Le▶ protestantisme jugé (octobre 1931)p
Parlant récemment, dans un article des Nouvelles littéraires ◀d’▶un ouvrage ◀de▶ M. Édouard Martinet, intitulé André Gide, ◀l’▶amour et ◀la▶ divinité, M. Albert Thibaudet exprime son regret ◀de▶ ce qu’un tel titre ne réponde pas à son attente. Selon lui, c’est un « André Gide vu ◀de▶ Genève » qu’il nous faudrait. M. Martinet a pris pour épigraphe ◀la▶ citation suivante, empruntée à M. Thibaudet justement :
Ceci au moins suffirait à ◀la▶ critique pour maintenir à Gide une place instructive, qu’il est, depuis ◀l’▶édit de Nantes, notre seul notable écrivain protestant26, non exilé, non réfugié, mais ◀d’▶éducation et ◀de▶ nature toute française.
M. Thibaudet ajoute à ce propos :
On m’a fait observer très justement, à ◀l’▶époque, que j’oubliais Loti. Loti est un notable écrivain protestant qui répond à ce même signalement. Et précisément il y aurait lieu à une manière ◀de▶ Loti vu ◀de▶ Genève. Loti appartient à ce pays ◀de▶ Saintonge, qui, si ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶unité française n’avait été irrésistible, avait ce qu’il fallait pour devenir une manière ◀de▶ Genève maritime, ◀de▶ Hollande atlantique : ◀le▶ maire Guiton, ◀le▶ héros, avec Rohan, ◀de▶ ◀la▶ résistance protestante contre ◀le▶ Cardinal, était corsaire ◀de▶ son métier. N’oublions pas que depuis ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶Invincible Armada ◀la▶ mer devient aux trois quarts protestante — et ◀l’▶est restée (◀la▶ révocation fit quitter, selon Vauban, ◀les▶ vaisseaux du roi à neuf-mille marins). Loti est un protestant français ◀de▶ ◀la▶ vieille souche maritime. Évidemment, cela n’en fait pas un Genevois, au contraire ! Mais n’oublions pas que toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Loti est faite du morcellement et ◀de▶ ◀l’▶adaptation ◀d’▶un livre unique, son journal intime — que Loti est un journal intime, comme Gide — que ◀le▶ journal intime, ◀la▶ littérature intime sont un produit autochtone ◀de▶ ◀la▶ terre protestante et ◀de▶ ◀l’▶esprit protestant.
Ces intéressantes remarques, où ◀l’▶on retrouve ◀le▶ goût ◀de▶ ◀l’▶analogie historico-littéraire qui caractérise ◀la▶ critique ◀de▶ M. Albert Thibaudet, nous ont fait penser qu’il existe bel et bien un Loti vu ◀de▶ Genève, non pas sous ◀la▶ forme ◀d’▶un ouvrage complet, mais ◀d’▶un essai très fouillé et profond ◀de▶ Gaston Frommel, dans ses Études littéraires et morales. Nous sommes certains ◀d’▶intéresser ◀les▶ lecteurs ◀de▶ cette revue en citant ici quelques passages ◀de▶ ◀l’▶étude ◀de▶ Frommel.
Nous assistons, chez Pierre Loti, à ce spectacle étrange ◀d’▶une vie toute pleine ◀de▶ nobles penchants et ◀d’▶affections élevées, tandis que déjà ◀la▶ conscience éteinte ne ◀la▶ dirige plus et qu’elle flotte au hasard, sans but et sans attaches, cherchant uniquement à se satisfaire dans ◀la▶ jouissance présente. ◀La▶ structure même ◀de▶ ses romans est un indice révélateur, car quoi qu’on dise ◀de▶ ◀la▶ différence entre ◀la▶ vie et ◀le▶ roman, ◀la▶ composition ◀de▶ celui-ci dépend toujours ◀de▶ ◀la▶ manière ◀de▶ concevoir celle-là. Tant que ◀la▶ vie était considérée comme ◀le▶ lieu où s’exerçait ◀la▶ volonté, où se formait ◀le▶ caractère, ◀les▶ livres étaient conduits, ils avaient une unité, un terme auquel ils arrivaient ; ◀la▶ vie n’est plus aujourd’hui qu’une suite ◀d’▶événements qui se succèdent, et ◀les▶ livres sont fragmentaires, ils se composent ◀d’▶une série ◀de▶ tableaux parallèles. ◀Les▶ parties n’en sont plus dérivées ◀les▶ unes des autres, mais elles s’étalent à la fois toutes ensemble.
Dès ◀l’▶année 1886, où il publiait son essai, Frommel donnait ainsi ◀le▶ diagnostic du roman moderne ; ne serait-il pas frappant, en effet, ◀d’▶appliquer ses dernières lignes à des œuvres récentes comme ◀les▶ Faux-monnayeurs ◀de▶ Gide, ou Contrepoint ◀d’▶Aldous Huxley. Combien actuelles aussi ces remarques sur ◀le▶ déclin ◀de▶ ◀la▶ personnalité, ◀la▶ profondeur des sentiments et leur tristesse, que Frommel exprime au sujet de Mon Frère Yves.
Il semble, en effet, que ◀les▶ âmes du xixe siècle soient plus profondes et plus voilées, plus inquiètes qu’elles ne ◀le▶ furent jamais. Serait-ce ◀la▶ civilisation toute seule qui ◀les▶ aurait travaillées à ce point et ◀les▶ aurait ainsi fouillées ? Je ne sais ; ◀l’▶âme humaine, je pense, depuis qu’elle existe, n’a pas changé ◀de▶ nature, et, si elle paraissait autrefois plus simple, c’est qu’elle était peut-être plus chaste. Au temps où ◀le▶ domaine intérieur du recueillement et ◀de▶ ◀l’▶adoration lui demeurait ouvert, ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ vie intime n’étaient pas révélés parce qu’on ◀les▶ cachait en Dieu et qu’une sainte pudeur en dérobait ◀l’▶accès. ◀L’▶existence apparente était plus calme parce qu’elle n’était qu’une partie ◀de▶ ◀l’▶existence et qu’on cachait ◀la▶ meilleure ; ◀les▶ désespérances dont notre époque est prodigue, ne s’étalaient point au grand jour, il y avait pour elles une autre issue : ◀la▶ prière en portait ◀l’▶expression, loin des oreilles des hommes, jusqu’au trône ◀de▶ Dieu. Il n’en est plus ainsi maintenant ; ◀l’▶âme est restée semblable, mais on lui a retranché ◀le▶ ciel ; ◀les▶ mêmes aspirations demeurent, qui faisaient tressaillir nos ancêtres, mais leur légitime objet a été enlevé ; ◀les▶ souffrances sont encore là, mais non plus ◀les▶ espérances ◀de▶ ◀la▶ religion, et ◀l’▶âme, qui montait autrefois, est retombée sur ◀la▶ terre et ◀l’▶anime ◀de▶ tout ◀l’▶effort qu’elle portait sur ◀les▶ choses invisibles. ◀La▶ vie, désormais sans au-delà, sans relation avec ◀l’▶infini, se trouble et se complique ; ◀le▶ sentiment contredit à ◀la▶ pensée, ◀la▶ pensée contredit au sentiment, et, dans leur tumulte intérieur, ◀les▶ forces vives ◀de▶ ◀l’▶être ont déchiré leur enveloppe, ◀les▶ âmes se sont ouvertes à tous ◀les▶ regards, ◀les▶ cœurs se sont révélés et leur souffrance s’est écrite dans ◀les▶ pages innombrables ◀de▶ notre littérature. ◀L’▶ouverture s’est faite, mais non du bon côté ; ◀l’▶âme, que tourmente un suprême besoin ◀d’▶épanchement, s’est déversée, mais elle a mal choisi son confident : elle ne trouve aucune paix dans une intimité purement humaine :
Il nous manque une étude sur ◀les▶ critiques protestants du xixe siècle. ◀L’▶on serait surpris ◀de▶ constater à ce sujet que ◀les▶ jugements ◀d’▶un Vinet sur ◀le▶ romantisme, ceux ◀d’▶un Frommel sur ◀les▶ écrivains qu’il appelle « positivistes » restent à peu près ◀les▶ seuls valables, à nos yeux, qui aient été émis en leur temps. ◀La▶ critique ◀la▶ plus moderne ◀les▶ confirme et ◀les▶ répète bien souvent sans ◀les▶ connaître. Et « ◀le▶ point de vue ◀de▶ Genève » — c’est-à-dire protestant — nous paraît avoir doué ceux qui ◀le▶ professèrent (en dépit de certain défaut ◀de▶ sympathie avec leurs sujets) ◀d’▶une perspicacité prophétique.