Le▶ silence ◀de▶ Goethe (mars 1932)d
« ◀L’▶homme, dit Goethe, ne reconnaît et n’apprécie que ce qu’il est lui-même en état ◀de▶ faire. » Telle est ◀la▶ cause du malentendu que soulèvera toujours à nouveau ◀l’▶exemple ◀de▶ cette vie. Ceux qui traitent Goethe ◀de▶ bourgeois ne prouvent rien de plus que leur propre rationalisme, sans tension ni grandeur : ils ne savent pas voir dans ◀la▶ sagesse faustienne qu’elle est surtout une défense contre ◀le▶ Démon révolté et ◀la▶ Magie latente ; et s’ils ne ◀le▶ voient pas, c’est que précisément cette défense a réussi. Par contre ils veulent bien voir ◀la▶ révolte chez ceux-là qui ◀la▶ crient, et ◀la▶ magie chez ceux qui vaticinent, ayant été moins loin que Goethe dans ◀la▶ domination des mystères. Ainsi se réclament-ils ◀de▶ Rimbaud.
Peut-être ◀la▶ confrontation du Sage et du Fou — ◀d’▶un fou qui reste notre intime tentation — permettra-t-elle, par ◀la▶ vivacité même du paradoxe, une prise de conscience plus juste et plus efficace des puissances goethéennes.
Rimbaud enfant écrit des poèmes « magiques » puis renonce à ◀la▶ magie, et se tait. Goethe, initié dans sa jeunesse, commence ◀d’▶écrire vers ce temps, mais, ◀la▶ fièvre tombée, poursuivra durant toute sa vie une « activité littéraire ». Ces deux expériences seraient antithétiques si elles étaient superposables, ce qui n’est pas même ◀le▶ cas. ◀De▶ ce point de vue littéraire, ◀la▶ confrontation serait absurde, j’en conviens. Mais notre optique n’est-elle point faussée par un état d’esprit qui voudrait que ◀l’▶on considère ces deux hommes avant tout comme des écrivains ? C’est par ◀la▶ chose écrite, par ◀la▶ lettre justement qu’ils s’opposent ◀le▶ plus. Pourtant Rimbaud ne fut jamais un écrivain, ni ne se soucia ◀de▶ ◀l’▶être. Et Goethe ne fut qu’entre autres choses un écrivain, et se soucia ◀de▶ ◀l’▶être dans ◀la▶ mesure seulement où il portait en tous ◀les▶ domaines ◀de▶ son activité une application volontaire et soutenue. Ce n’est donc pas ◀l’▶aspect littéraire ◀de▶ leur expérience qui doit conditionner notre vision. Non point qu’il soit un seul instant négligeable, s’agissant ◀de▶ deux êtres que ◀l’▶on connaît par leurs écrits d’abord. Mais, pour en tenir un juste compte, il s’agit ◀de▶ ◀le▶ subordonner au problème personnel ◀de▶ ces vies, à leur équation ◀d’▶existence, pourrait-on dire. Or c’est, chez l’un comme chez l’autre, une révolution profonde ◀de▶ ◀l’▶esprit dont procèdent à la fois ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ magie et ◀le▶ goût passionné ◀de▶ ◀l’▶effort immédiat.
Qu’un fait ◀de▶ cet ordre puisse être tenu pour crucial, je veux croire qu’on ne ◀le▶ contestera pas. Mais ce qu’on voudrait dire maintenant, ce qui ne cesse ◀de▶ provoquer dans notre esprit ◀l’▶étonnement du premier regard, c’est ◀la▶ similitude ◀de▶ forme, c’est-dire ◀la▶ similitude essentielle, hors du temps, qui paraît dans ces deux expériences, à mesure qu’on ◀les▶ abstrait ◀de▶ toute ◀la▶ littérature dont elles enveloppèrent leurs manifestations, — à quoi ◀l’▶on ne s’est point privé ◀d’▶ajouter quelques tomes depuis. Il convient ◀de▶ marquer toutefois qu’une pareille assimilation eût exaspéré Goethe autant que Rimbaud, mais, croyons-nous, dans leur habitus individuel bien plus que dans leur commune grandeur. Seule ◀la▶ croyance en une analogie universelle des réactions profondes ◀de▶ ◀l’▶âme devant son destin m’autorise à cette confrontation et me persuade ◀de▶ son intérêt humain. Et si tout cela reste absurde aux yeux de ceux pour qui seule compte certaine « originalité » dans ◀l’▶ordre — au mieux — esthétique, je ne m’en étonnerai point. Il s’agit simplement, ici, ◀de▶ rendre plus concrète, grâce au recoupement ◀de▶ deux vies qui ◀l’▶ont réalisée selon des voies totalement divergentes, une attitude humaine qui me paraît commune.
Que Goethe ait pratiqué « ◀le▶ devis des choses grandes et secrètes » comme parle Jérôme Cardan, ◀l’▶on en trouve dans toutes ses œuvres assez ◀de▶ signes irrévocables pour n’avoir plus besoin ◀de▶ solliciter ◀les▶ biographes. On a souvent rappelé ◀l’▶amitié du jeune bourgeois ◀de▶ Francfort et ◀de▶ ◀la▶ sage et très fervente Mlle de Klettenberg. Mais bien plus que dans une spiritualité facilement épurée, ◀le▶ mysticisme ◀de▶ celui qui, tout enfant, édifiait un autel à ◀la▶ Nature, trouvait son aliment dans une méditation, renouvelée des rose-croix, et qui ◀le▶ porta même à quelques essais ◀d’▶alchimie. Coquetteries, a-t-on dit, — mais il n’est point ◀de▶ sentiments intermédiaires qui ne conduisent réellement vers une plénitude, pour un esprit comme celui ◀de▶ Goethe. « On a peur que son feu ne ◀le▶ consume », écrit un ◀de▶ ses amis, vers ce temps. « Goethe vit sur un perpétuel pied ◀de▶ guerre et ◀de▶ révolte psychique ». Et lui-même gémit, avec une sombre joie : « Sort misérable, qui ne me permet rien que ◀d’▶extrême ».
Jacob Boehme, Paracelse, Swedenborg, lectures ◀de▶ son adolescence, figurent bel et bien dans son évolution une ◀de▶ ces crises où ◀l’▶être spirituel découvre sa forme véritable. Et si, comme chez Goethe, c’est une forme mystique, celle du terrible « Meurs et deviens ! », et s’il ◀l’▶assume en connaissance de cause, — c’est un événement qui ne peut normalement se traduire que par une qualité nouvelle ◀de▶ silence. Encore faut-il que ◀le▶ destin favorise concrètement cette assomption intérieure. Par quel « hasard » ◀l’▶a-t-il provoquée chez Goethe ?
Il est un fait ◀de▶ sa jeunesse dont on ne saurait exagérer ◀l’▶importance à la fois historique et symbolique : les premiers contacts ◀de▶ Goethe avec ◀le▶ mysticisme précédèrent ◀de▶ très peu une grave maladie, dont il ne fut sauvé que par ◀l’▶intervention ◀d’▶un médecin « alchimiste ». Retenons ceci : au seuil ◀de▶ ◀l’▶initiation, chez Goethe, il n’y a pas une révolte, il y a un péril conjuré. C’est contre ce qu’il nommera désormais son Daimon, contre « ◀l’▶oppression despotique des éléments inquiétants qui gouvernent trop puissamment dans son âme » qu’il appelle ◀les▶ arts ◀d’▶une magie maîtrisée, c’est-à-dire incarnée. ◀La▶ question se pose pour lui, dès ◀l’▶abord, en termes matériels, urgents et contraignants. ◀De▶ là ◀le▶ sérieux avec lequel il accepte ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀l’▶initiation : et d’abord ◀la▶ plus difficile, ◀le▶ silence. Ainsi, les premières séductions du dépaysement spirituel, ◀de▶ ◀la▶ connaissance ésotérique dans ce qu’elle peut avoir ◀de▶ purement « étrange » ont à peine enfiévré ◀le▶ jeune Goethe, que déjà ◀la▶ faiblesse du corps ◀le▶ ramène à ◀l’▶aspect concret ◀de▶ notre condition. Et c’est seulement en passant par une application matérielle que ◀la▶ magie, se reniant en tant que spéculation extra-terrestre, peut s’intégrer dans ◀l’▶équilibre humain. Incident décisif qui figure en raccourci tout ◀le▶ drame dialectique ◀de▶ sa vie.
Mais cette maladie, et ◀la▶ convalescence, ont éveillé dans son esprit les premières tentations créatrices. À ◀l’▶origine ◀de▶ son œuvre, voici donc ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ magie domptée ; conçue sous ◀de▶ tels auspices, c’est tout naturellement que ◀la▶ littérature prendra plus tard chez Goethe ◀l’▶allure ◀d’▶une discipline ◀de▶ ◀l’▶âme. Un exercice, une activité organique à objectifs limités et concrètement conditionnée, nullement spéculative. Un instrument et un style.
Dès ce moment ◀le▶ choix ◀de▶ Goethe a trouvé sa forme. Il lui faudra maintenant ◀le▶ renouveler perpétuellement durant toute sa vie. Et comprendre, éprouver jusqu’à ◀la▶ souffrance — qui est ◀la▶ « substance » — à quel point ◀le▶ renoncement à ◀la▶ magie spéculative n’est, en fait, qu’un accomplissement, ◀le▶ plus difficile et ◀le▶ seul humainement fécond. Car un tel silence n’est pas absence ◀de▶ mots. C’est encore chez Goethe une activité réelle, et même à double effet. Qu’y a-t-il de plus agissant, dans une œuvre marquée du signe ◀de▶ ◀la▶ maturité, que cette présence rayonnante dont on devine chaque phrase sous-tendue. Mais rien ne ◀la▶ trahirait mieux que ◀la▶ retenue même ◀de▶ ◀l’▶expression. C’est pourquoi je ◀l’▶éprouve plus vivement dans certains passages des Affinités électives, ◀d’▶une apparente platitude, mais translucide, que dans ◀le▶ Conte du Serpent Vert, trop visiblement ésotérique. Équilibre si périlleux que ◀la▶ longue patience géniale ne parviendrait pas seule à ◀le▶ sauvegarder. Il y faudra ◀le▶ dressage ◀de▶ ◀la▶ souffrance. ◀L’▶excès verbal ◀de▶ Werther couvre d’abord ◀la▶ voix intérieure, ◀la▶ renie même bruyamment. C’est là ◀le▶ fait ◀d’▶une âme qui se refuse encore à ◀la▶ souffrance et ◀la▶ crie sur ◀la▶ place. Un peu plus ◀de▶ souffrance, plus intimement ancrée, et voici l’autre danger : ◀la▶ délectation ascétique, ◀l’▶obscurité glaciale des Mystères. Un peu plus ◀d’▶humilité, c’est-à-dire ◀le▶ réel désir ◀d’▶être « utile », et c’est ◀le▶ juste point : ◀les▶ Affinités. D’ailleurs, ◀l’▶alternance des trois états, visible tout au long ◀de▶ ◀l’▶œuvre, prouve que ◀la▶ question se pose sans cesse à nouveau et que sous ◀l’▶apparence de plus en plus sereine, ◀la▶ tentation revient, ◀l’▶agonie se poursuit. Seulement ◀l’▶effort ◀d’▶équilibre crée des énergies nouvelles. ◀Le▶ silence mûrit à ◀la▶ faveur du secret, et dans ◀la▶ profondeur, des conceptions s’opèrent. C’est ainsi que ◀la▶ magie reniée extérieurement au profit ◀d’▶une expression « utile », renaît comme libérée intérieurement au « jour nouveau ». ◀L’▶âme parvient à cette « connaissance », à cet acte ◀de▶ fécondation spirituelle par où ◀l’▶homme pénètre dans ◀la▶ réalité mystique. Et cet acte ne peut se produire que dans ◀le▶ plus profond silence ◀de▶ ◀l’▶esprit, dans ◀la▶ région où seul accède celui qui sait préserver sa passion au sein d’une interminable patience. N’est-ce point ce tréfonds dont parle Jacob Boehme, et qui « contient ◀l’▶élément pur, mais aussi ◀l’▶être sombre dans ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀la▶ fureur ».
Cette complexe dialectique ◀de▶ ◀la▶ magie, Goethe lui-même ◀l’▶a stylisée en symboles concrets dans ◀le▶ Faust, œuvre longue comme sa vie ◀de▶ créateur exactement, et à tel point autobiographique qu’il put songer à incorporer ◀le▶ plan ◀de▶ certains actes à Vérité et Poésie. ◀Le▶ drame s’ouvre sur un réveil : ◀l’▶exercice sans frein des arts occultes laisse ◀l’▶esprit ◀de▶ Faust béant sur ◀le▶ vide : « Moi qui me suis cru plus grand que ◀le▶ Chérubin… qui pensais en créant pouvoir jouir ◀de▶ ◀la▶ vie des dieux et m’y égaler… combien je dois expier tout cela ! » Faust se reprend au seuil ◀de▶ ◀la▶ mort. Mais ◀la▶ vie ne lui sera plus qu’un profond renoncement ; même si ◀la▶ passion ◀l’▶occupe un temps, c’est ◀l’▶action, ◀la▶ Tätigkeit — ◀le▶ grand mot goethéen — qui triomphera désormais. Mais une action qui par avance désespère du seul succès qui pour Faust serait réel : ◀la▶ possession bienheureuse ◀de▶ ◀l’▶instant. Et lorsque, épuisé mais pacifié, il va quitter son corps aveugle pour d’autres formes ◀d’▶existence que ◀la▶ Nature se voit pour ainsi dire contrainte ◀d’▶assigner à ◀l’▶homme actif 8, ◀l’▶on découvre que c’est ◀la▶ magie encore qui n’a cessé ◀de▶ ◀l’▶entraver :
Könnt ich Magie von meinem Pfad entfernenDie Zaübersprüche ganz und gar verlernen,Stünd ich, Natur ! vor dir ein Mann aliein,Da wärs der Mühe wert, ein Mensch zu sein.9
C’est tout ◀le▶ drame secret ◀de▶ ◀l’▶œuvre qui s’avoue dans ce cri : chaque fois que Goethe invoque ◀la▶ catégorie sacrée ◀de▶ ◀l’▶humain, comprenons qu’il y va ◀de▶ tout.
Mais ◀les▶ anges enfin élèvent Faust au-dessus ◀de▶ cette agonie symbolique ◀de▶ toute son existence, et c’est leur chœur qui chante une dernière fois ◀la▶ loi, au moment où il reçoit ◀la▶ grâce ◀de▶ lui échapper : « Wer immer strebend sich bemüht, — Den können wir erlösen ». ◀Les▶ grandes entités symboliques ◀l’▶accueillent dans leur harmonie : c’est ◀la▶ « grande Magie » que Faust enfin rejoint dans ◀la▶ pleine possession ◀de▶ ses forces et ◀l’▶assurance du regard. ◀L’▶âme, purifiée ◀de▶ sa « vieille dépouille » par ◀l’▶effort aveuglant ◀de▶ ◀la▶ vie, pénètre dans ◀le▶ Nouveau Jour et contemple ◀l’▶Indescriptible.
Si Faust est ◀le▶ drame ◀d’▶une formidable patience sans cesse remise en question, ◀la▶ Saison en enfer est ◀le▶ drame ◀d’▶une pureté avide, et son destin se joue ◀d’▶un coup. ◀La▶ grandeur ◀de▶ Goethe est ◀d’▶avoir su vieillir, celle ◀de▶ Rimbaud ◀de▶ s’y être refusé.
Transportez ◀la▶ dialectique faustienne dans ◀la▶ vie ◀d’▶un être jeune et libre encore ◀de▶ toute contrainte sociale, culturelle, voire physiologique ; ◀le▶ dessin se simplifiera jusqu’au schème unique, ◀le▶ rythme se précipitera jusqu’à ◀l’▶explosion, ◀l’▶histoire se purifiera jusqu’au mythe. ◀La▶ donnée initiale est bien ◀la▶ même : c’est ◀l’▶attrait ◀d’▶une vision qui transcende ◀la▶ vie médiocre. Rimbaud s’y lance avec ◀l’▶emportement ◀d’▶une révolte qui traduit d’abord un excès féroce ◀de▶ vitalité plutôt qu’une souffrance matérielle, — et va ◀d’▶un mouvement rigoureusement logique jusqu’au système ◀de▶ sa folie. Mais ◀l’▶irruption ◀de▶ cette « magie » est si violente qu’elle a certainement angoissé ◀l’▶enfant : n’est-ce point pour se défendre qu’il parle si fort, qu’il vante ses pouvoirs avec une étrange exagération ? Et voici que ◀l’▶hallucination ◀le▶ gagne et ◀le▶ submerge. « Je devins un opéra fabuleux. » Il a brûlé ◀les▶ étapes ◀de▶ ◀l’▶initiation. Mais on ne déchaîne pas ◀de▶ telles puissances impunément. « Ma santé fut menacée. ◀La▶ terreur venait… J’étais mûr pour ◀le▶ trépas… » Alors paraît ◀le▶ doute, entraînant ◀la▶ conscience. « Je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à ◀l’▶Occident. » ◀L’▶Occident, c’est ◀l’▶Esprit incarné. ◀L’▶incarnation entraîne des « conditions ». C’est ◀la▶ vision du travail humain, inexorable et dégoûtant, mais comment échapper ? ◀L’▶hallucination est tombée, faisant place à une stupeur désolée. « Je ne sais plus parler. » ◀Le▶ renoncement dès lors est fatal. « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé ◀de▶ toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et ◀la▶ réalité rugueuse à étreindre. » C’est ◀le▶ cri même ◀de▶ Faust. « Il faut être absolument moderne. » Travailler. Se donner à l’instant, à cette heure « au moins très sévère ». Gagner 40 000 francs. Mourir obsédé par ce travail.
Ainsi cette vie est bien ◀d’▶un seul tenant ; une seule et unique expérience ◀la▶ remplit : ◀l’▶envahissement ◀de▶ ◀la▶ magie aboutissant au renoncement et à ◀l’▶action. Le second Rimbaud est vraiment ◀le▶ même que le premier, dans une phase plus « réalisée ». ◀L’▶homme moderne est peu fait pour comprendre cela, de même qu’il est peu fait pour ◀la▶ grandeur et ◀la▶ pureté, et pour des paroles comme « Si ton œil te fait tomber dans ◀le▶ péché, arrache-◀le▶ et jette-◀le▶ loin de toi ». Mais Rimbaud est ◀d’▶une autre trempe : il a déjà prouvé en écrivant ◀les▶ Illuminations qu’il peut renoncer violemment à tout un monde faux pour en créer un autre. Sa vie en Afrique est un second renoncement. Nous aurions combiné tout cela avec ◀de▶ ◀la▶ littérature. Car il n’est pas donné à beaucoup ◀d’▶hommes ◀de▶ devenir un mythe à force de pureté dans ◀la▶ réalisation ◀de▶ leur destin.
Rimbaud est notre mythe occidental : mythe faustien. Il a vécu tragiquement ◀la▶ tentation orientale, ◀l’▶a condamnée, ◀l’▶a dépassée, acceptant comme Goethe ◀les▶ conditions réelles et données ◀de▶ son effort particulier. Ce renoncement à un Orient ◀de▶ mythe, c’est cela même qui constitue ◀l’▶Occident spirituel. C’est ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ magie qui fonde notre éthique, et ce dilemme est peut-être ◀le▶ plus important qui se pose à ◀l’▶esprit occidental, dès qu’il atteint ◀les▶ régions ◀de▶ haute tension où ◀la▶ seule « orientation » qu’il adopte suffit à déterminer une suite ◀d’▶actes. Dilemme, en son fond, religieux. C’est une forme dialectique, « agonique », ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶âme, une forme cruciale, c’est-à-dire une ◀de▶ ces contradictions essentielles, en signe de croix, qui sont ◀la▶ marque même ◀de▶ ◀la▶ réalité dans une conscience occidentale. Supprimez l’un des termes, et ◀la▶ vie se détend, ◀le▶ tragique s’évanouit. Que ce mythe dialectique soit profondément constitutif ◀de▶ notre être, ◀l’▶extension et ◀la▶ diversité ◀de▶ ses aspects ◀le▶ prouvent. C’est ◀l’▶opposition du savoir et du pouvoir, ◀de▶ ◀la▶ connaissance et ◀de▶ ◀la▶ souffrance, ◀de▶ ◀la▶ spéculation et ◀de▶ ◀l’▶existence, ◀de▶ ◀l’▶au-delà mystique et ◀de▶ ◀l’▶immédiat éthique. Et quels sont ◀les▶ plus grands Occidentaux ? Ceux qui ont incarné ◀le▶ choix ◀le▶ plus audacieux.
Pascal choisit une fois pour toutes, dans une crise lucide, au sein d’un vertige total. Rimbaud choisit dans une crise instinctive qui ressemble à ◀la▶ chute soudaine ◀de▶ ◀l’▶ivresse devant ◀le▶ mortel danger qui se lève à un pas. Tous deux réalisent ◀le▶ renoncement, le deuxième temps ◀de▶ cette dialectique, dans un mouvement que sa violence rend unique : c’est qu’ils reviennent tous deux ◀de▶ loin, ◀d’▶un long abandon à ◀l’▶erreur. Goethe n’a pas connu ◀de▶ tels déchirements. Et c’est lui qui méritera ◀la▶ phrase ◀de▶ ◀la▶ Saison : « Pas ◀de▶ partis ◀de▶ salut violents. » Dès les premiers instants ◀de▶ son accession au monde spirituel, il s’est mis en état ◀de▶ défense et ◀de▶ lenteur. Il avance ainsi pas à pas, ◀l’▶âme tendue dans une puissante circonspection, pendant soixante ans, sans jamais s’abandonner aux bienheureuses violences ◀de▶ ◀l’▶orage, au repos ◀de▶ ◀la▶ démesure. On rit ◀de▶ ses allures compassées, des solennelles banalités dont il gratifie ◀le▶ pauvre Eckermann. Je ne puis voir dans ces façons que ◀la▶ distraction souveraine ◀d’▶une âme tout occupée à dompter ses dieux. Une haute menace, invisible à tout autre, ◀l’▶accompagne sans trêve, et c’est ◀d’▶elle qu’il tire ses forces, toujours renouvelées. Mais il y faut une prudence peu commune, et même tellement soutenue qu’elle informe peu à peu une sorte ◀d’▶instinct, libérant ◀l’▶attention consciente. C’est ainsi que ◀le▶ voyant audacieux qui écrivit ◀les▶ chœurs mystiques du Second Faust peut aussi faire figure ◀de▶ sage officiel parmi ◀les▶ philistins. ◀Le▶ somnambule est désormais protégé par une cotte ◀d’▶invisible silence. Vous pouvez lui parler sans ◀le▶ troubler : ◀les▶ mots n’atteignent plus son rêve profond. Et ◀le▶ cérémonieux silence du ministre renouvelle ◀le▶ vieux mythe germanique ◀de▶ ◀la▶ « Tarnkappe », du manteau qui rend invisible.
Cette similitude ◀de▶ forme dans ◀le▶ cours ◀de▶ ◀la▶ magie chez Goethe et chez Rimbaud, et d’autre part ◀le▶ contraste absolu des rythmes, vont se traduire dans ◀la▶ similitude des conclusions éthiques et dans ◀la▶ divergence des réalisations littéraires.
« Bon esprit, prends garde ! Pas ◀de▶ partis ◀de▶ salut violents. Exerce-toi ». Objurgation que ◀l’▶on croirait tirée ◀de▶ quelque journal intime du Goethe des années ascétiques, à Weimar avant ◀l’▶Italie. Et ◀le▶ passage fameux ◀de▶ ◀la▶ Saison : « moi qui me suis dit mage ou ange… » rappelle étrangement ces vers du Premier Faust que ◀l’▶on citait plus haut : « Moi qui me suis cru plus grand que ◀le▶ Chérubin. »
« Point ◀de▶ cantiques : tenir ◀le▶ pas gagné… ◀la▶ réalité rugueuse à étreindre ». Certes, ◀les▶ sentences du vieil Olympien ◀de▶ ◀la▶ légende ont peu de consonance avec un tel pathétique, mais quel écho n’eût-il pas éveillé dans ◀l’▶âme du jeune ministre ◀de▶ 32 ans, adonné vers ce temps au plus dur effort ◀d’▶organisation ◀de▶ son silence intérieur. Période ◀de▶ repliement et ◀de▶ refus, si douloureuse que ◀le▶ signe en devient visible sur ses traits. Je ne me lasse pas ◀de▶ méditer ce visage dont Klauer modela ◀l’▶effigie passionnément triste et dominatrice. Large bouche aux lèvres serrées, ◀l’▶inférieure creusée comme ◀d’▶un sanglot retenu, et relâchée aux commissures, — tristesse et volupté. Mais ◀le▶ front ◀d’▶une plénitude royale s’avance fortement contre ◀la▶ lumière, et ◀les▶ yeux, entre cette bouche et ce front, disent ◀d’▶un sobre et méditant regard ◀le▶ mot suprême ◀de▶ ◀la▶ Saison, ce cri sourd du plus lucide héroïsme : « Et allons ! »
Goethe seul est allé jusqu’à ◀la▶ délivrance consciente. Il y a dans tout désespoir à la fois ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀la▶ catastrophe et ◀la▶ secrète, ◀l’▶inavouable joie ◀de▶ ◀la▶ libération. Impossible ◀d’▶isoler ces deux composantes dans ◀l’▶aventure rimbaldienne. Mais chez Goethe, c’est ◀la▶ longueur du temps qui ◀les▶ dénoncera. Et cette fameuse sérénité ◀de▶ sa vieillesse, ce n’est rien ◀d’▶autre, peut-être, que ◀le▶ triomphe ◀de▶ ◀l’▶élément libérateur du désespoir. ◀La▶ longue peine ◀de▶ celui « qui toujours s’est efforcé » a purifié ◀le▶ corps, et ◀l’▶âme est prête à recevoir « ◀l’▶amour ◀d’▶en haut ». Car telle est ◀le▶ yoga occidental, dont le Second Faust restera comme ◀le▶ livre sacré.
Que cette discipline libératrice comporte pour Rimbaud ◀le▶ silence, alors qu’elle propose à Goethe, comme un exercice ◀de▶ choix, ◀l’▶écriture, — cela n’a rien que ◀de▶ logique, et résulte ◀de▶ ◀la▶ définition même ◀d’▶un tel yoga. Tout savoir doit être confirmé par un faire, qui ◀le▶ tait et ◀l’▶exprime à la fois. ◀Le▶ « faire » ◀de▶ Rimbaud ne peut être ◀la▶ littérature, puisque écrire signifie pour lui révéler, parler, crier, miraculer ◀le▶ réel. Au contraire ◀l’▶on peut considérer sans paradoxe que ◀la▶ littérature ◀de▶ Goethe est un des moyens ◀de▶ silence dont il dispose. Ni plus ni moins que ◀l’▶étude des sciences naturelles, ◀la▶ régie ◀d’▶un théâtre ou ◀l’▶administration du Grand-Duché. « J’ai toujours considéré mon activité extérieure et ma production comme purement symboliques, et, au fond, il m’est assez indifférent ◀d’▶avoir fait des pots ou des assiettes »10. Si tout de même il a peiné sur ◀la▶ composition ◀d’▶Iphigénie ou des Ballades, c’est que ◀l’▶art est pour lui ◀la▶ tentation ◀la▶ plus aiguë ◀de▶ jouer avec ◀les▶ mystères, et par là même ◀l’▶occasion ◀de▶ réaliser sans cesse à nouveau ◀l’▶exigence dernière ◀de▶ ◀la▶ magie : son reniement au profit ◀de▶ ◀l’▶action. Insistons sur ce terme ◀de▶ profit, qu’on ne saurait ici taxer ◀de▶ vulgarité, puisqu’il concerne ◀les▶ fins ◀les▶ plus hautes ◀de▶ ◀l’▶existence terrestre. « Un fait ◀de▶ notre vie ne vaut pas en tant qu’il est vrai, mais en tant qu’il signifie quelque chose… Il est bien rare que ◀l’▶on soit apte à s’agréger ce qui est supérieur. C’est pourquoi ◀l’▶on fait bien, dans ◀la▶ vie ordinaire, ◀de▶ garder ces choses-là pour soi et ◀de▶ n’en découvrir que juste ce qu’il faut pour qu’elles puissent être ◀de▶ quelque avantage aux autres11… ◀L’▶homme n’est pas né pour résoudre ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶univers, mais bien pour rechercher où tend ce problème, et ensuite se maintenir entre ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶intelligible »12. ◀L’▶on découvre ici ◀la▶ source ◀de▶ ◀l’▶étrange refus ◀de▶ Goethe, dès qu’il s’agit ◀de▶ faire état des causes premières, des fins dernières, en tant que telles. ◀De▶ là ce rationalisme agressif qu’il oppose aux dévots : « S’occuper ◀d’▶idées relatives à ◀l’▶immortalité, poursuivit Goethe, cela convient aux gens du monde et surtout aux belles dames qui n’ont rien à faire. Mais un homme supérieur, qui a déjà conscience ◀d’▶être quelque chose ici-bas, et qui par conséquent doit tous ◀les▶ jours travailler, combattre, agir, laisse en paix ◀le▶ monde futur et se contente ◀d’▶être actif et utile en celui-ci »13. À quoi nous saurons opposer cette confession mémorable : « Nous ne devons proférer ◀les▶ plus hautes maximes qu’autant qu’elles sont utiles pour ◀le▶ bien du monde. ◀Les▶ autres, nous devons ◀les▶ garder pour nous ; elles seront toujours là pour diffuser leur éclat sur tout ce que nous ferons, comme ◀la▶ douce lumière ◀d’▶un soleil caché14. »
Écrire, tout en se taisant. Et ceux-là seuls entendront ce silence, qui auront su percevoir ◀l’▶accent dominateur et tendu des pages ◀les▶ plus égales et sereines du Faust.
Mais, qu’à ce tempérament démoniaque ◀l’▶on enlève ◀la▶ force plus grande encore du caractère, et voici ◀la▶ confession éruptive : ◀les▶ Illuminations naissent ◀d’▶une telle rupture. Elles sont ◀le▶ champ même15 où Rimbaud se livre à ◀l’▶expérience spirituelle, où il se livre tout entier. Et c’est là sa pureté, mais c’est aussi ce qui ◀l’▶accule en fin de compte à ◀l’▶évasion. ◀La▶ rage avec laquelle il se rabat sur ◀le▶ travail « à mains », rage ◀de▶ revanche, par son excès même est encore une évasion hors du réel. En cela il est romantique, comme tous ceux que leur violence et leur faiblesse précipitent vers des portes ◀de▶ sortie souvent illusoires, vers un « au-delà » des conditions ◀de▶ vivre. Mais notre époque voudra-t-elle encore ◀de▶ ces évasions ? Elle ◀les▶ reproche au christianisme, avec moins ◀de▶ raison d’ailleurs (puisque ◀le▶ christianisme affirme que ◀l’▶éternité est dans ◀l’▶instant : Aeternitas non est tempus sine fine, sed nunc stans). Elle veut cette vie-ci. Et tout ◀le▶ reste, qu’elle soit marxiste ou nietzschéenne, elle ◀l’▶appelle « ◀l’▶arrière-monde » et ◀le▶ rejette, en ceci plus chrétienne, plus tragique que ◀l’▶époque romantique (Nietzsche plus chrétien que son idée du christianisme). Plus goethéenne aussi.
Mais gardons-nous ◀de▶ tirer ◀de▶ ceci je ne sais quel critère ◀de▶ « jugement » qui permettrait ◀de▶ placer Goethe au-dessus ◀de▶ Rimbaud. C’est ◀la▶ pureté démesurée ◀de▶ Rimbaud qui nous juge, et ◀la▶ grandeur humaine ◀de▶ Goethe. Et qui voudrait ◀les▶ opposer ? Que signifierait un choix dont ◀l’▶opération resterait purement imaginaire et vaniteuse pour nous, tant que cette pureté et cette grandeur ne tenteront pas nos âmes jusqu’à ◀la▶ mort ? ◀L’▶homme ne peut juger que plus bas que lui. C’est-à-dire qu’il n’en a pas ◀le▶ droit. Certes, il est d’autres recours, d’autres points ◀de▶ vision qu’humains. ◀La▶ révélation chrétienne déborde notre condition, si elle ◀la▶ comble par ailleurs. Ce critère du salut, cette transcendance, en bonne dialectique autoriserait à des jugements ◀de▶ valeurs humaines. Mais il faudrait mettre en balance une longue fidélité peut-être orgueilleuse, puisque Goethe tenait ses faiblesses pour des erreurs, non pour ◀le▶ péché, et d’autre part un orgueil assumé, puis renié avec ◀la▶ même violence, — celle dont il est écrit qu’elle force ◀les▶ portes du Royaume des Cieux.
Il reste que ◀les▶ temps nous pressent de toutes parts au choix, jusque dans nos admirations, nous pressent ◀d’▶affecter toute chose, même spirituelle, ◀d’▶une sorte ◀de▶ coefficient ◀d’▶utilité. En ce jour ◀de▶ février 1932, dans ce Francfort en proie au Carnaval et à ◀l’▶angoisse, ce n’est pas moi qui pose la question : elle m’assiège. Le dernier carnaval, peut-être, pour cette bourgeoisie dont je viens ◀d’▶admirer ◀les▶ trésors patinés dans ◀la▶ haute demeure familiale des Goethe. Aujourd’hui…
Un immense glissement ◀de▶ ◀la▶ réalité hors des cadres ◀d’▶une logique statique et cartésienne nous porte en des régions nouvelles ◀de▶ ◀l’▶esprit où ◀l’▶action redevient notre seul critère ◀de▶ cohérence. C’est dire que nous demandons aux œuvres que nous aimons ◀de▶ témoigner ◀d’▶une certaine force ◀de▶ révolte. Notre premier mouvement nous porterait vers Rimbaud, nous détournant ◀de▶ Goethe. Mais prenons garde ◀de▶ tomber dans un conformisme à rebours, victimes ◀de▶ valeurs sentimentales héritées des temps révolus, prenons garde ◀de▶ nous laisser convaincre par ◀les▶ seuls éclats ◀d’▶un fanatisme à vrai dire splendide. (Qui me guérira ◀de▶ ◀la▶ honte ◀de▶ n’être pas Rimbaud ?) Plus que jamais, il faudrait s’appliquer à distinguer dans ce vertige ◀la▶ réelle puissance ◀d’▶une voix volontairement assourdie. ◀Le▶ silence ◀de▶ Goethe n’est pas moins dangereux, pour qui sait ◀l’▶entendre, que ◀l’▶imprécation ◀de▶ Rimbaud : et tous deux nous contraignent aux tâches immédiates, c’est-à-dire : à ◀l’▶actualisation ◀de▶ notre réalité. « Il faut être absolument moderne ».