Littérature alpestre (juillet 1931)k
Mlle Claire-Éliane Engel, qui a conquis maint sommet du massif du Mont-Blanc, et un grade de▶ docteur ès lettres, vient de nous donner un livre bien utile22. En vérité, il fallait une sorte ◀d’▶intrépidité pour entreprendre cette « traversée » ◀de▶ deux littératures. Combien ◀d’▶heures ◀de▶ marche monotone à travers des moraines et des névés interminables, pour mériter quelques instants ◀de▶ plénitude dans la contemplation ◀de▶ sommets assez rares. Personne, à notre connaissance, ne s’était risqué jusqu’ici dans pareille aventure. Personne même n’avait signalé cette curieuse lacune ◀de▶ notre histoire littéraire : pour nos critiques, les Alpes n’avaient pas ◀d’▶histoire. Enfin, voici ce livre, point trop volumineux — il trouvera sa place dans votre valise — et ◀d’▶une érudition très aérée. Comment ne point partager, en le lisant, ce goût qu’avait le vieux Goethe pour les ouvrages documentaires, pleins ◀d’▶analyses précises, ◀de▶ citations, ◀de▶ planches hors-texte ? C’est un repos ◀de▶ l’esprit en même temps qu’une nourriture pour l’imagination. On goûtera les citations nombreuses que l’auteur a su introduire et commenter avec la discrétion et souvent l’ironie légère qui conviennent. Plus encore que par leur valeur proprement littéraire et descriptive, elles nous paraissent intéressantes par tout ce qu’elles révèlent ◀de▶ la mentalité des écrivains et des peuples dont elles émanent. La montagne est un merveilleux réactif, au contact duquel certains traits ◀de▶ caractères nationaux s’accusent ◀d’▶une manière imprévue et significative. On regrettera seulement que l’auteur ait dû se borner à confronter les réactions anglaises et françaises. La réaction allemande eût apporté un élément important et radicalement différent. Nous essaierons ◀de▶ l’esquisser plus loin.
Ce qui frappe dès l’abord, c’est la pauvreté ◀de▶ la littérature alpestre en France. À part Sénancour, aucun ◀de▶ nos écrivains n’a su puiser dans le thème ◀de▶ la montagne une inspiration lyrique ou philosophique génératrice ◀d’▶œuvres marquantes. Qu’aurions-nous à opposer à un Shelley, à un Byron, à un Ruskin ? Chateaubriand, devant le Mont-Blanc, clame son horreur ◀de▶ tant de démesure, et ses descriptions des Alpes constituent « le plus violent réquisitoire qu’on ait jamais écrit contre elles ». Pour Rousseau, la montagne, c’est surtout le fond des vallées, — si l’on ose dire, — où il fait vivre ◀d’▶imaginaires bons sauvages. Et pour la grande majorité ◀de▶ ceux qui, après lui, feront intervenir la montagne dans leurs œuvres, elle n’est guère qu’un décor conventionnel, un élément ◀de▶ pittoresque, un sublime tout fait, dont on agrémente des digressions sur l’ordre social. Mlle Engel constate que « les plus grands poètes français du xixe siècle ont échoué dans leur interprétation des montagnes. Ils ont tous étudié presque exclusivement l’âme humaine. La montagne qui repousse l’homme, la montagne farouche, effrayante, leur a semblé incompréhensible ». C’est que le mystère des choses les attire moins que le jeu des passions et des intérêts sociaux. Or, en face de la montagne, l’homme est seul.
Sénancour, c’est tout autre chose. Lui, cherche un refuge. « Dans l’isolement des cimes ou des hautes vallées, seul avec la nature dans une sorte ◀d’▶ivresse morne, il parvenait à oublier la fuite des heures et ◀de▶ la ◀vie▶ : l’existence perd sa fièvre au cours des longues heures silencieuses qui s’égrènent une à une dans les solitudes ◀de▶ rocs et ◀de▶ glace. » Sénancour éprouvait ce qu’il appela, ◀d’▶un mot admirable, « la lenteur des choses ». C’est qu’il a pénétré dans ces solitudes que les autres contemplaient ◀d’▶en bas ; non pas en curieux : en mystique.
Pareille attitude ne surprendra pas un moderne ; mais elle est unique dans la littérature française du xixe . La littérature anglaise, au contraire, a donné toute une suite ◀de▶ chefs-d’œuvre lyriques à sujets alpestres. « Toute une tradition ◀d’▶individualisme lui frayait la voie », note fort justement notre auteur.
L’homme seul en face des sommets, qu’écrira-t-il ? — Shelley : « L’immensité ◀de▶ ces sommets aériens excite, lorsqu’ils frappent la vue, un sentiment ◀d’▶extase émerveillée auquel la folie n’est pas étrangère. » — « Cependant, le Mont-Blanc luit là-haut ; la Puissance est là, la tranquille et solennelle Puissance aux mille aspects, aux mille bruits. » Ce n’est plus l’homme que ces poètes viennent interroger sur les hauteurs, mais une sombre et surhumaine fatalité (Byron), ou « la secrète force des choses » (Shelley), ou encore (Wordsworth) « les types et les symboles ◀de▶ l’Éternité ». Du panthéisme ◀d’▶un Shelley au mysticisme ◀d’▶un Ruskin, c’est un cantique ◀d’▶adoration spirituelle que chante la poésie anglaise en ◀de▶ véritables « élévations ».
Mais tout ce lyrisme n’est pas dépourvu ◀de▶ grandiloquence ni ◀de▶ pieuse fadeur. La montagne, ne serait-elle jamais qu’un écrasant symbole ◀de▶ l’éternité ? — C’est aussi quelque chose qui devrait être surmonté, nous souffle une voix émouvante, aux résonances vraiment altières, celle-là : la voix ◀de▶ Nietzsche.
Ici, nous changeons ◀de▶ monde. À vrai dire, nous quittons la littérature. « Celui qui sait respirer l’atmosphère ◀de▶ mon œuvre sait que c’est une atmosphère des hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, sinon l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude énorme, mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière… » Vous avez reconnu ce ton souverain. Pour la première fois, le ton des hauteurs, le ton ◀de▶ celui qui les a conquises, physiquement aussi. Toute l’œuvre ◀de▶ Nietzsche est pleine ◀de▶ repères alpestres. « Comme ces vues précises, aiguës, et qu’inspire l’escarpement, nous changent des rêveries ◀de▶ Rousseau. Celui-ci se promène, l’autre escalade. Et comme elles s’opposent à la médiocre littérature qui transforme les sommets en images ◀d’▶un Dieu vertueux, ou en remparts ◀de▶ la liberté. La montagne n’est ni bienveillante ni maternelle ; elle poursuit une grandiose existence géologique sans rapport avec la nôtre. Les atomes que nous sommes peuvent trouver sur ses flancs l’occasion ◀d’▶une lutte… elle ignorera toujours ces victoires. » Nous empruntons ces lignes au très bel essai que Robert de Traz intitula Nietzsche et les hauteurs 23, et qui, posé en face du tableau franco-anglais, fournit un contraste ◀de▶ haut goût.
Là, les montagnes se prêtaient successivement à des interprétations sociologiques (Rousseau), scientifiques (Saussure), romanesques (Sterne, Toepffer), lyriques (les Anglais). Ici, elles imposent une éthique. Là, elles prêtaient le romantisme ◀de▶ leur décor ; ici, par l’effort ◀de▶ discipline qu’elles exigent ◀de▶ qui veut les vaincre, c’est un classicisme héroïque qu’elles inspirent.
Ce thème éthique et philosophique paraît bien être le plus fécond et le plus adéquat à la nature alpestre. Il contient en puissance toute une morale ◀de▶ l’effort individuel et désintéressé, un constructivisme assez austère, mais stimulant, et qui mène à la joie… C’est un thème très « protestant ». Nietzsche l’a développé avec une ampleur inégalable : il y trouvait tous les symboles ◀de▶ la ◀vie▶ dangereuse, du risque, du triomphe conquis par la dureté. Mais l’a-t-il épuisé ? Il y a depuis Nietzsche un style alpestre dans la pensée. Ne pourrait-il pas informer d’autres pensées que les malédictions ◀de▶ Zarathoustra ?
Quand nos écrivains, lassés ◀de▶ la circulation des idées citadines, éprouveront le besoin ◀de▶ créer véritablement quelques valeurs nouvelles, il se peut que certains se tournent vers ces derniers symboles physiques ◀de▶ la solitude et ◀de▶ la grandeur, les Alpes. Nous souffrons ◀d’▶une carence inquiétante ◀de▶ l’héroïsme. Dans la lutte pour la ◀vie▶ que nous impose le monde contemporain, c’est l’habileté qui triomphe, et non plus la « virtu ». L’héroïsme, au vieux sens du mot, ne trouve plus où s’exercer. Et ce n’est guère qu’au plus obscur ◀de▶ certains cœurs, et dans le secret ◀de▶ certains renoncements, que le regard spirituel saurait encore en déceler l’équivalent. Peut-être le goût du sport trahit-il la nostalgie ◀d’▶une ◀vie▶ qui comporterait des risques extérieurs. Mais c’est là se contenter à bon marché, et personne ne croit plus à la vertu ◀de▶ simulacres à ce point galvaudés. (Un Montherlant lui-même, récemment, le confessait.) Deux chances sont encore offertes aux amateurs ◀de▶ risques authentiques : l’aviation et l’alpinisme. On commence à nous donner quelques « romans ◀de▶ l’air », et certains sont remarquables. Se trouvera-t-il un romancier pour animer dans le décor des « hauts lieux » autre chose qu’une intrigue ◀de▶ palaces ?