un profond retentissement dans le protestantisme en particulier. Depuis quelques années, le nom ◀de▶ Kierkegaard reparaît ◀de▶ loin en loin dans des revues comme Commerce, la Nouvelle Revue française , la Revue ◀de▶ Genève . Diverses études lui ont été consacrées, en particulier dans la Revue ◀d’▶histoire et ◀de▶ philosophie religieuses ◀de▶ Strasbourg (Pascal et Kierkegaard), et dans la Revue ◀de▶ métaphysique et ◀de▶ morale. Et voici que l’on annonce ◀de▶ plusieurs côtés21, la publication prochaine des œuvres principales ◀de▶ l’un des plus grands esprits du xixe siècle, du plus méconnu peut-être, en France tout au moins, — du plus actuel, je dirais même du plus urgent ◀de▶ tous.
Søren Kierkegaard naquit à Copenhague en 1813, et y mourut en 1855. Voici comment le profond essayiste allemand Rudolf Kassner caractérise cette existence (Commerce, n° XII).
Le grand événement ◀de▶ sa ◀vie▶ fut la mort ◀de▶ l’Évêque Mynster qui avait été très estimé au Danemark et que Kierkegaard lui-même avait aimé et honoré, comme ami ◀de▶ son père. Martensen, le successeur présumé ◀de▶ Mynster, prononçant un discours sur la tombe ◀de▶ l’évêque, le loua ◀d’▶avoir été l’un des « grands détenteurs ◀de▶ la vérité, dont la longue chaîne part des apôtres ». Mais Kierkegaard reste soucieux : Mynster est-il vraiment ◀de▶ la lignée des Apôtres, se demande-t-il ? Les prêtres sont-ils, dans le vrai sens du mot, les successeurs du Christ ? Ne sont-ils pas plutôt des fonctionnaires payés par l’État et avides ◀d’▶avancement ? Les écrits polémiques ◀de▶ Kierkegaard, Le Moment et les Attaques contre le christianisme officiel ne peuvent être comparés qu’aux Provinciales. Kierkegaard est le Pascal du protestantisme, et il est caractéristique à la fois du monde du catholicisme et du monde du protestantisme, que la polémique et la satire qui sévirent, dans le premier, dès ses origines, ne se donnèrent cours par contre qu’à la fin du second. Le Moment et les Attaques contre le christianisme officiel furent l’acte ◀de▶ Kierkegaard. Après cet acte, il mourut. Comme Hamlet. »
Et voici comment il faut situer Kierkegaard dans notre Panthéon spirituel :
Kierkegaard fut le dernier grand protestant. On ne peut le comparer qu’aux grands fondateurs du christianisme, à Luther, à Calvin. Tous les autres paraissent petits à côté de lui. La question essentielle pour Kierkegaard était : Comment deviendrai-je chrétien ? Seul un protestant pouvait trouver pareille formule.
Le héros ◀de▶ la foi, Kierkegaard, « l’Isolé », n’a plus rien en lui ni ◀de▶ Faust, ni du Caïn de Byron, il a dépassé le romantisme. Ou plutôt, le romantisme fut la jeunesse, le passé ◀de▶ « l’Isolé ». Et l’expression la plus caractéristique ◀de▶ ce nouvel homme, qui a dépassé le romantisme, est la nouvelle psychologie. L’œuvre la plus profonde et la plus originale ◀de▶ Kierkegaard est sa Psychologie ◀de▶ l’Angoisse, à laquelle on ne peut trouver ◀d’▶analogie que chez Dostoïevski. Kierkegaard d’ailleurs ne peut être placé qu’à côté du poète russe. Tous deux marchent ◀de▶ pair et aucun autre esprit du siècle ne les dépasse.
On peut déplorer qu’une œuvre ◀de▶ cette envergure ait pénétré d’abord en France, sous les espèces du fragment le moins caractéristique ◀de▶ Kierkegaard : Le Journal du séducteur (Stock éd.). Kierkegaard lui-même avait exprimé le souhait formel que l’on n’ouvrît pas par ce roman la série ◀de▶ traductions ◀de▶ ses livres. Mais ce Journal, s’il est l’œuvre la moins forte du Danois, n’en est pas moins, dans son dosage pré-gidien ◀de▶ cynisme et ◀d’▶humanité un document peut-être ◀d’▶autant plus intéressant qu’il émane ◀d’▶un grand théologien. Il s’agit maintenant ◀de▶ nous révéler ce « héros ◀de▶ la foi », ce maître ◀de▶ la pensée chrétienne tragique, paradoxale et virulente.
Qu’une telle œuvre commence son action en France au moment où l’intérêt passionné ◀de▶ beaucoup se porte à la rencontre du message ◀de▶ Karl Barth, disciple fervent ◀de▶ Kierkegaard, — nous pouvons y attacher la valeur ◀d’▶un signe. Kierkegaard sera pour beaucoup ◀d’▶esprits en quête ◀d’▶absolus, le maître que fut Nietzsche pour leurs aînés. Il n’est pas sûr que les « religions » y gagnent, mais la foi, certainement. Et « l’honneur ◀de▶ Dieu ».