Avant l’▶Aube, par Kagawa (septembre 1931)l m
Dire ◀de▶ ce livre qu’il ne ressemble à rien serait une louange trop littéraire. C’est un livre entièrement simple qui nous introduit dans ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀la▶ misère, et par là même nous fait sentir combien nous sommes mesquins, sans exigences véritables et sans grandeur. Peut-être, se dit-on en ◀le▶ fermant, est-il réellement impossible à une âme chrétienne ◀d’▶atteindre ◀la▶ grandeur morale si elle n’a pas connu, ne fût-ce que par sa puissance ◀de▶ sympathie, ◀la▶ misère physique et matérielle du monde où nous vivons. C’est un terrible péché du christianisme européen, que ◀d’▶avoir pratiquement abandonné à une doctrine ◀de▶ haine ◀le▶ sort ◀de▶ ceux que ◀le▶ Christ aima, parce que leur dénuement était ce qu’il y avait au monde, de plus proche de sa grandeur.
◀L’▶existence et ◀l’▶action ◀de▶ Kagawa, telles qu’il ◀les▶ raconte dans ces deux volumes, témoignent que ◀l’▶amour chrétien peut encore aujourd’hui pénétrer un monde revendiqué par ◀le▶ communisme, comme son bien propre. Mais il n’y a pas là ◀de▶ quoi nous rassurer.
Si ◀la▶ vie ◀de▶ Kagawa glorifie ◀l’▶Évangile, elle accuse formellement ◀la▶ grande majorité des chrétiens. Tant mieux si ce livre nous passionne. Il faudrait surtout qu’il nous trouble.
◀L’▶autobiographie ◀de▶ Toyohiko Kagawa, publiée au Japon sous ◀le▶ titre ◀d’▶Au-delà ◀de▶ ◀la▶ ligne ◀de▶ ◀la▶ mort, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, et en France, sous celui ◀d’▶Avant ◀l’▶Aube, est un des livres ◀les▶ plus significatifs ◀de▶ ce temps. Non pas que nous manquions ◀de▶ témoignages sur ◀les▶ conditions ◀d’▶existence du prolétariat mondial, ni que nous ignorions que notre siècle est celui des meneurs. Mais ◀le▶ rare, c’est qu’un ◀de▶ ces meneurs écrive un livre pour nous dire comment il voit ◀le▶ peuple, comment il ◀l’▶aime, et quel est ◀le▶ secret ◀de▶ son autorité sur lui. ◀L’▶état d’esprit ◀de▶ ◀l’▶homme ◀d’▶action s’accommode rarement ◀d’▶une réflexion impartiale et ◀d’▶une description, plume en main, des mobiles personnels, affectifs, voire religieux, qui sont à ◀l’▶origine ◀de▶ son entreprise. C’est même un des malheurs ◀de▶ notre temps, que ◀l’▶action devenue trop rapide suppose une cécité partielle chez ceux qui s’y livrent, une incapacité organique à situer leur effort dans une vision du monde globale et cohérente, à ◀le▶ juger religieusement par exemple. Que ◀l’▶on songe à ◀l’▶œuvre ◀d’▶un Ford, ou à celle ◀de▶ presque tous nos hommes d’État. ◀Le▶ privilège admirable ◀de▶ Kagawa, c’est qu’il poursuit son action en pleine connaissance de cause et ◀de▶ buts, en plein accord avec son expérience intime (je dirais même sentimentale), et avec sa foi chrétienne. Il peut livrer sans crainte ◀le▶ secret ◀d’▶une telle action ; sans crainte et sans vanité non plus, car son œuvre écrite n’est encore qu’un moyen ◀de▶ servir et ◀d’▶agir. C’est un homme sans partage et sans failles.
Quelques articles parus dans des revues françaises ou suisses nous avaient appris à connaître ◀les▶ résultats considérables ◀de▶ ◀l’▶œuvre sociale, politique et religieuse suscitée par Kagawa. Nous savions que ce pasteur ◀d’▶une petite paroisse presbytérienne était ◀le▶ chef du Jeune Japon, ◀l’▶initiateur ◀de▶ réformes ◀de▶ grande envergure, commencées dans ◀les▶ bas-fonds ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Kobé et peu à peu élargies à tout ce vaste empire moderne si rapidement envahi par ◀la▶ civilisation ◀d’▶une Europe dont il rejette ◀la▶ religion24. Nous savions aussi que ce leader social, cet économiste et cet évangéliste se doublaient ◀d’▶un écrivain extrêmement fécond, dont ◀l’▶autobiographie en particulier avait atteint des tirages sans précédent dans son pays. Il nous restait à entrer en contact personnel avec cette œuvre : Avant ◀l’▶Aube comble cette attente, mais elle en fait naître une nouvelle. C’est, en effet, sous ◀la▶ forme ◀d’▶un roman dont ◀le▶ héros, Eiichi, est évidemment ◀l’▶auteur lui-même, ◀le▶ récit ◀de▶ ◀l’▶adolescence et ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ◀de▶ notre héros ; mais ce récit prend fin au moment où Kagawa débouche dans ◀la▶ vie publique et politique. Espérons qu’une biographie complète suivra cette « genèse » à vrai dire passionnante, et qui nous fait pénétrer dans ◀l’▶intimité ◀d’▶une vie, aux sources mêmes ◀de▶ ses déterminations.
Ce qui frappe, dès les premières pages, c’est ◀l’▶extrême minutie du récit. ◀Les▶ auteurs qui écrivent leurs mémoires s’attachent ◀d’▶ordinaire aux faits pittoresques ou exceptionnels qui marquèrent leur vie ; ils négligent volontiers ce qui ◀les▶ rend semblables au commun des mortels ; bref, plus ou moins inconsciemment, ils contribuent à créer leur légende. Ici, bien au contraire, et surtout dans le premier volume, nous assistons à ◀l’▶existence ◀la▶ plus quotidienne ◀d’▶Eiichi, à ces mille petites difficultés précises et humiliantes, à ces moments ◀de▶ doute, ◀de▶ désir ou ◀d’▶ennui qui constituent ◀la▶ trame réelle ◀de▶ notre activité et qui différencient radicalement notre vie ◀d’▶un conte ◀de▶ fées. Il n’y a là, de la part de ◀l’▶auteur, nul parti pris ◀de▶ « réalisme » littéraire, mais bien ◀le▶ signe ◀d’▶une absence ◀d’▶hypocrisie tout à fait insolite, et qui dans certains cas, paraîtra presque scandaleuse à maints lecteurs. Kagawa ne « décolle » jamais ◀de▶ ◀la▶ réalité psychologique et matérielle, et c’est par là que dans sa simplicité, il parvient à être si émouvant. On peut dire que dans ces deux gros volumes si nourris, il n’y a pas deux lignes ◀d’▶allure conventionnelle, deux lignes qui ne traduisent une vérité vécue et particulière. Telle est ◀la▶ certitude qui se dégage lentement ◀d’▶une profusion peu commune ◀de▶ petits faits, ◀de▶ personnages et ◀de▶ descriptions des lieux où ils vivent. C’est dire que ◀l’▶œuvre mérite ◀l’▶effort ◀d’▶attention soutenue que plusieurs chapitres du premier tome risqueraient ◀de▶ lasser, par une multiplicité ◀de▶ notations touchant à ◀la▶ monotonie. Au reste, à mesure qu’on avance, ◀l’▶on comprend mieux ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀la▶ popularité ◀d’▶une telle œuvre : c’est toute ◀la▶ vie du Japon actuel qu’elle concrétise sous nos yeux. Certes, ce n’est pas une japonerie ◀d’▶estampe ! Voici un échantillon du pays, au travers duquel nous emmène Kagawa :
Il appuya son front chaud et malade contre ◀la▶ fenêtre, ferma ◀les▶ yeux et somnola. ◀Le▶ train faisait un bruit épouvantable dans sa course. Il pensait que c’eût été bien agréable si ◀le▶ wagon entier eût été ◀de▶ verre.
À partir de Tennoji, ◀le▶ train s’arrêta à un nombre incalculable ◀de▶ stations. Regardant par ◀la▶ fenêtre, il vit ◀d’▶affreux noms ◀de▶ gares tels que Tenman, Tamazukuri, tout à fait dans ◀le▶ genre ◀d’▶Osaka, écrits sur des lampes carrées. Entre ◀les▶ stations, des étendues ◀de▶ toits ◀de▶ tuiles, avec ◀de▶ ◀la▶ fumée noire qui s’en échappait. Osaka, ◀la▶ nuit, avait un air étrange, quelque chose comme un océan battu par ◀la▶ tempête. Tandis que ◀le▶ train longeait ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ rivière Yodogawa, il se rappela soudain que c’était un endroit célèbre pour ◀les▶ suicides, et qu’il avait vu un jour, au théâtre, à Kobé, ◀le▶ drame du suicide ◀de▶ Akaneya et Sankatsu, sa bien-aimée. Suicide et Osaka ◀la▶ nuit ! Il ne comprenait pas pourquoi ces deux mots lui semblaient avoir des rapports intimes et atroces.
Quel horrible endroit, cet Osaka ! ◀Les▶ endroits surpeuplés sont terribles !
Nous trouvons d’abord Eiichi Niimi à ◀l’▶Université ◀de▶ Meiji Gakuin, près de Tokyo, dans une atmosphère ◀de▶ discussions philosophiques fort curieuse, où ◀les▶ doctrines bouddhistes, chrétiennes, matérialistes et socialistes s’opposent dans des termes inusités pour ◀l’▶Occident, mais sont oubliées, comme partout, dès qu’il s’agit ◀d’▶embarras ◀d’▶argent, ◀de▶ difficultés sentimentales, ou ◀de▶ mauvaises nouvelles qu’on reçoit ◀de▶ sa famille. À ◀la▶ suite ◀d’▶une discussion vive avec des étudiants chrétiens au sujet ◀d’▶un ◀de▶ leurs camarades, Eiichi se décide soudain à quitter ◀l’▶Université. Ce passage nous ◀le▶ montre déjà tout entier : subit et absolu dans ses déterminations, farouchement idéaliste et pourtant jamais dupe ◀de▶ ses beaux sentiments lorsqu’il s’y mêle des motifs tout matériels.
Ses larmes augmentèrent en pensant à ◀la▶ pauvreté ◀de▶ sentiments des chrétiens ; il pensait aussi que lui-même, à ◀la▶ fin du mois, devrait gagner sa pension et son écolage ; il pensait au sort de Tsukamoto ; à sa stupide petite sœur, à lui-même, et il éclata en sanglots.
Soudain, il prit une décision. Il quitterait ◀l’▶Université pour se plonger dans ◀la▶ vie active et mettre à ◀l’▶épreuve son grand idéal. Que pouvait-il y avoir de plus noble que ◀de▶ partager ◀la▶ vie quotidienne des gens ◀de▶ ◀la▶ campagne. Il serait auprès de sa sœur, que personne n’aimait.
Il décida ◀de▶ retourner chez lui ◀la▶ nuit même, et après s’être demandé avec quelque anxiété comment il ferait face aux dépenses du voyage, il décida ◀de▶ vendre ses livres.
Mais son retour au foyer provoque des scènes terribles avec son père, riche commerçant que ◀l’▶on accuse ◀de▶ malhonnêteté, caractère impérieux, esprit étroit, et qui défend avec violence contre ◀les▶ idées subversives ◀de▶ son fils un ordre social dont ◀l’▶avantage évident est ◀de▶ ◀le▶ mettre à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ véritable justice. Il finit par mettre Eiichi à ◀la▶ porte. Il lui reste ◀la▶ ressource ◀de▶ se faire instituteur. Il assiste un soir, par hasard, à une réunion ◀d’▶évangélisation dont ◀la▶ description serait tout entière à citer, dans son inénarrable et cruelle vérité, pourtant fort émouvante par moments. C’est là qu’il retrouve Tsuruko, ◀la▶ belle jeune fille qu’il aimait dans son adolescence. Et ◀l’▶idylle passionnée se renoue, mais en même temps ◀le▶ drame s’éveille dans ◀l’▶âme du jeune homme : comment concilier son bonheur personnel avec ◀l’▶idéal ◀de▶ rénovation sociale qu’il a conçu ? Et comment trouver ◀le▶ courage ◀de▶ se donner à cet idéal, dont ◀la▶ réalisation pratique lui répugne encore ? Il s’en rend compte lors de sa première visite aux bas-fonds :
Eiichi était partagé entre deux désirs. L’un était ◀de▶ se sauver au plus vite ◀de▶ cet horrible endroit et ◀de▶ jeter ◀les▶ principes philanthropiques à tous ◀les▶ vents ; ◀de▶ rentrer bien vite dans sa maison garnie ◀de▶ belles nattes et ◀de▶ se plonger dans ses livres ◀de▶ philosophie. Il entendait une voix intérieure qui lui disait : « Si tu te mêles ◀de▶ ces affaires, tu ne seras toi-même, à ◀la▶ fin, pas bien éloigné du vulgaire. » Mais au même moment une autre voix intérieure disait : « ◀La▶ bonté est ◀le▶ sel ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀L’▶organisme social demande des sacrifices pour ◀l’▶amour des vivants. »
◀Le▶ conflit intérieur s’intensifie bientôt jusqu’à provoquer en lui une sorte ◀de▶ folie. Tsuruko est obligée ◀de▶ ◀le▶ quitter. Alors dans un accès ◀de▶ désespoir, il tente ◀de▶ mettre ◀le▶ feu à sa maison. Il s’enfuit, et s’engage comme manœuvre dans ◀les▶ docks. ◀La▶ mort ◀de▶ son père ◀l’▶oblige à en sortir, mais en même temps décide ◀de▶ ◀l’▶orientation ◀de▶ sa vie :
Il avait vu mourir Sanuki au logement ouvrier, et il ne pensait pas que ◀la▶ mort ◀de▶ son père fût particulièrement importante. Il avait appris qu’il faut avoir une volonté ◀de▶ fer, lorsqu’on tombe dans ◀la▶ lie ◀de▶ ◀la▶ société.
◀Le▶ jour des funérailles, Eiichi essaya ◀de▶ garder tout son sang-froid, mais au cimetière du Temple ◀de▶ Zuigan, quand ◀les▶ prêtres ◀de▶ douze temples et Eiichi à leur suite entourèrent ◀le▶ cercueil, il ne put retenir ses larmes. Tandis qu’il marchait en silence à la suite de ◀la▶ procession funèbre, toutes ses relations avec son père se déroulèrent comme un panorama devant ses yeux. Au-delà des sentiments ◀de▶ Hamlet, voyant ◀la▶ procession funèbre ◀d’▶Ophélie, pensa Eiichi, il y avait ◀la▶ redoutable réalité, et il pleura ◀de▶ crainte et ◀de▶ tristesse. Tout inspirait ◀le▶ respect : ◀le▶ bruit discordant des cymbales, ◀les▶ psalmodies des écritures. En écoutant ◀la▶ mystérieuse musique funèbre, Eiichi prit une résolution. Désormais, rompant tout lien avec ◀le▶ passé, comme on franchit ◀le▶ pas ◀de▶ ◀la▶ mort, il lutterait contre ◀les▶ conventions établies, ◀les▶ traditions et ◀les▶ sophismes.
Devant lui était ◀le▶ monde : ◀le▶ monde, ◀l’▶énorme asile ◀de▶ fous dont Eiichi avait parlé à son père — mort maintenant —, tourmenté par ◀l’▶emprise du militarisme et du capitalisme ; un asile ◀de▶ fous qui s’étend sur toute ◀la▶ terre. Sans se préoccuper si c’était ◀le▶ monde ou lui-même qui était fou, Eiichi décida que, ◀de▶ ce jour-là, il entrerait en bataille contre cet ordre ◀de▶ choses.
Il se délivre progressivement ◀de▶ tous ses intérêts matériels et familiaux. Sa misère et son désespoir grandissent ◀de▶ jour en jour en même temps que sa révolte contre ce monde. Il se convertit enfin, brusquement, au moment où il avait décidé ◀de▶ se suicider. Mais un soir qu’il prêche au carrefour, ◀la▶ maladie qui depuis longtemps ◀l’▶enfiévrait, ◀le▶ terrasse, dans ◀la▶ boue, sous ◀la▶ pluie. Il renaîtra bientôt à ◀la▶ vie, mais cette fois pour se donner tout entier à ◀la▶ misère des bas-fonds ◀de▶ Kobé. Il fait siennes toutes ◀les▶ épreuves ◀d’▶un peuple misérable, des pires brutes qu’il recueille dans sa chambre, et qu’il couvre ◀de▶ ses propres habits, des prostituées qu’il soigne, des ivrognes qui lui font des scènes effroyables, et vont jusqu’à lui tirer dessus, — ce qui ne ◀l’▶empêche pas ◀de▶ ◀les▶ reprendre ensuite, chez lui, car il professe avec fanatisme ◀la▶ non-résistance au mal. Bientôt il prend figure ◀de▶ saint parmi ◀le▶ peuple qui ◀le▶ respecte, ◀l’▶exploite et subit ◀l’▶empire ◀de▶ sa douceur.
Cette deuxième partie ◀de▶ ◀l’▶ouvrage est extraordinaire ◀de▶ vie et ◀de▶ pathétique, sobre et directe plus que tout ce qu’on a pu lire de plus vécu sur ces milieux. Finalement, ◀la▶ police accuse Eiichi ◀d’▶avoir prêté son appui à une grève, et ◀le▶ récit se termine par une scène entre ◀le▶ procureur et ◀le▶ prévenu, qui vaut ◀d’▶être citée :
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? tonna ◀le▶ Procureur, qui cherchait à intimider Eiichi.
Eiichi garda ◀le▶ silence ; il ne voulait pas se laisser aller à ◀la▶ colère comme ◀le▶ Procureur. Au contraire, il en profita pour faire une étude psychologique, en observant sur ◀le▶ visage ◀de▶ celui-ci ◀les▶ expressions changeantes qu’y imprimait ◀la▶ passion. Il lui semblait qu’il faisait une étude pratique ◀de▶ désordre mental dans une classe ◀d’▶école, tant il était calme et loin ◀d’▶être troublé. En regardant ◀les▶ choses ◀de▶ près, il conclut que ◀la▶ profession ◀de▶ procureur devait être vraiment bien désagréable, puisqu’elle exigeait ◀de▶ celui qui s’y livrait ◀de▶ se fâcher, ◀de▶ se poser comme juste et ◀de▶ juger ses semblables. Pire que cela, elle portait à croire que tous ◀les▶ hommes sont coupables.
Ceci acquit au Procureur toute ◀la▶ sympathie ◀d’▶Eiichi… Si c’est à des tâches aussi inutiles que ◀les▶ procureurs passent leur vie, pensait Eiichi, il est impossible ◀de▶ ne pas leur témoigner ◀de▶ ◀la▶ sympathie.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi me regardez-vous aussi insolemment ?
◀Le▶ Procureur continuait à enrager ; sa figure se contractait et ses lèvres étaient pâles.
— Comment voulez-vous renverser ◀l’▶état social actuel, si ce n’est par une révolution ? Je vous demande ◀de▶ me dire clairement votre pensée à ce sujet.
Eiichi se taisait. Une minute, deux minutes s’écoulèrent. Quatre ou cinq moineaux sautaient ◀de▶ branche en branche sur ◀le▶ camphrier du jardin, joyeux et insouciants. Eiichi se demanda s’il y avait des procureurs dans ◀le▶ monde des moineaux. Il se taisait, car il savait qu’il était inutile ◀de▶ dire quoi que ce soit à cet homme en colère. Trois, quatre, cinq minutes s’écoulèrent. ◀Le▶ Procureur regardait distraitement son carnet ◀de▶ notes. Il tremblait jusqu’au bout des doigts. Il eut été impossible ◀de▶ dire lequel des deux était ◀le▶ juge ◀de▶ l’autre.
Eiichi est provisoirement libéré. ◀Les▶ enfants des bas-fonds ◀l’▶attendent à sa sortie, s’accrochent à ses manches et ◀l’▶escortent avec amour.
Avant de tirer ◀les▶ conclusions qu’impose cette œuvre avec ◀l’▶autorité ◀d’▶une action, arrêtons-nous quelques instants devant ◀la▶ beauté singulière ◀de▶ ◀l’▶âme qu’elle révèle. Une âme qui sent tout avec force et délicatesse, éprouve tous ◀les▶ penchants humains, s’y soustrait quand il ◀le▶ faut pour mieux vivre et n’en fait jamais une affaire. Homme terriblement vivant, tenté, et décrivant ses tentations comme toutes naturelles, il surmonte ◀les▶ obstacles avec un contentement modeste et intelligent qui est plus émouvant que bien des chants ◀de▶ victoire ◀de▶ « sauvés ».
Une âme parfaitement consciente, claire et ◀de▶ bonne volonté. Une âme à la fois sobre et extrême. Tous ◀les▶ excès lui sont possibles, en action, surtout dans ◀le▶ bien, dans ◀la▶ sainteté, mais toujours ils s’accompagnent ◀d’▶une mesure parfaite dans ◀l’▶appréciation. Il semble qu’il n’ait aucune peine à se juger impartialement, sans exagérer sa critique et sans nulle complaisance. Il n’a pas ◀de▶ terribles remords, il a des remords. Il ne cherche pas à se rendre intéressant à lui-même en poussant au noir ◀le▶ tableau, ou au contraire en s’excitant sur ses belles actions. Il ◀les▶ note, simplement, sans oublier ◀d’▶indiquer ses hésitations, ◀les▶ traverses souvent fortuites qui ◀les▶ provoquent. Et pas trace ◀d’▶ostentation dans son humilité ou dans son impartialité. C’est toujours à ◀l’▶effarante sincérité ◀de▶ ce récit qu’il faut revenir, si ◀l’▶on veut ◀d’▶un mot ◀le▶ caractériser. Parmi ◀les▶ innombrables sentiments : doutes, passions, conflits qu’il met en jeu, c’est toujours ◀l’▶absence absolue ◀d’▶hypocrisie ◀de▶ sa part qui donne aux choses ◀les▶ plus banales une nouveauté frappante. Cela éclate particulièrement dans ◀l’▶analyse des motifs ◀de▶ ses actions journalières. Par là, il fait souvent penser aux grands Russes, à Tolstoï surtout. Et par tous ◀les▶ revirements intérieurs ◀de▶ ses personnages également. Quant à lui, ◀la▶ complexité vivante ◀de▶ sa vie morale n’a ◀d’▶égale que ◀la▶ violence ◀de▶ ses réactions. Une fois, désespéré, — « heureusement, personne ne regardait, il se jeta par terre sur ◀la▶ route, criant à son corps : “Meurs !”, mais sans résultat ». C’est dans un tel état ◀de▶ désespoir que soudain ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ vie revient s’emparer ◀de▶ lui et décide ◀de▶ sa conversion :
Il se décida à tout accepter, oui, tout. Il accepterait ◀la▶ vie et toutes ses manifestations dans ◀le▶ temps. Il était ressuscité ◀de▶ ◀l’▶abîme du désespoir et revenu au monde merveilleux. Il résolut ◀de▶ vivre fermement dans sa sphère actuelle, enrichi par ◀la▶ force ◀de▶ ◀la▶ mort. Tout était merveilleux, ◀la▶ mort, lui-même, ◀la▶ terre, ◀les▶ pierres, ◀le▶ sable, ◀la▶ nourriture, ◀les▶ femmes, ◀les▶ filles, ◀les▶ bateaux à vapeur, même ◀le▶ vide qu’il avait cherché, étaient merveilleux. ◀Les▶ couleurs, ◀la▶ lumière du soleil, ◀les▶ dessins, ◀les▶ roses, ◀les▶ lèvres rouges des filles, tout était surprenant, même ◀le▶ sang caillé, ◀le▶ péché et ◀le▶ cœur souillé, tout était étonnement. Il acceptait tout. Il décida ◀de▶ vivre fermement, ◀de▶ prendre courage et ◀de▶ lutter bravement à ◀l’▶avenir, et pour cela il accepterait tout ◀de▶ ◀l’▶existence. Il accepterait aussi ◀la▶ religion avec ◀le▶ courage du suicide.
Dans sa résolution, il se sentait graduellement attiré par ◀le▶ Christ. Il se disait que ce n’était pas dans ◀la▶ mer qu’il fallait se jeter, mais dans ◀les▶ merveilles du monde.
Et voici que, ◀le▶ 14 février, il se décida à faire profession ◀de▶ disciple du Christ.
Page étrange, en vérité, et dont ◀l’▶accent presque nietzschéen choquera peut-être des gens qui eussent préféré ◀l’▶habituelle effusion en patois ◀de▶ Chanaan. Mais ce qui me frappe ici, c’est ◀de▶ voir ◀le▶ reste du chapitre consacré au récit des actes qu’immédiatement Eiichi produit en témoignage ◀de▶ sa conversion. En mystique véritable, il évite rigoureusement ◀les▶ expressions sentimentales ou rassurantes qui pourraient dépasser une action immédiate ou voiler sa difficulté. ◀Les▶ rares allusions qu’il fait à sa vie spirituelle n’en sont que plus émouvantes :
Un dimanche, sur ◀les▶ collines derrière Nunobiki, au milieu des arbres, à côté ◀d’▶un ruisseau, il passa trois heures et demie à lire tout ◀l’▶Évangile selon saint Matthieu, du premier chapitre au dernier, priant continuellement pour obtenir ◀la▶ grâce ◀de▶ devenir capable ◀de▶ suivre Jésus. Une autre fois, à midi, il monta sur ◀le▶ sommet ◀d’▶une montagne en face du mont Maya et pria Dieu ◀de▶ lui donner Kobé et ◀les▶ bas-fonds. ◀La▶ nature, ◀le▶ sommeil et ◀les▶ enfants étaient ses meilleurs réconforts.
Comment et par quoi mesurer ◀la▶ valeur chrétienne ◀d’▶une âme ? ◀L’▶action même est souvent trompeuse. Mais ◀la▶ qualité du regard qu’un être pose sur ses semblables, tel est ◀le▶ signe et ◀la▶ mesure certaine. Au cours ◀d’▶un livre où il se peint, aux prises avec toutes ◀les▶ formes du mal, jamais vous ne surprendrez dans ses yeux rien du moralisme glacial des « honnêtes gens », ni rien du dogmatisme haineux des communistes. Et c’est l’un des secrets ◀de▶ sa puissance.
Mais il est temps ◀de▶ tirer ◀de▶ ce livre une conclusion capitale qui, sans doute, fut ◀l’▶objet déterminant ◀de▶ son auteur. Elle concerne ◀la▶ question sociale.
Il s’attache à cette expression un « ennui » qui sert à beaucoup de prétexte pour n’y point réfléchir. Mais à tout prendre, cet ennui traduit ou marque notre paresse et notre lâcheté naturelles, et ◀l’▶incertitude qui est leur résultante. Quelques-uns s’en tirent en réfutant ◀le▶ marxisme — c’est un jeu intellectuel — ou bien en critiquant ◀les▶ réformes socialistes — mais cela dispense-t-il ◀de▶ chercher d’autres solutions ? Quant à ceux qui acceptent ◀d’▶étudier à fond ces problèmes, ils ne ◀les▶ rendent, en général, guère attirants — (◀le▶ devraient-ils ?) — ni même vivants — (ils ◀le▶ devraient.).
Pour celui qui referme ◀le▶ livre ◀de▶ Kagawa, une certitude s’impose. Je ◀la▶ formulerai brièvement :
Tant que ◀l’▶on considère ◀la▶ « question » sociale et que ◀l’▶on en « discute », c’est irritant, vain et irréductible. Car ◀la▶ question sociale n’admet peut-être ◀de▶ solution que personnelle. Il ne s’agit plus ◀de▶ ◀la▶ poser, sur le plan intellectuel, pour ◀les▶ autres, mais ◀de▶ ◀la▶ résoudre d’abord pour son compte et par un acte intérieur contraignant, un acte ◀d’▶incarnation. Il y a là une exigence immédiate et par conséquent plus troublante que celle qu’impose n’importe quelle attitude politique. Aux yeux ◀d’▶un incroyant, ceci peut sembler vague. Mais ◀le▶ sens chrétien primitif n’est-il pas, avant tout, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ pauvreté ? Qu’un Kagawa nous force à méditer chrétiennement ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ misère humaine, — cela ne saurait être sans fruits.