Les▶ Éléments ◀de▶ ◀la▶ grandeur humaine, par Rudolf Kassner (octobre 1931)a
Si ◀l’▶existence — ◀le▶ degré ◀d’▶être — se mesure au pouvoir ◀d’▶incarner sa vérité, ◀le▶ mal du siècle c’est ◀l’▶impuissance. ◀La▶ proie ◀de▶ désirs divergents qui prennent rarement assez ◀de▶ violence pour nous déchirer jusqu’au salut, et dont ◀la▶ composante réelle tend vers zéro, c’est ◀d’▶une philosophie ◀de▶ ◀l’▶existence personnelle qu’avant tout nous avons besoin. Kierkegaard nous en propose ◀le▶ type ◀le▶ plus efficace. Et c’est ainsi par une nécessité organique — nous sommes nécessiteux — que son œuvre entre en action parmi ◀les▶ forces spirituelles qui orientent ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui. ◀La▶ France ne ◀l’▶ignorera plus longtemps. Quant à ◀l’▶Allemagne, elle s’est depuis plusieurs années déjà pénétrée ◀de▶ cette philosophie, ainsi qu’en témoigne ◀l’▶accueil fait à ◀la▶ pensée ◀d’▶un Karl Barth, génial disciple du Danois, et dont il est grand temps qu’on nous traduise quelques essais théologiques. ◀L’▶œuvre ◀de▶ Rudolf Kassner, ◀de▶ moindre envergure — à cause de sa rareté et ◀de▶ son aristocratisme essentiel — mais non ◀de▶ moindre profondeur, manifeste elle aussi ◀l’▶emprise ◀de▶ ◀l’▶« Existenzphilosophie » et son extrême conséquence.
Dans ◀la▶ mesure même où Kassner se montre disciple ◀de▶ Kierkegaard, sa pensée paraît réfractaire à toute description, car elle opère sur des mythes concrets plutôt que sur des formules explicites. Même dans son essai ◀le▶ plus discursif, relativement, celui qui donne son titre au recueil, ◀les▶ mots-clés : mesure, forme, grandeur, ne sont guère définis que par leurs rapports mutuels et tirent ◀de▶ cette interdépendance leur valeur originale. Kassner reprend un des thèmes essentiels du préromantisme allemand, ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶antique et du moderne, non du point de vue littéraire comme on ◀le▶ fit en France, mais du point de vue des valeurs vitales (problème que notre xviie siècle se devait ◀de▶ ne pas poser).
◀L’▶homme antique peut atteindre ◀la▶ grandeur parce qu’il possède ◀la▶ mesure au sein d’un tout fini : famille, dieux, nature. Il ne se recherche pas soi-même, il vise à ◀la▶ plénitude élémentaire, définie par ◀la▶ loi, par son astre. ◀L’▶homme chrétien au contraire, ◀l’▶homme qui doit être surpassé, vit dans ◀la▶ démesure, et lorsqu’il « veut prendre mesure ◀de▶ lui-même, il se sent aussitôt incomplet et coupable. Il est donc possible ◀de▶ dire que ◀le▶ péché est ◀la▶ mesure du démesuré, et que pour ◀le▶ chrétien il n’est pas ◀d’▶autre grandeur ». Ainsi ◀le▶ chrétien existe en tant que ◀le▶ péché crée une tension entre lui et Dieu. Mais ◀le▶ péché ne devient réalité que pour ◀le▶ converti ; c’est donc ◀la▶ conversion qui figure ◀l’▶acte par excellence du chrétien, hors duquel il n’est pour lui ni mesure, ni grandeur, ni forme, mais seulement chimères et incohérence. Que ◀l’▶on considère en effet ◀l’▶homme moderne, ◀l’▶homme sans mesure naturelle : s’il ne retrouve pas ◀de▶ loi interne et ◀de▶ tension par ◀le▶ péché, il n’est plus qu’un être sans destinée, un « indiscret ». « Sa substance interne est crevassée et divisée. Son œuvre souvent pleine ◀de▶ charme mais sans forme et sans but, peut bien nous stimuler, mais ne nous détermine jamais. Cet homme indiscret est distrait, et sa distraction vient de ◀l’▶intérieur. Il ne peut jamais sortir ◀de▶ son moi sans trahison et chaque manifestation ◀de▶ son essence intime ressemble par quelque côté à un outrage, voire à une impudeur. »
À ◀l’▶opposition du Beau objectif et ◀de▶ ◀l’▶Intéressant sentimental qui pour Schiller et surtout pour Schlegel symbolisait celle ◀de▶ ◀l’▶antique et du moderne, Kassner répondrait aujourd’hui par ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ grandeur mesurée et ◀de▶ ◀l’▶indiscrétion journalistique. ◀La▶ férocité réfléchie qui préside à son analyse ◀de▶ ◀l’▶indiscret nous vaut une description inégalable du mal du siècle. Ici ◀le▶ mépris ne porte aucune atteinte à ◀la▶ perspicacité parce qu’il est vraiment souverain. Peut-être faut-il reconnaître à ce seul philosophe ◀le▶ privilège ◀d’▶avoir parlé sans complicité ◀de▶ ce qui nous détruit : Rudolf Kassner donne ◀la▶ sensation à peu près unique en ce temps ◀d’▶une pensée autoritaire. Entendons que pour lui, penser n’est pas se débattre dans ses contradictions personnelles, parlementarisme intérieur qui nous mène lentement à ◀l’▶impuissance. (Si Kassner exprime un tourment, c’est en tant que ◀la▶ réalité humaine, non sa pensée privée, est tourmentée.) Penser n’est pas non plus s’ingénier sur des idées et des combinaisons ◀d’▶idées mais créer ◀de▶ tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. Car il n’est point ◀de▶ vérité sans forme. Quelques pages étranges et puissantes sur ◀les▶ chimères ◀de▶ Notre-Dame illustrent ce réalisme ◀de▶ ◀la▶ forme, hors de quoi il n’est qu’indiscrétion, et qui livre ◀la▶ clef ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Kassner, comme aussi ◀de▶ son apparente obscurité1.
Il faut savoir être secret pour penser avec autorité. Il faut savoir taire ce qui permettrait aux indiscrets ◀de▶ comprendre intellectuellement sans « réaliser ». Il faut que ◀les▶ pensées créées ne soient concevables qu’en elles-mêmes et comme à ◀l’▶état sauvage, non par une explication qui ◀les▶ réduise et qui ◀les▶ domestique. Une pensée neuve ne saurait être comprise à moins ◀d’▶être recréée dans sa forme — ce dont certaine clarté dispense ◀le▶ lecteur. On pourrait dire aussi que ◀l’▶indiscret est celui qui se préoccupe ◀de▶ défendre plutôt que ◀d’▶illustrer. Ainsi selon Kierkegaard, le premier homme qui s’avisa ◀de▶ défendre ◀la▶ religion mériterait-il ◀d’▶être appelé Judas numéro deux. Car il ne s’agit pas ◀de▶ professer une chose mais ◀d’▶être ◀la▶ chose. ◀Le▶ rare, c’est que chez Kassner comme chez Kierkegaard, cette présence s’accommode ◀d’▶une ironie qui chez d’autres serait plutôt ◀le▶ fait du détachement. Une ironie à ◀l’▶intérieur des choses, qui ◀les▶ fouille et ◀les▶ purifie, une ironie née ◀de▶ ◀la▶ rigueur et non du scepticisme2. ◀Le▶ dialogue ◀de▶ Laurence Sterne et du recteur Krooks sur Judas et ◀la▶ Parole est à cet égard ◀d’▶une saveur particulièrement riche et complexe. (« … ◀les▶ bavards ne tirent pas ◀d’▶eux-mêmes toutes ◀les▶ paroles qu’ils profèrent ; ils ◀les▶ reçoivent des prophètes ; s’il n’y avait pas ◀de▶ prophètes, ◀les▶ bavards seraient peut-être des créatures très silencieuses, comme ◀les▶ belettes ou ◀les▶ étoiles filantes. »)
Mais plus encore que leur conception ◀de▶ ◀l’▶« existence » et que leur ironie, ce qui rapproche Kassner et son maître c’est leur vision tragique du péché. ◀Le▶ Lépreux, journal apocryphe ◀de▶ ◀l’▶empereur Alexandre Ier de Russie, n’est qu’une suite ◀de▶ méditations sur ◀le▶ thème du tout-ou-rien moral qui caractérise Kierkegaard. ◀L’▶on y trouvera moins ◀de▶ paradoxe et plus ◀de▶ délectation peut-être, une acuité lente ◀de▶ ◀la▶ réflexion, un alliage précieux ◀de▶ hauteur, ◀de▶ rigueur et ◀de▶ pitié humaine, une retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle ◀l’▶humour, et parfois tourne en sournoise malice.
On ne peut dire précisément ◀de▶ Kassner qu’il réfute ses adversaires — Freud en particulier, dans Christ et ◀l’▶âme du monde — mais bien plutôt qu’à force ◀d’▶approfondir leur domaine propre, il ◀les▶ mine et ◀les▶ ruine intérieurement ; ou encore ◀les▶ dissout dans une réalité plus absolue. Telle est ◀la▶ forme des dialogues où culmine son art. ◀De▶ ces dialogues, où chaque interlocuteur, tour à tour, atteint à ◀l’▶expression ◀la▶ plus virulente ◀de▶ sa vérité — si bien que ◀la▶ conclusion ne peut être qu’implicite et fonction ◀d’▶une hiérarchie ◀de▶ valeurs, non ◀de▶ ◀la▶ seule exactitude des pensées —, nous connaissons ◀le▶ modèle immortel, ◀le▶ Livre ◀de▶ Job. Il serait curieux ◀d’▶en suivre ◀la▶ filiation, jusqu’au Soulier ◀de▶ Satin ◀de▶ Claudel : ce serait une sorte ◀de▶ généalogie du réalisme poétique.