Sur la▶ violence bourgeoise (15 mai 1932)b
Nous avons interrogé M. Durand-Dupont.
— Pourquoi n’êtes-vous pas révolutionnaire ?
M. Durand-Dupont ne s’est pas fait prier pour nous répondre. Il est curieux de tout ce que font « ◀les▶ jeunes ». Il a été jeune, lui aussi. Du moins il ◀l’▶affirme.
— Pourquoi je ne suis pas révolutionnaire ? nous a-t-il déclaré — Parce que je suis un honnête homme, fermement attaché aux vieux principes libéraux, ennemi de toute violence, et qui ne ferait pas de mal à une mouche.
Des millions de gens vous répondront cela. Des millions d’hommes dont vous n’avez aucune raison de suspecter ◀la▶ bonne foi, ni même ◀la▶ bonne volonté, vous serviront avec une assurance tempérée de douceur cette phrase type qui résume à leurs yeux ◀la▶ sagesse, ◀la▶ mesure, ◀le▶ bon sens de ◀l’▶humanité, — et qui renferme autant de mensonges que de propositions.
En vérité, ◀la▶ force de ◀l’▶anti-révolution ne réside pas dans ◀l’▶argumentation des philosophes chargés d’illustrer à ses propres yeux ◀la▶ bourgeoisie démocratique. Elle réside avant tout dans ◀l’▶inconscience formidable que traduit ◀la▶ réponse de M. Durand-Dupont.
M. Durand-Dupont est persuadé qu’il exprime une opinion tout à fait courante et par là même justifiée jusqu’à ◀l’▶évidence. Prenons sa phrase pour ce qu’elle est, dans sa simplicité : tout un programme. Et définissons à grands traits ◀les▶ réactions du bon sens vis-à-vis de ce programme du sens commun.
1° « Parce que je suis un honnête homme… » Et d’abord il n’y a pas d’honnêtes gens. ◀L’▶honnêteté est une vertu héroïque et qui suppose un courage exceptionnel. Si nous tenons à conserver ◀l’▶usage pratique de ◀l’▶adjectif « honnête », réservons-◀le▶ à ceux qui reconnaissent (avec ou sans dégoût) leur crapulerie naturelle (lâchetés, compromissions, égoïsmes, tolérances diverses, absence de grandeur, besoin de sécurité, etc.).
2. « … fermement attaché… » On ne peut tenir fermement qu’à quelque chose de ferme. ◀La▶ fermeté de M. Durand-Dupont étant toute verbale, ne relève donc que de ◀l’▶analyse logique, et doit être rejetée à ce titre comme impliquant une contradiction dans ◀les▶ termes. Pourquoi prétendez-vous « défendre » un idéal libéral pour lequel vous refuseriez de recevoir ◀le▶ moindre petit coup de matraque ?
3. « … aux vieux principes… ». ◀Les▶ vieux principes libéraux contre-révolutionnaires ont ◀le▶ même âge que ◀les▶ canapés Louis-Philippe. C’est trop ou trop peu.
4. « … libéraux, … ». ◀Le▶ libéralisme de ◀la▶ bourgeoisie est un mensonge. Car, dans ◀la▶ mesure où il veut être effectif, il doit accepter libéralement d’être radicalement supprimé par ◀l’▶adversaire. Si au contraire il dure, c’est qu’il s’est défendu par des moyens qui trahissent ses principes. (M. Chiappe.).
5. « … ennemi de toute violence… ». ◀L’▶ennemi de ◀la▶ violence, tel que nous ◀le▶ connaissons, est un monsieur qui soutient ◀la▶ police, chargée de réprimer violemment ceux qui n’acceptent pas de crever de faim en douceur.
Mais cette action très particulière de ◀la▶ non-violence mérite un examen plus approfondi. Elle constitue en effet ◀l’▶argument ◀le▶ plus efficace de ◀la▶ bourgeoisie conservatrice. Elle pose devant ◀la▶ conscience de « ◀l’▶honnête homme » un problème que toutes ses convictions inconscientes tendent à faire apparaître comme très grave, et théoriquement insoluble. Et ◀l’▶on sait que ◀la▶ bourgeoisie cultive ce genre de problèmes avec une prédilection à vrai dire bien compréhensible, car cela mène pratiquement à ◀l’▶acceptation des solutions officielles. M. Durand-Dupont, troublé par ◀le▶ problème de ◀la▶ violence, commence par ◀le▶ déclarer insoluble, puis se résout à laisser faire à d’autres, et par d’autres, ce qu’il ne voudrait pas faire, ni subir. C’est-à-dire qu’il se décide pour ◀la▶ police contre ◀la▶ révolution.
Non-violence, tel est ◀le▶ prétexte typique, grossier et courant, derrière lequel se réfugie ◀la▶ lâcheté bourgeoise. M. Durand-Dupont voudrait bien que nous nous engagions ici dans une apologie philosophique de ◀la▶ violence, qu’il critiquerait avec talent, au nom de ◀l’▶« humanité ». Nous avons plus simple à lui opposer.
Lorsque ◀le▶ bourgeois prétend repousser ◀la▶ révolution au nom de son dégoût de ◀la▶ violence, nous prétendons, nous, qu’il témoigne d’une inconscience monstrueuse, ou qu’il commet une cynique imposture. Car nous vivons en vérité sous un régime de violence, et tous ◀les▶ bourgeois pacifiques qui se préludent contre nous de leur « humanité », sont en réalité ◀les▶ complices de cette violence jamais avouée.
Il est faux et contraire aux faits ◀les▶ plus patents, de prétendre que ◀le▶ choix est entre non-violence et violence. ◀Le▶ seul choix qui nous reste est entre ◀la▶ violence bourgeoise et capitaliste, infiniment diverse dans ses manifestations étendues à toute ◀la▶ face du globe et décorées des noms des plus hypocrites, d’une part, — et ◀la▶ violence révolutionnaire, franchement acceptée, de l’autre.
Notre temps est celui de ◀la▶ violence, inéluctable. Climat salubre des aventures spirituelles.
Tout est devenu tellement abstrait dans une société où règnent ◀le▶ bavardage et ◀le▶ papier-monnaie que ◀les▶ réalités ◀les▶ plus sanglantes n’arrivent plus à réveiller ◀l’▶imagination des peuples. On ◀le▶ sait à Genève : tout est affaire de mots. Il n’y a pas de « guerre » en Chine, ◀l’▶ordre règne à Varsovie, et en France on ne se tue plus que par amour. (Mais à Moscou, ◀les▶ petits Russes naissent avec un couteau entre ◀les▶ dents.)
Ainsi, ◀la▶ violence bourgeoise est caractérisée par son hypocrisie, ou encore par son abstraction. Il importe qu’elle ne s’avoue jamais, qu’elle invoque toujours un prétexte élevé : maintenir ◀l’▶ordre, porter au loin ◀la▶ civilisation, sauvegarder des « valeurs » que ◀l’▶on dit être « de culture ». Il importe qu’elle ne revête jamais un aspect proprement brutal, à moins que ce ne soit à de grandes distances, et bien au-delà du cercle qui intéresse concrètement ◀le▶ bourgeois.
Cela commence dès ◀l’▶école primaire. ◀Le▶ conformisme violemment imposé aux enfants ◀les▶ prépare à subir ◀le▶ règne de ◀l’▶opinion bourgeoise, dont Léon Bloy, le premier, dénonça ◀l’▶essentielle férocité. Et ◀l’▶on sait quelle force brutalement contraignante peut acquérir ◀l’▶opinion, en Amérique par exemple. On se demande par quel sophisme un régime d’opinion put jamais être confondu avec un régime de liberté. ◀La▶ liberté d’opposition est tout à fait illusoire, même chez nous (sic). Et ceux qui seraient tentés d’en user n’aboutiraient qu’à faire apparaître ◀la▶ violence latente du régime. Il suffit d’un Léon Daudet, d’une Marthe Hanau, pour que ◀l’▶on sente toujours vigilante ◀la▶ terreur bourgeoise. Matraques et revolvers au service de ◀la▶ Propriété : des violences épisodiques de cette envergure n’auraient pas de quoi nous troubler. Mais il arrive que ◀l’▶ordre bourgeois, protecteur de ◀la▶ non-violence chère à ses tenants, manifeste sa vitalité à ◀l’▶occasion d’incidents plus graves, tels que ceux qui occupèrent ◀l’▶opinion de 1914 à 1918. Toute ◀l’▶astuce de ceux qui gouvernent consiste alors à dissimuler ◀la▶ nécessité purement économique de telles violences, à ◀les▶ attribuer à des facteurs inventés pour ◀les▶ besoins de ◀la▶ cause, et qui paraissent totalement étrangers aux buts de notre civilisation capitaliste, et même hostiles à son progrès normal. Toute ◀l’▶astuce, encore une fois, consiste à envelopper ◀la▶ violence d’assez de mensonges pour que ◀le▶ bourgeois ne se rende plus compte de sa responsabilité, de sa complicité active, et de ◀l’▶épouvantable désordre dans lequel il vit.
Contre une violence absurde, dénaturée et hypocrite, nous ne défendrons pas ◀les▶ vertus d’une illusoire non-violence : ce serait en réalité faire ◀le▶ jeu des maîtres de ◀l’▶heure. Nous proclamons une violence spirituelle absolue, dont nous sommes prêts à accepter ◀les▶ suites inéluctables, jusque dans ◀l’▶ordre matériel. Suites encore imprévisibles, mais qu’il nous appartient, dès maintenant, d’orienter.
Sans doute est-il absurde de prétendre que par là même, nous optons librement pour de sanglantes brutalités futures. Que d’autres étalent en des écrits dépourvus de puissance, un goût du sang qui ◀les▶ marque à nos yeux de décadentisme bourgeois. Nous ne prenons pas à ◀la▶ légère ◀le▶ drame de ◀la▶ Révolution. Il est des crises nécessaires1. Mais c’est à nous précisément de préparer ◀les▶ voies que ◀la▶ force nouvelle, à leur défaut, devra créer par des percées brutales et destructives.
Toutes ◀les▶ révolutions ont été sabotées. Elles ont été livrées à ◀la▶ police ou à ◀la▶ foule. Mais nous qui ◀le▶ savons, c’est à nous qu’il incombe, dès maintenant, de préparer une Révolution assez totale, pour que de telles erreurs n’y puissent trouver place. Rappelons deux principes qui furent énoncés ici même2 :
1° une Révolution est sanglante dans ◀la▶ mesure où elle est mal préparée.
2° ◀le▶ sang répandu par ◀la▶ Révolution est ◀la▶ marque de son imperfection naturelle.
◀Le▶ sang ! Et tous ◀les▶ « Mirobolants » de ◀la▶ terre pâlissent derrière leur mâchoire brutale, sans qu’on puisse distinguer (ni eux) si c’est de volupté ou de terreur. ◀La▶ peur du sang, ◀le▶ goût du sang : ce sont là deux aspects morbides d’une même maladie bourgeoise. C’est à quoi mène ◀la▶ violence larvée qui inspire ◀l’▶hypocrisie régnante. Non, ◀la▶ Révolution n’est pas ◀le▶ sang versé. Mais nous disons qu’il est plus sain d’être blessé que lentement stérilisé. Nous ne sommes pas idéalistes : ◀l’▶« imperfection naturelle » ne sera jamais supprimée dans ◀l’▶œuvre humaine3. Mais ◀la▶ santé révolutionnaire consiste à faire apparaître, fût-ce brutalement, ce que ◀l’▶« ordre » bourgeois prétend mensongèrement avoir vaincu. À force d’avoir ridiculisé et refoulé ◀l’▶idée de violence physique, ils sont empoisonnés jusque dans leurs pensées et leurs amours. Ils sont devenus méchants comme des châtiés.
Il faut que ◀la▶ violence soit saine, c’est-à-dire : d’abord spirituelle. « ◀Le▶ combat spirituel est aussi dur que ◀la▶ bataille d’hommes », écrit Rimbaud. Mais ◀le▶ bourgeois qui ne s’en doute guère confond ◀la▶ violence avec ◀la▶ brutalité physique imbécile. Et il condamne cette brutalité dans tous ◀les▶ cas où elle ne sert pas à assurer sa sécurité. Encore ne ◀l’▶utilise-t-il pas lui-même dans ces cas. En effet, ce qui lui répugne ◀le▶ plus, dans ◀la▶ brutalité physique, c’est ◀le▶ contact avec ◀le▶ réel, c’est ◀le▶ fait que celui qui donne un coup se met à portée d’une riposte. Ils préfèrent couvrir de fleurs ◀les▶ lombes des « victimes du devoir ».
Grand troupeau pitoyable et maintenant des « ennemis de ◀la▶ violence » ! On songe à cette race de moutons dont parlait Élisée Reclus, et qui sont plus néfastes que ◀les▶ plus violents cataclysmes, car là où ils passèrent et répandirent leurs excréments, ◀la▶ terre même reste stérilisée pour un grand nombre de saisons.
Mais revenons à notre interviewé. Nous allions oublier ◀les▶ derniers mots de sa déclaration. M. Durand-Dupont cherchait à nous persuader.
6. « … qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. » Peut-être est-il prudent de corriger cette exagération légère. Léon-Paul Fargue, à propos du bourgeois, disait un jour : « Il n’est pas d’une méchanceté cérastoïde. Il ne ferait pas de mal à un lion. »