Penser avec les mains (fragments) (janvier 1932)a
Nous voici donc à ce point d’▶étrangeté où ◀l’▶on oppose ◀la▶ pensée et ◀l’▶action jusque sur le plan ◀de▶ ◀l’▶éthique. Or, un homme qui professe cette distinction — essentiellement moderne — admet ainsi que d’une part notre conduite peut être aliénée au premier automatisme venu, même moral, cependant que d’autre part notre esprit débrayé, comme un psychologue nominaliste, bavarde impunément à travers ◀les▶ systèmes.
◀La▶ philosophie n’est pas seule responsable ◀d’▶un divorce que ◀la▶ nature humaine désirait ◀de▶ toute sa lâcheté. Mais ◀l’▶exemple ◀de▶ Descartes est l’un des plus mauvais qui aient été donnés au monde moderne. « Depuis Descartes, ils ont tous cru, dit Kierkegaard, que si longtemps qu’ils pussent douter, si longtemps qu’ils fussent privés du droit ◀d’▶affirmer rien ◀de▶ certain dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ connaissance, cependant ils seraient en droit ◀d’▶agir, car on s’y peut contenter ◀de▶ vraisemblance. ◀La▶ monstrueuse contradiction ! Comme s’il n’était pas bien pire ◀de▶ commettre un acte qui vous laisse dans ◀le▶ doute (et ◀l’▶on s’attire pourtant une responsabilité) que ◀de▶ simplement prétendre quelque chose. »1
Cette « monstrueuse contradiction » règne au cœur du monde moderne, et ◀la▶ « pensée » bourgeoise a réussi ce tour pendable ◀de▶ ◀la▶ faire passer pour ◀le▶ bon sens même. ◀L’▶industriel est-il « en droit ◀d’▶affirmer rien ◀de▶ certain » touchant ◀les▶ fins dernières du progrès mécanique ? Il ne s’est même pas posé la question. ◀La▶ coutume du temps est ◀de▶ s’enrichir : modeste, il s’y conforme. « … Et ◀l’▶on s’attire pourtant une responsabilité. »
Il faut bien constater que plusieurs générations2 cultivèrent ce défaut ◀d’▶exigence éthique comme ◀la▶ garantie ◀d’▶une certaine douceur ◀de▶ vivre. Penser devint ◀l’▶art ◀de▶ ne rien affirmer ◀de▶ décisif. Admirable invention, que ◀l’▶on pourrait baptiser ◀la▶ pensée sans douleur, et qui comblait si doucement ◀la▶ débilité morale du siècle ! Elle en figura tout ensemble ◀le▶ « bon goût », ◀la▶ mesure, et ◀la▶ suprême astuce.
Toutefois, ◀le▶ danger ◀d’▶un écart, par ailleurs confortable, entre nos idéaux généreux et nos petites activités s’étant manifesté avec quelque insistance depuis 1914, il apparaît que ◀la▶ question peut être reprise sans trop ◀de▶ mauvais goût par une jeunesse qu’on dit outrecuidante, — qui surtout n’a pas envie ◀de▶ se faire assassiner.
Pendant que ce monde condamné tient encore debout, il serait bon ◀d’▶examiner rapidement ◀les▶ principes qui lui permirent ◀de▶ durer malgré ◀la▶ qualité médiocre des matériaux. Ces principes constituaient ◀l’▶instruction réelle, sinon concertée, ◀de▶ ◀la▶ bâtisse, et seront encore bons pour construire, si demain nous laisse construire autre chose que des bétonnages. On n’en retiendra qu’un dans ces pages, celui que ◀l’▶on voudrait nommer ◀l’▶a priori éthique.
Kierkegaard, après avoir formulé ◀la▶ « monstrueuse contradiction » moderne, conclut par un renversement soudain : « Cela ne viendrait-il pas ◀de▶ ce que ◀l’▶Éthique possède en soi une certitude ? Il existerait alors une chose au moins que ◀le▶ doute ne pourrait atteindre. » Mais qu’est-ce que ◀l’▶Éthique ? — Question non éthique, et qui manifeste seulement ◀l’▶égarement du temps. « ◀L’▶Éthique ne commence pas dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation ».
Phrase qui n’imposera ◀le▶ silence à personne, mais fera prendre ◀les▶ armes à quelques-uns. Phrase cardinale, au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère révolutionnaire — ère spirituelle — dont ◀l’▶avènement historique est dans nos mains.
On nous a menés à ce point — il n’est question ◀de▶ s’en réjouir ni ◀de▶ ◀le▶ déplorer — où ◀le▶ choix n’est plus qu’entre marxisme et christianisme3, entre vérité collective et vérité personnifiée. Ou encore, entre ◀la▶ réalisation fatale ◀d’▶une doctrine du fait et ◀la▶ réalisation héroïque ◀d’▶une doctrine ◀de▶ ◀l’▶être. Deux noms : Hegel et Kierkegaard4. Désormais, nous ◀les▶ retrouverons aux prises à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ notre activité. Ainsi, ◀le▶ plus profond antagonisme ◀de▶ ◀la▶ pensée du xixe siècle vient s’incarner dans notre génération.
Et déjà ce n’est plus qu’à notre situation géographique que nous devons ◀de▶ pouvoir trancher ◀le▶ débat sans risquer ◀le▶ poteau. ◀L’▶on s’en rend compte en écrivant ces lignes, et qu’il y a peu de mérite, pour ◀l’▶heure, à récuser une pensée qui ne menace pas encore à bout portant.
◀L’▶on résume ici ◀la▶ substance ◀de▶ quelques passages relatifs à différentes acceptions du verbe penser.
On a noté d’abord qu’une espèce humaine est en voie ◀de▶ disparaître, en partie par vice interne, en partie du fait des circonstances qui ◀la▶ molestent durement : ◀l’▶espèce bourgeois cultivé que sa culture dispense ◀de▶ penser. En vérité, ces gens-là n’ont jamais pensé. N’ont fait que ◀de▶ ◀la▶ classification avec ◀les▶ idées des autres, quand ils étaient intelligents ; et autrement, du journalisme.
On compare ensuite certains types nationaux. On remarque par exemple qu’en France, ◀l’▶admiration pour un philosophe s’exprime volontiers dans des termes ◀de▶ ce genre : « penseur ingénieux, esprit subtil ». Ce n’est guère que dans ◀les▶ feuilles ◀de▶ gauche que ◀l’▶on voit encore décerner ◀l’▶épithète ◀de▶ « puissant » à des « penseurs » comme Victor Margueritte ou Barbusse. À droite on parle plutôt ◀de▶ « rigueur », en serrant ◀les▶ dents. Mais partout, ◀l’▶élégance, même vulgaire, prime ◀l’▶efficience. ◀Le▶ penseur allemand serait plutôt du type « tiefsinnig ». Mais on remarque à ce propos qu’une certaine finesse et une certaine profondeur peuvent se situer à égale distance ◀de▶ ◀la▶ réalisation éthique, et se confondre dans ◀la▶ même insignifiance, quoique ◀de▶ signes contraires.
Poursuivant cette opposition au-delà ◀de▶ ces caractéristiques devenues banales, on tente ◀de▶ ◀la▶ ramener à celle des deux interprétations étymologiques du mot penser. Celui-ci ayant ◀la▶ même origine que peser, il est loisible ◀de▶ jouer avec ◀le▶ mot ◀de▶ ◀la▶ façon suivante : ◀le▶ Français pèse ◀le▶ pour et ◀le▶ contre ; ◀l’▶Allemand pèse sur ◀les▶ choses. ◀D’▶où ◀l’▶on conclut encore que ◀la▶ pensée figure pour ◀le▶ Français une activité ordonnatrice ; pour ◀l’▶Allemand, titanique.
On fait alors intervenir une définition ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀d’▶où découleront ◀les▶ conclusions ◀de▶ cet essai. Penser serait : créer ◀de▶ tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. — Ainsi pensèrent un Pascal, un Rimbaud, véritable honneur ◀de▶ ◀la▶ langue française. Ainsi, un Nietzsche, qui le premier substitua délibérément ◀la▶ notion ◀de▶ style à celle ◀de▶ correction, dans ◀les▶ démarches ◀de▶ ◀l’▶esprit. Et Dostoïevski, dont on peut dire qu’il pensait par péchés et remords. Ainsi pensèrent tous ceux dont ◀l’▶œuvre détermine en nous une réaction éthique, c’est-à-dire une réalisation. On veut faire voir par ces exemples qu’il ne s’agit nullement ◀d’▶« applications », comme ◀le▶ voudrait ◀le▶ vocabulaire du xixe , mais ◀d’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ pensée.
Ni moralisme, ni socialisme.
Moralisme. Il y a des gens qui disent : j’ai tel idéal ◀de▶ véracité, ◀de▶ justice, eh bien ! dès aujourd’hui je m’en vais ◀l’▶appliquer. Comment ◀le▶ pourraient-ils ? Car il faut qu’un idéal ait « pris corps » pour qu’il devienne « applicable ».
On ne crée rien ◀de▶ vivant avec ce qu’on a, mais seulement avec ce qu’on est. C’est pourquoi il n’y a ◀de▶ création possible que par ◀les▶ individus. Et ◀de▶ là vient que toute création absolue est héroïque.
Socialisme (ou marxisme). Penser en actes : ce n’est pas descendre au social, si ◀l’▶on accepte ◀l’▶héroïsme. Un siècle bourgeois comme fut le dernier, n’osait imaginer ◀de▶ « réalisation » que sociale : car il faut bien qu’on s’y mette à plusieurs, — rassurante perspective, puisqu’on sait qu’il n’existe pas ◀d’▶héroïsme collectif. ◀Le▶ héros est toujours seul. Par définition. Quant au bourgeois seul, cela ne se peut concevoir, n’a jamais existé5. ◀Le▶ bourgeois n’étant donc jamais un héros, n’entreprendra jamais ◀la▶ « réalisation » personnelle ◀d’▶une pensée. Par contre, s’il est actif, il se piquera ◀de▶ favoriser sa mise en circulation. Jeter une idée « nouvelle » dans ◀la▶ circulation — rêve du sociologue — consiste, en effet, à s’en débarrasser personnellement. ◀Les▶ meilleures intentions ne sauraient en rien voiler ◀la▶ physiologique évidence ◀d’▶une telle remarque.
Précisons : réaliser une pensée, ce n’est pas « ◀la▶ mettre à exécution » — ◀la▶ condamner à mort, autant dire, et ◀l’▶extirper ◀de▶ son être, fût-ce pour ◀l’▶introduire dans ◀l’▶Histoire. Mais c’est au contraire devenir cette idée. Et ◀le▶ théâtre ◀de▶ sa passion. Voilà qui mène plus loin que ◀l’▶activisme, — et avec plus ◀de▶ conséquence6.
C’est ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶éthique individuelle, — une affaire ◀d’▶amour, une affaire ◀de▶ ◀la▶ solitude. Une pensée et une vie sont aux prises : qu’on ◀les▶ laisse donc seules à ce débat silencieux et obscur comme ◀les▶ ruses ◀de▶ ◀la▶ volupté, à ce jeu serré ◀de▶ refus, ◀de▶ tentations, ◀d’▶oublis feints et ◀de▶ brusques retours. Il faut tout cela, et ◀les▶ mille petites souffrances ◀de▶ ◀la▶ souffrance, pour qu’une idée devienne ce mythe qui vive en nous et dans lequel nous vivions, jusqu’au point que chacun ◀de▶ nos gestes — oui, même ce signe ◀de▶ ◀la▶ main — trahisse son immanente puissance.
On voudrait dire — mais ce n’est pas si simple que cela — qu’il faut avaler ◀les▶ idées7, et qu’une idée qui ne peut être mastiquée, puis avalée, n’a pas plus ◀de▶ valeur que ces melons en carton qu’on voit aux étalages. Il y a plusieurs façons ◀d’▶avaler. Il y a même ◀l’▶oubli. Ainsi ◀de▶ ◀l’▶idée du bonheur : qu’on ◀la▶ détruise, qu’on ◀la▶ mange et qu’on ◀l’▶oublie. Ainsi ◀de▶ tant d’autres pensers, ◀d’▶un désir ou ◀d’▶un idéal : ils ne s’incarnent qu’à ce prix. Combien ◀d’▶étreintes, ◀de▶ blessures, combien ◀de▶ morts, ◀de▶ retours et ◀de▶ morts encore, jusqu’à ce que ◀l’▶esprit enfin brisé s’abandonne comme on oublie, à tel vouloir qu’il concevait, mais redoutait, et qui devient alors notre sang et nos songes.
◀Le▶ sang, ◀les▶ songes, tour à tour, nous poussent vers ◀les▶ êtres et guident notre main. Par eux s’incarne ◀la▶ pensée, et c’est là ◀l’▶héroïsme ◀de▶ ◀l’▶esprit. Car toute incarnation s’opère au prix ◀d’▶un héroïsme, ◀l’▶on veut dire : ◀d’▶une souffrance et ◀d’▶un isolement. Telle est ◀la▶ loi du monde, et il est admirable ◀de▶ ◀l’▶aimer.
Et ◀la▶ pensée n’est point soustraite à cette loi, non, ◀la▶ pensée même ◀de▶ Dieu n’y est point soustraite. Car elle s’incarne dans ◀le▶ Fils pour agoniser sur ◀la▶ ◀Croix▶, qui est ◀le▶ Signe ◀de▶ ◀la▶ condition humaine déchirée entre ◀le▶ Temps et ◀l’▶Éternité.